Le bazar, ou « je vais perdre pied »


      Le trajet était long et Lucien Jules ne savait que penser. Des arbres défilant les uns après les autres, il percevait la multiplicité, mais ne parvenait à singulariser aucun d'eux — ils passaient trop vite. De même, entouré de gens, disposés en rangs d'oignon sur les banquettes, les uns parlant, les autres se taisant, certains lisant, il se sentait seul. Revenir d'un séjour parisien vers sa province le désolait, mais il en avait pris son parti — après tout, il faut bien rentrer ! : les considérations matérielles prennent toujours le pas sur le rêve. De l'argent, en effet, il n'en disposait pas assez — le Paradis n'est pas accessible à tous, j'imagine, et le Paradis que je voyais était assurément l'Enfer de beaucoup d'autres, dont j'oublierai le visage bientôt. Lucien Jules s'endormit donc, le « moment » viendra bien un jour — rien n'est moins sûr ; c'est certain. Lucien existe-t-il pour les autres ? Les autres existent-ils pour lui ? Je ne sais que vous dire.

      Pris d'une envie pressante, Lucien se leva, marcha le long de la voiture de son train, traversa l'entre-wagons, et parvint aux toilettes. Peu importe la sensation de bien-être qu'il ressentit ; il n'y avait plus de savon, l'occasion de se regarder dans la glace. Il vit ses traits tirés, les pendules violacées sous ses yeux désabusés, ses cheveux marrons mi-longs, son nez long un peu rapace semblant vouloir conquérir l'espace devant soi, et il se dit qu'il était temps de sortir. Il ouvrit la porte, du moins essaya — brève panique — l'ouvrit finalement — car doigts étaient glissants — la ferma — car l'air était puissant — la port manqua de claquer — force il eut de la claquer. Dédale. Légère envie de manger. Pas de thunes — dans l'train trop cher — attendre — quoi ? allez savoir ! — que faire ? — attendre. Il avait envie d'air, étouffant ; la fenêtre était coincée. Où aller ? Il s'endormit. Les contrôleurs en armure passèrent enfin, et il leur donna son droit d'être là où il était — reçu. Terminus ! tout l'monde descend. Je ne veux être ni le premier ni le dernier à partir, je me sens pourtant fait d'extrémité. Je parviens au milieu... de la gare — pièce pour un pauvre — 30 centimes car pas plus sur moi — je marche. La ville de Lyon était particulièrement morne, comme à son habitude, et son cœur n'était pas à la promenade — qu'il abrégea sitôt grâce au métro. Les heures souterraines étaient des minutes, peu importe tant qu'il savait qu'il arriverait. Il arriva à son étage — même bip singulier de l'ascenseur de son immeuble, à croire que même ces choses-là veulent une identité propre, sortit ses clés, mains dans les poches — le regard au sol, sans voir de panorama car aucun digne de ce nom (pas même la moquette au liseré en carrés progressifs se rejoignant entre eux par des projections linéaires d'eux mêmes, à égales distances sans se connaître entre eux autrement que par leurs bras, façon grand-mère années je sais pas mais anciennes à son échelle mais pas tant qu'ça en tout cas foutrement moches donc vieillis : — les très belles choses ne vieillissent pas. Voyage de carrés enclavés en carrés semblables — les yeux qui montent. Un courant d'air fit venir une feuille devant ses yeux — blanche avec des caractères imprimés — il la prit de sa main droite et en lisant trois lignes il se rendit compte qu'il s'agissait d'une des feuilles de son rapport de stage, un peu mouillée. La porte était grande ouverte. La poignée martyrisée était sur le point de confirmer la théorie du vieux Newton. L'entrée étroite était étrangement agressive de lumière — la fenêtre de la cuisine grande ouverte laissait passer un indécent soleil dont les doux rayons venaient caresser le désastre ponctué de l'atroce coullissement-crissement de la fenêtre accompagnée du volet métallique vétuste. Les feuilles volaient en tous sens et leurs à-plats de blanc tigrés de noir se croisaient, s'entrecroisaient, en une danse élégante. Sur le cul, Lucien ne bougeait pas ; la chute d'une armoire à livres eut raison de son hébétude. Il ferma la porte, marcha sur les feuilles qu'il ne pouvait éviter et atteignit enfin le canapé. Les restes du peu d'ordre qui régnait encore dans son appart' s'étaient eux aussi volatilisés. Il se fit un plat d'pâtes — qu'aurait-il pu faire d'autre ? Il retourna au salon, en attendant que l'eau eût bouilli et, les mains sur les hanches comme en signe de protestation dérisoire et un peu ridicule, contempla les livres éparpillés sur le canapé. L'ironie d'y voir deux auteurs opposés aux destins si contraires l'amusa : le premier tome de l'intégral du romancier Maurice Barrès, l'homme public, aussi célèbre en son temps qu'oublié aujourd'hui, et les poèmes complets d'Emily Dickinson la recluse, aussi célèbre qu'inconnue à son époque, se faisaient face ; il retourna à la cuisine, les pâtes étaient prêtes. Il tourna la tête, et vit qu'entre deux chaises renversées un tabouret seul, restait droit, presque fièrement. Il crut enrager en voyant l'outrecuidance du café qu'un des malfaiteurs s'était fait dans SA cuisine avec SON café, et comprit après renversé violemment la chaise que les débris de la tasse éparpillés sur le sol qu'il venait de briser ne suffirait pas à calmer sa rage. Il ouvrit la porte d'entrée...

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top