6; derrière les nuages d'encre.
LA SOIREE avançait et la nuit était bien tombée. Olive avait fait tourner le joint et à présent, elle, Arnaud et Marion riaient pour rien. Mathilde commençait à dodeliner de la tête.
"J'crois que je vais rentrer, annonça-t-elle à une bande d'adolescents affalés sur le canapé."
Georgia, qui somnolait à moitié, grogna quelque chose qui ressemblait à "ok.". Marion, pas vraiment habituée à fumer, la regarda longtemps, les yeux vides. Et elle se mit à pouffer.
Mathilde semblait un peu vexée de voir que personne ne réagissait.
Mais, tristement, pas tant que ça. Elle semblait habituée.
"Je rentre avec toi, si tu veux.
- T'en fais pas, Sido, profite de la soirée."
Soirée qui était morte étant donné que j'étais la seule qui n'avait pas fumé, vu que Georgia était à présent hors-service.
"Non, t'en fais pas, je t'accompagne, c'est sur le chemin."
La nuit était calme, un peu fraîche, aussi.
"T'as passé une bonne soirée ?
- Oui, c'était bien."
J'espérais qu'elle m'en dise plus. La raison de pourquoi elle s'était isolée avec Olive, notamment.
"Tu vas rompre avec moi ?"
Merde. Verre de trop, visiblement.
Le visage de Mathilde s'arrondit de surprise.
"Bien sûr que non, pourquoi tu dis ça ?
- Olive m'a dit ça."
C'était très raccourci mais mon cerveau ramolli trouvait ça cohérent.
"C'est vrai que c'est un peu compliqué en ce moment... mais t'as des trucs importants à gérer, plus importants que moi."
Elle resserra les pans de sa veste contre son corps.
J'avais l'impression d'avoir croqué dans un gingembre : l'amertume envahissait ma gorge, me la brûlait.
"T'es importante pour moi, Mathilde...
- Sido...j'ai pas besoin que tu te justifies."
Tout sonnait comme une rupture. Et pourtant, elle me regardait avec ce sourire si elle, si Mathilde. Si bienveillante, si pure.
Et moi je ne la méritais pas.
Je pris sa main, elle me rendit mon étreinte. Sans me repousser, alors qu'elle aurait eu mille occasions de le faire. Un noeud se forma dans ma gorge.
"Ca te dit on fasse un truc ensembles, demain ?"
Mathilde avait l'air surprise. Du bon genre. Je ne proposais pas grand chose et c'était vrai que je proposais une sortie uniquement après m'être fait remonter les bretelles par Olive.
"Oui, oui, carrément !"
Arrivée devant chez elle, Mathilde me regarda, se dandinant sur un pied, ses doigts se torturant mutuellement.
"Bin, à demain, alors...
- Oui, à demain."
Elle ne partit pas. Je cueillis sa joue entre mes doigts et y apposais un baiser. C'était la première fois que j'osais ce genre de démonstration en public. L'heure tardive aidait peut-être.
"Tu sais, Sido...tu peux me le dire, si tu veux parler. Je suis peut-être pas la meilleure oreille du monde, mais faut pas que tu te censures, avec moi, tu sais.
- Je me censure pas, c'est juste que...j'arrive pas à mettre des mots sur ce que je ressens. C'est juste...un tourbillon. Des fois je suis triste, des fois j'oublie, des fois je suis en colère, des fois tout en même temps.
- Oui, ça m'a fait ça, à ma première rupture."
Je réalisais alors que je ne connaissais rien de Mathilde. Pas plus qu'elle n'en savait de moi.
Je ne savais pas vraiment ce que nous faisions ensembles. Tout me semblait si flou. Comment pouvait-elle savoir qu'elle m'aimait si elle ne me connaissait pas?
"Tu veux dormir ici ? proposa-t-elle tout bas."
J'acquiesçai d'un sourire. Mathilde nous fit rentrer, s'ouvrit une bière rouge, m'en offrit une et s'installa dehors, enveloppée dans un gros plaid pour lui tenir chaud.
"Quand Hélène m'a larguée, j'avais envie de hurler."
Elle ne m'avait jamais parlé d'Hélène. Peut-être vaguement une fois, quand elle me montrait des vieilles photos dans des cartons et qu'elle me présentait ses amis de son ancienne vie à Saint-Palais. Elle m'avait présenté son ancienne bande. Calliopée au sourire taquin, Hippolyte au crâne rasé et Hélène et ses pommettes saillantes.
"Je comprenais pas. Je savais pas ce que j'avais fait de mal. "J'ai plus de sentiments", elle m'avait dit. Et je cherchais ce que j'avais fait pour qu'elle se réveille un jour sans m'aimer. Et j'ai cherché des heures, j'ai pleuré, beaucoup, j'en ai voulu au monde entier, j'étais en colère, j'étais triste, j'étais mal."
Ce qui ressemblait plutôt pas mal à ce que je ressentais actuellement.
"Et la première chose qu'Hippolyte m'a dit, ce que c'était pas ma faute. La vie, c'est comme ça. Un jour, les gens ne s'aiment plus et faut faire avec, et c'était pas la faute d'Hélène, ni la mienne. C'était la faute de la vie et du temps qui passe."
Mathilde posa la main sur mon genou.
"Tes parents s'aiment plus, c'est la vie. Et tu prendras le temps qu'il te faut pour l'accepter. Mais t'as rien fait pour ça, Sidonie."
C'était faux. Ils se disputaient beaucoup à mon sujet. Mon avenir, notamment. J'avais forcément mon rôle à jouer dedans. Madeline était douce et calme, ils n'en parlaient pas. J'étais l'enfant à problèmes.
"Ils se disputent quand même beaucoup à mon sujet.
- S'ils se disputaient pas pour toi, ils se disputeraient pour autre chose. Les sujets de dispute, quand on les cherche un peu, on les trouve très vite. T'as rien à voir avec leur divorce, Sido. Je te promets."
Ces mots me rassuraient un petit peu. Même si j'attendais la rupture de mes parents depuis longtemps, j'avais peur d'avoir un rôle à jouer, d'être tenue responsable, et je m'en voulais.
Je me couchais sur les genoux de Mathilde et ma copine racontait des histoires sans paroles du bout de ses ongles. Les caresses réconfortantes qu'elle exerçait sur mon crâne me bercèrent.
Je lui demandais de me parler de sa vie à Saint-Palais. Nous n'en avions pas vraiment parlé auparavant : je ne m'étais jamais intéressée à l'ancienne Mathilde. Celle qui était ici, avec moi, à Angers.
Elle me racontait qu'il n'y avait pas grand chose à faire là bas, tant qu'on n'avait pas les bons amis en tout cas. Et que Calliopée, en bonne chipie, avait toujours quelque chose à faire. Soit parce qu'elle avait une imagination débordante, des amis plus âgés qui l'invitaient en soirée ou une grande soeur qui avait déjà tout fait.
Et puis il y avait Hippolyte, son meilleur ami.
"Tu me fais un peu penser à lui, me dit-elle alors que je tournais les yeux vers elle. Vous êtes toujours là pour les autres et vous vous oubliez vous même, vous êtes géniaux mais vous avez peur que tout le monde vous déteste."
Il était déjà venu la voir, quand Mathilde et moi n'étions pas encore ensembles. Je me souvenais l'avoir vu, devant la sortie du lycée.
Il lui manquait beaucoup, visiblement, puisqu'elle se mit à raconter des choses sur lui. Comment il avait remplacé la vodka des bouteilles de ses parents par de l'eau et avait accusé son petit frère de quatorze ans.
Il revenait la semaine prochaine et elle était toute heureuse à l'idée de le voir. Je remarquais avec tristesse qu'elle ne m'en avait pas parlé. Qui étais-je, pour Mathilde ? Est-ce que je comblais simplement ses angoisses de célibat, de ne pas plaire ?
Est-ce que j'étais un pansement à son coeur, en attendant que ses blessures se soignent ?
Puis elle me parla d'Hélène. La jolie Hélène avec qui Mathilde avait eu ses premiers émois. L'intelligente Hélène avec qui elles conversaient des métaphores dans les séries et les films. La fougueuse Hélène toujours prête à relancer la fête. La gentille Hélène qui ne supportait pas de voir ses amis en conflit.
La parfaite Hélène que Mathilde ne trouverait plus jamais puisqu'elle l'avait lassée. Alors à défaut d'Hélène, elle avait dégotté une Sidonie, malléable à souhait, ni trop muette ni trop chiante.
Une Sidonie, c'était plus de problèmes que prévu, mais ça donnait de l'amour à moments aléatoires alors on la gardait sous l'aile. Après tout on n'y tenait pas trop, alors c'était pas très important, que Sidonie nous oublie.
"Qu'est-ce que tu me trouves ? demandais-je alors.
- T'es une bonne personne, répondit-elle instantanément. Et puis, je me sens bien avec toi. T'es la première personne qui est venue me parler avec qui je me sentais bien, tu vois ? Je sentais que je pouvais être moi-même, avec toi."
Elle ne l'était pas. Elle n'était jamais elle-même. Avec mes amis, elle marchait toujours sur des oeufs. Elle ne se sentait pas à sa place et je m'en sentais coupable. Peut-être devrais-je faire en sorte que Mathilde soit plus à l'aise.
"Comment tu peux être si convaincue que je suis une bonne personne ?
- J'en sais rien. Je peux me tromper."
Il y avait une ambiance étrange qui flottait dans l'air. Mathilde, la main refroidie de sa bière, qui passait ses doigts dans les sillons de mon crâne. Les regrets qui me tenaient la gorge, les larmes qui me tenaient le cou.
Je me sentais bien, dans cette froide nuit d'été, bercée par le vent qui caressait mes joues, les doigts de Mathilde dans mes cheveux, les yeux mi-clos qui ne changeaient rien à la noirceur du soir. Et pourtant, je me sentais au bord des larmes.
"Hippolyte m'a dit que t'étais jolie.
- Il a raison ?
- A mon sens, oui."
Petit rire étouffé par le vent qui nous sifflait contre la peau. Peut-être, comme un parent inquiet, nous sommait-il d'allait dormir. Mais je ne voulais pas quitter les genoux de Mathilde.
"Tu devrais changer de lunettes, alors.
- Tu devrais aller consulter, plutôt."
Elle s'empara d'une de mes mèches claires, comme si cette mèche l'aidait à visualiser mon visage entier.
"T'es vraiment belle, Sido."
J'y croyais à demi-mot mais cette confession sous la lune me plaisait plutôt. Je ne voyais pas ce qu'elle trouvait à mon visage banal ou mon regard terne.
Je lui souris dans la nuit ; elle n'avait sûrement pas vu, mais je savais qu'elle l'apercevais, de derrière les nuages d'encre.
"J'commence à fatiguer. Tu veux pas qu'on aille dormir ?
- Si, si, je veux bien."
J'avais du mal à décrire notre relation. Il y avait toutes ces complications, ces balbutiements, ces débuts tremblants, fragiles, mais il y avait cette facilité, cette aisance, cette fluidité ; c'était facile. C'était bien.
Sa main dans la nuit, qui me guidait à travers sa maison dont elle connaissait les moindres craquements de parquets, les moindres meubles obstacles de notre parcours.
Je savais que j'aurais pu me coucher à côté d'elle, dans ces draps qui sentaient un mélange d'elle et de frais, et me tenir contre son corps, me servir de son épaule comme d'oreiller et de mouchoir ; et qu'elle m'écouterait autant de temps qu'il faudrait, autant de temps que la nuit aurait à m'offrir pour faire briller mes larmes sous la lune.
Je savais que Mathilde était une des meilleures choses qui pouvait m'arriver.
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