49.Robin
https://youtu.be/2LkVKCWL0U4
«—Robin! Apporte à boire à la 4!
—C'est bon, j'y vais, pas la peine de gueuler. Tu t'es encore cogné dans un tabouret ou quoi?
—Nan, mais je te paye pour ça.
—Déplacer les tabourets?
—Apporter les boissons, abruti!»
Payer, c'était toutefois un bien grand mot. Cuddy m'offrait le gîte et le couvert. Sa définition du salaire. L'hôtellerie toute entière se serait effondrée si sa vision de l'hébergement s'était généralisée à tout le royaume. Au moins, c'était propre. Surtout après que j'eus tout nettoyé. Et quant au couvert, j'avais pas trop à me plaindre. Je mangeais toujours très peu, de toute façon.
Je finissais d'éponger la mare de vomi des WC hommes avec le plus de dignité et de rapidité possible. Inutile de préciser que j'avais sacrifié la dignité sur l'autel de la rapidité. La vie est une question de priorité et d'optimisation.
C'était jour de paie, en plus, et tous les mecs employés par l'Académie venait se torcher la gueule ici, spécifiquement. Une sorte de coutume très local. Sans doute un rapport avec notre emplacement.
«—Cuddy, faut vraiment arrêter avec la 9, là, ils sont soûls comme des apprentis vigneron. Et je te préviens, je nettoie plus de vomis ce soir.»
Le tavernier regarda vers la table incriminée avant de hausser les épaules.
«—Les larbins en goguette de l'Académie, c'est notre principale source de revenus. Alors s'ils se mettent à danser sur la table, fais venir l'orchestre.
—Pas si bête. On pourra faire circuler un chapeau, tiens. Mieux encore, faire les poches des badauds! Comme ça j'aurais peut-être enfin des vrais pourboire!
—C'est pas drôle.
—Nettoyer de la gerbe non plus.»
Il me montra les paumes de ses deux mains en secouant la tête, signifiant par là –comme à l'accoutumée– qu'il se rendait à mes arguments.
«—Dis leur que c'est la dernière tournée.
—OK.»
Je fis prestement volte-face pour aller annoncer allégrement et d'un pas sans doute un peu trop guilleret que la soirée était finie pour eux lorsque Cuddy me rappela. Il me fit signe d'approcher pour me parler à voix basse.
«—Robin, tu connais la chanson, depuis le temps, hein. S'ils t'embêtent ou te manquent de respect, tu m'appelles et je les fous dehors moi-même...
—... A grand coup de pompe dans l'oignon. Oui, je sais, Cuddy. Je sais.»
Il n'en avait pas l'air, mais ce type avait un cœur d'or. Et je ne parlais pas du côté petit, dur et jaune typique des Minarii. C'était vraiment un gars bien qui m'avait accueilli chez lui quand je m'étais retrouvé à la rue, quelques mois auparavant.
Il savait aussi que je n'étais pas taillé pour la baston, alors depuis le début et chaque fois que c'était nécessaire, il intervenait. J'avais tendance à penser qu'il me surprotégeait, parfois.
«—Ce sera la dernière pour ces messieurs qui ont assez picolé.
—Et t'es qui toi, pour décider ça? Hein?
—Juste la personne qui apporte les pintes. Si t'es pas content, casse toi.»
J'avais eu une longue période d'adaptation avant de comprendre comment s'y prendre avec la clientèle ici. Chez les Minarii, ce n'était pas tant le gabarit que le bagout qui importait. L'idée, c'était de ne jamais montrer de faiblesse. Si à ça, on ajoutait la couardise naturelle et inhérente aux pochetrons, on finissait toujours par maitriser la situation.
A condition toutefois de ne pas laisser les choses déraper.
L'un des types bourrés se leva, enfin en s'aidant de la table, avant de pointer un index menaçant devant lui. C'était difficile de dire très exactement ce qu'il montrait vu son état d'ébriété avancé, mais j'avais supposé qu'il s'agissait de moi. Il regardait dans ma direction : la supposition restait pertinente.
«—Je paye, donc je bois. T'es pas une femme, alors t'as pas à me dire quoi faire. Cuddy! A boire!»
Si le matriarcat faisait partie des mœurs Minarii depuis des siècles, certains ne semblaient pas s'en accommoder si facilement. C'était une des raisons pour laquelle notre clientèle était masculine à 99,9 %. C'était à croire que ces messieurs perdaient tout sens communs au-delà d'une certaine concentration de testostérone au même endroit.
«—Tu fous le camp maintenant, Rollo. Tu m'as assez cassé les couilles. Dehors!»
Malheureusement, c'était des habitués. Je les connaissais tous par leur prénom. Ce qui ne me les rendait pas plus sympathiques pour autant, loin de là. Rollo tituba dans ma direction pour me pousser. Même beurré comme un toast, il avait de la force, cet enfoiré. Il m'envoya heurter douloureusement une table. Et le client qui y était assis. Qui heurta sa chope, à son tour.
«—T'es gaulé comme une allumette, "Rob". Alors tu vas faire quoi, hein? Appeler les gardes?
—Non, mais j'peux t'apprendre à ouvrir une porte avec tes dents sans que tes pieds touchent le sol. Tu veux que je te montre comment?
—Ce ne sera pas nécessaire, jeune homme.»
La voix autoritaire et féminine fit taire tous le monde d'un seul coup. Les deux octaves de différences avaient le mérite de créer un contraste très bienvenu et de ramener le calme dans l'assemblée en pleine effervescence éthylique.
Cuddy jeta son torchon crasseux sur le comptoir en soupirant bruyamment.
«—Qu'est-ce que je peux faire pour vous, Capitaine?
—Commencer par m'expliquer quel est tout ce bordel serait un bon début, taulier.»
La Capitaine des gardes fit un geste circulaire de la main, en s'arrêtant sur moi et sur Rollo, toujours maintenu debout grâce au soutien muet, bienveillant et inconditionnelle de la table de service. Le tavernier prit les devants.
«—Un client qui s'échauffe un peu, Cap'tain. Rien d'alarmant. Il s'apprêtait d'ailleurs à rentrer chez lui. Pas vrai, Rollo?»
Cuddy lui lança son regard le plus menaçant agrémenté de son sourire le plus carnassier. Rollo devait expérimenter en ce moment ce que ressentirait un steak bien juteux dans une gamelle de chien. Enfin, s'il n'avait pas été plein comme une huître.
La capitaine leva un sourcil interrogateur. Rollo se mit à bredouiller.
«—C'est vrai... Cap'tain...»
Empli d'une confiance alcoolisée, il décida de quitter son appui salvateur en ne comptant que sur le support mental de ses copains encore assis. Ce qui était bien évidemment une erreur monumentale : il s'effondra en tas sur le carrelage, mon carrelage briqué avec soin, amour et une petite brosse.
La Capitaine fit un signe à deux de ses soldates.
«—Embarquez-moi ça en cellule de dégrisement. C'est le genre de type à pisser sur les murs en rentrant chez lui. La Reine ne veut plus de ça.»
Les deux femmes empoignèrent le poivrot et le relevèrent d'un coup sec. Mon expérience de trois ans à la taverne enfonça le bouton d'urgence.
Oh non, non non!
«—Attention, mesdames! Il v–»
Trop tard. Je l'entendis avant de le voir. Le bruit de rôt humide typique, caractéristique suivit du clapotis d'un contenu stomacal se répandant sur une surface plane avec les petits gouttelettes éparses des éclaboussures. Ce bruit qui m'annonçait que j'allais faire des heures supp' ce soir.
«—Trop tard, on dirait.»
La Capitaine éclata de rire en enlevant son casque qu'elle posa sur le bar.
«—En même temps, c'est ta faute, Cuthbert. Tu les laisses trop boire. »
Cuddy était bizarre. Il semblait dans ses petits souliers. Il faisait ce genre de tête quand il s'empêchait d'intervenir quand c'était mon tour de plier les nappes à sa façon, ranger les bouteilles ou les verres dans son ordre à lui ou encore quand la caisse était décalée de quelques centimètres. Et c'était encore pire pour les portes. Il avait ses petites manies de rangement et il ne perdait jamais rien. Sauf les ronds de serviettes, qui avaient disparu un par un, au fil des mois.
J'emporterais le secret de leur cachette dans la tombe.
«—Très bien, dans ce cas... ON FERME!»
La Capitaine fit signe à ses subalternes d'«aider» les retardataires à trouver le chemin de la sortie. Bientôt, excepté l'odeur de dégueuli, la plupart des odeurs nauséabondes de la taverne disparurent.
La capitaine se retrouve bientôt en quasi tête-à-tête avec le barman. Il était en train de se passer quelque chose de très curieux. Et pourtant, j'en avais vu, des trucs bizarres après tout le temps passé ici.
«—Tu peux monter dans ta chambre, mon garçon, j'dois parler avec ton patron.
—Non, il peut rester. Il vit avec moi et je ne lui cache rien.»
La capitaine écarquilla les yeux de surprise en entendant cette déclaration.
«—Ah bon? Tu veux dire que... Toi et lui, vous... euh...
—Quoi? Mais non, pas du tout, c'est un orphelin que j'ai recueilli! Je croyais que tu me connaissais mieux que ça depuis le temps, Darlène.
—Les gens changent. Tu le sais très bien toi-même.»
Les deux s'échangèrent des regards comme des jongleurs avec des quilles en gardant le silence pendant de très longues minutes. La Capitaine reprit la parole.
«—Tiens, file moi un truc à boire. Faut qu'on cause et j'ai le gosier sec.
—Ca va pas me plaire, je sens.
—En effet, y a des chances.»
Cuddy sortit une bouteille de sous le comptoir. Une bouteille ambrée à laquelle il ne touchait jamais. Il sortit deux dés à coudre pour verser le tord-boyaux. Pas besoin d'en boire pour savoir que ce truc était plus chargé que les cinq tonneaux de la réserve réunis. Rien que les vapeurs d'alcool suffisaient à faire tomber les araignées du plafond.
La Capitaine –Darlène– but sa boisson cul-sec avant de reposer le godet.
«—La Reine prévoit une opération de police, bientôt. Je n'ai pas le droit de te dire ni où ni quand, Cuddy. Simplement, ne fais pas le con, d'accord?
—Moi? Voyons, tu me connais.
—Justement, trop bien pour ma propre tranquillité. Expédie tes magouilles en cours et tiens toi à carreaux. C'est tout ce que je te demande.
—C'est à cause de la rébellion c'est ça? Et du fils de Morello?»
Elle fronça les sourcils.
«—Peut être que oui. Peut être que non. Je ne peux rien te dire de plus hormis le discours officiel à savoir que nous mettons un point d'orgue à annihiler le crime organisé.»
Elle insista sur les derniers mots en levant un index de pédagogue, avant de poursuivre à voix basse.
«—Le seul fait de parler de Rébellion te rendra suspect, alors je te le répète : ne fais pas l'imbécile.
—Changer les mots ne modifie pas la réalité, Darlène. Tu es très bien placée pour le savoir.»
Elle se renfrogna alors que Cuddy continuait sa tirade d'un air gêné.
«—Tu sais aussi bien que moi ce qu'il est en train de se passer.
—Je suis venue t'avertir, en souvenir du bon vieux temps. Ne me fais pas regretter de prendre autant de risque pour... Un vieux tavernier ronchon qui a usé ma patience jusqu'à la corde.»
Frôlant la main du tavernier, elle reprit son casque, sans le remettre, toutefois. Elle se dirigea vers la sortie, encadrée par ses troupières.
«—Si tu as des informations sur des activités criminelles, communique-les directement au poste de garde. L'établissement restera fermé pour le reste de la nuit. Tu seras indemnisé pour le dérangement de ce soir. Sa Majesté tient à préserver les petits commerces.
—Même les débits de boissons?»
Darlène remit son casque avec un léger sourire.
«— Amanda! Va réquisitionner une brouette pour le pochard. En route, mesdames!»
Cuddy referma très vite la porte d'un coup sec. Avec un tour de clef. Il la barricada ensuite d'une barre. Il en ajouta une deuxième sur le haut. Il mit également en place la troisième, en bas.
Il me lança un long regard. Je le lui rendis, un peu dans l'espoir de lui faire comprendre par cet échange complice et tacite mes interrogations. J'haussai un sourcil. C'était encore trop subtil pour lui.
«—Je lis pas dans les pensées, t'sais. Faut que tu parles.
—Darlène. Mon ex-femme.
—Charmante. Et alors?
—Elle n'est pas arrivée là par hasard avec sa patrouille. Elle sait. On est dans la merde.
—Mais non, relax. Elle est sympa, elle est juste venue te prévenir.
—Elle me connait et je la connais. Son avertissement était un prétexte.
—Arrête de te chier dessus, tu veux? On va faire ce qu'elle nous a suggéré et tout sera parfaitement en ordre et légal lors de la descente de police.
—Elle a dit ça parce qu'elle n'était pas seule. Ca devient trop dangereux pour toi de rester là.»
Je commençais enfin à comprendre où il voulait en venir, ce gros balourd.
«—Tu sembles toutefois oublier un détail important. C'est même pas un détail du tout, en fait.
—Quoi?»
Je lui fis la meilleure voix rauque de mon registre.
—Ils sont à la recherche d'une femme, mon colonel!»
⁂Yedel⁂
Voici Robin et Cuthbert, dit «Cuddy»
Je reviendrai sur Robin plus tard, mais je me demande ce que vous en pensez.
Quelle importance auront ces personnages pour l'intrigue?
Profitez aussi du paysage, c'est très touristique.
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