6.Confusion


— Hey, il s'est passé quoi, ici?

C'était Gérard, le mec de l'entretien. Il avait réussi à écarquiller les yeux, pour une fois.

— J'en sais rien, moi, je me suis perdu·e en me rendant à ma convention.

Coup de poker monstrueux. De quoi j'avais l'air, au juste?

— Y a ce gars, là, qui a l'air défoncé.

A peu près autant que le mur.

Comment expliquer des dégâts pareils? Comment expliquer un mec inconscient au sol au milieu de ce chantier?

— Mmph, je connais le gamin. J'vais m'occuper de son cas.

Gérard ronchonnait et sortit un téléphone portable aussi vieux que lui en bougonnant des choses inintelligibles. Ce qu'il faisait tout le temps. On l'entendait avant de le voir, en règle générale. Le type était du genre blasé, expérimenté et on sentait bien qu'il en avait vu des trucs pas net dans ce lycée. Peut-être que c'est grâce à ça qu'il parvenait à rester aussi calme. A moins qu'il ne soit un moine shaolin.

— Je peux partir? Vous vous rendez compte que je serais incapable de faire tout ces dégâts? Je ne suis pas du coin, je passais par là.

J'ai tenté de minauder, en prenant mon ton le plus ingénu possible. Il s'est contenté de me fixer, en grommelant.

— J'imagine que non. Et j't'ai jamais vu·e. Va falloir que je fasse venir du monde. Vous feriez mieux de partir, mam'zelle. Ca vous évitera des ennuis.

Le coup de bol MONSTRUEUX sur un bluff misérable!

Il se mit à inspecter les débris, une main râclant son crâne sous sa casquette bleue, l'autre agrippant son téléphone, la lippe sortie, la mine renfrognée. Il ne faisait même plus attention à moi. C'était le moment de fuir.

Tim me faisait des signes impérieux mais discrets. Il aurait eu du mal à faire autrement, de toute façon, vu son gabarit et sa pleutrerie manifeste.
Une fois à l'abri dans un recoin sombre et malodorant (ce qui semblait devenir une habitude préoccupante), j'ai pu enfin poser la question qui me taraudait.

— Explique moi comment je fais pour redevenir... moi.

Une sensation rampante finit par me sauter au visage. La crainte avait fini par reprendre le dessus.

— Si je reste coincé.e comme ça, je te jure, je t'étrangle.
— Tu sais, tu es beaucoup plus joli·e comme ça.

Un regard dégoûté et méprisant plus tard, je fis baisser les yeux larmoyants de cette libidineuse créature.

Non mais!

— Je suis hyper sérieux·se : dis-moi comment j–

La sonnerie retentit. Il fallait que je regagne très vite la classe avant d'avoir d'autres ennuis. Sous forme de prof d'anglais.

— Ben, le plus simple, c'est enlever le collier...

Je me suis débarrassé·e du colifichet le plus vite possible. Note pour plus tard : Miss avait les cheveux longs qu'elle portait attachés. Et enlever un collier à la va-vite, ça coince. Il est vrai que j'avais encaissé bien plus que ça. Les discordances corporelles restaient perturbantes.

— ... Mais je te déconseille de le faire.

J'eu l'impression de passer sous un jet d'eau froide. J'avais mal partout, aveuglé par la lumière du jour et un bourdonnement persistant dans l'oreille. La lumière se fit moins crue et le bourdonnement s'avéra être les explications de Tim. Enfin, si on pouvait appeler ça des explications.

— ... Alors le plus simple, c'est d'attendre une petite dizaine de minutes –guère plus!– et là, tu reprends normalement le contrôle sans risque.

— Bon, faut que je me grouille d'aller me faire pourrir par la prof. Aïe!

Ca faisait du bien d'être à nouveau soi-même, même si les courbatures, elles, n'avaient pas disparu.

— Tiens, attrape.
Je lançais le collier dans sa direction.
— Déso pas déso, c'est pas mon genre. Littéralement.
— Mais attends, tu peux pas me laisser en plan comme ça!
— Regarde moi bien, et pas avec tes yeux pisseux, ça marchera pas.

Il était doué, le bougre. Il avait mis tout ce qu'il avait de mignonitude dans ce seul regard de hamster. Mais j'ai toujours su rester fort dans ce genre de situation. Et prendre la fuite.

Rétrospectivement, le reste de la journée passa comme un train dans la plaine. Avec moi dans le rôle du bovidé spectateur mâchonnant. J'avais même le chewing-gum, c'était dire. C'était plus pour me donner une contenance, parce que je n'avais pas vraiment envie de parler.
L'engueulade pour le retard, le charabia du prof, j'avais un stylo à la main. Mon voisin se mit à me fixer. Ça me gênait alors je regardai la prof, qui me fixa à son tour. Je me pris une retenue, enfin il me semble. J'avais toujours les muscles endoloris. Le mur jaune pisse de la classe tapissé d'image de Londres. Ça sonnait. Les gens se levaient. Moi aussi. On me parla. Je répondis un truc à... Max, probablement (qui d'autre?). La journée continua ainsi, le bruit incessant dans les couloirs ponctué de sonneries, les bruits de pas lourds, des cris parfois. Le lycée, c'était un peu comme le zoo. Les barreaux et les gardiens en moins.

— Tout le monde en cours, ça a sonné il y a cinq minutes!

Au temps pour moi, il ne manquait que les barreaux.
Je me sentais fatigué et un peu démoralisé, sans trop savoir pourquoi. J'avais un problème, et je devais le résoudre. Aller rechercher Temuji ou juste faire comme si rien ne s'était passé? Tout m'était tombé dessus et je n'avais rien demandé à personne, moi. C'était même pas mon problème.

Ma conscience était malmenée aussi durement qu'une pêche dans un mixer. Quelque chose au plus profond de moi refusait de juste passer mon chemin et de tout laisser derrière. Fallait avouer que ce genre de chose ne se passait pas tous les jours. Comme les tornades. Ca restait impressionnant à voir, mais on avait pas forcément envie de risquer sa vie tous les jours pour ça.

— Hey, Ralph!
— Quoi?

Pourquoi ce connard de Matthéo m'adressait la parole, au juste? J'étais plongé dans mes pensées et absolument pas attentif à ce qu'il se passait autour. A tous les coups, c'était pour m'emmerder.

— Tu pourras m'aider pour l'anglais, s'teu plait?
— J'vois pas en quoi j'pourrais : j'ai rien compris et j'ai rien écouté de toute façon.
— Justement. Faut que tu m'apprennes à planer pareil, mon bro!

Il fit le geste répétitif de tirer une latte sur un pétard invisible en ouvrant grand un œil. Matthéo, quoi. Bien sûr, les deux autres qui n'avaient pas compris où partait la vanne se mirent à se marrer. J'avais beau savoir ce qui m'attendait, ça m'énervait tout de même.

Je replongeai dans mes pensées, avec des envies de meurtres en prime.

Pourquoi ils me font tout le temps chier, comme ça, merde? Ils n'ont rien d'autre à foutre?

Après la dernière sonnerie, j'étais un peu dans le gaz dont je n'étais pas sorti du reste de la journée. J'ai dit salut à Max, je percutai Camille, je me répandis en excuses vaseuses pendant qu'elle se barrait, l'air furieux. Et mes jambes avaient pris l'initiative, ainsi que le chemin du parc où j'avais laissé Tim, un peu plus tôt dans l'après-midi. Seulement en arrivant, force était de constater qu' il n'était plus là.

Et si j'avais commis une erreur en le laissant là? Est ce que tout ça était bien réel? L'hallu était costaud, mais j'avais toujours mal. Je cherchais un peu du coin de l'œil la fourrure brunâtre, et j'hésitais un peu à l'appeler à voix haute. Après tout, j'avais déjà largement dépassé mon quota d'aberrations pour la journée. Que dis-je? Pour la semaine.

— Temuji? Tim? Eh oh?

Pour toute réponse, le silence sardonique du ridicule. Il avait sans doute fini par recruter une autre bonne poire. Il avait campé là tout l'après-midi, ça n'avait pas dû être bien difficile de dégoter une candidate. Je n'étais pas très confiant quant à ce dernier détail, toutefois. Tim était de toute évidence une créature vaguement magique et il était impossible de savoir à quel point il connaissait les humains. 

J'avais présumé, mais sans certitude. Encore une fois, est-ce que je n'avais pas inventé cette histoire? J'avais déjà désiré un bon milliard de fois des changements dans ma vie, des trucs sympas qui pourraient m'arriver, qui bouleverserait mon quotidien en faisant de moi un mec cool et posé. C'était peut-être ça que j'espérais, finalement. 

Avoir des pouvoirs, de la force et tabasser des monstres, c'était un peu tout ce que j'avais toujours voulu. Sauf pour le côté «girly» de la chose. C'était elle l'héroïne et pas vraiment moi.

C'était mieux qu'être un rien du tout, un random parmi tant d'autre au bas de la pyramide sociétale. 

Je me surpris à être un peu contrarié, voire un peu déçu, que tout ça n'était qu'une fantaisie dans le pire des cas, ou qu'il s'était passé de mes services dans le meilleur des scenarii. Et que j'avais loupé ma chance de briller.

— Pas trop tôt!

Il m'avait fait peur, ce con.

— Tu as changé d'avis, alors?

— Pas exactement, non. Tu vas venir chez moi et on va s'expliquer en tête à tête.

J'attrapais Tim par le col pour le fourrer dans mon sac de sport, discrétion garantie.

— Y a pas grand chose de plus à ajouter sur ce que tu as déjà vu. Mais il faut que je t'avoue un truc.
— Qu'est ce que tu pourrais dire de plus grave que de me faire passer pour un mec qui parle tout seul avec un truc qui gigote dans un sac de sport?
— Ça ne fait que commencer. Ils vont repasser à l'attaque. Bientôt. Et tu es peut-être en danger.
— La dessus, je suis d'accord. Et j'ai eu une idée géniale. Maintenant ferme-la ou je te bâillonne avec mes chaussettes de sport sales.

J'avais pris une décision douloureuse. Je n'étais pas taillé pour ce rôle, à tout point de vue. Des fois, il fallait rester à sa place et accepter de n'être qu'un sidekick. Mais je pouvais avoir un impact décisif sur les choses.

Ma mission, c'était de sélectionner la plus apte et de l'aider au mieux. Il fallait se rendre à l'évidence, ce combat n'était pas le mien. De plus, je ne savais vraiment pas marcher avec des talons.

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