41.Souvenirs
https://youtu.be/Dy4HA3vUv2c
Le lendemain, les choses étaient toujours aussi surréalistes. C'était même à se demander si j'étais pas encore en train de rêver. J'étais à ma table occupé à déjeuner sous l'insupportable vigilance sarcastique de ma Némésis. Elle épiait chacun de mes mouvements avec un sourire moqueur et un plaisir évident.
— C'est un couteau à beurre, pas assez pointu ou coupant pour une tentative de meurtre. Relaxe.
— Je suis très relaxée. Surtout si tu penses vraiment que ce couteau est réellement inoffensif. J'essaie juste d'étudier pour me fondre dans la masse.
— Beurrer des tartines, c'est une compétence qui va beaucoup t'aider.
— Vous êtes bizarres. Ce repas manque de protéines.
— Alors là, j'peux rien faire pour toi. Va falloir te contenter de ça.
Elle me jeta l'un de ses regards noirs aux reflets mordorés dont Stella avait pris l'habitude de me gratifier.
— Tu m'auras pas en m'affamant. Il m'en faudra plus pour m'abattre.
— J't'aurais bien proposé les nuggets veggie d'hier mais bon, le matin, c'est vraiment pas ouf.
J'entendis les cris de détresse suppliante et désespérée de son estomac. Pris d'un élan de sympathie, je sortis du frigo le tupperware pour le poser devant elle entre la confiture et une banane.
— T'as intérêt à prendre soin du corps de ma frangine.
— Tu m'fais marrer. Je la fais manger et courir. J'ai pris bien plus soin d'elle ces dernières vingt quatre heures que toi ces dernières années. Viens pas me dire ce que je dois faire.
Ouch. C'était vicieux, ça.
— Ouais bah en attendant, tu as intérêt à donner le change et te comporter comme elle.
— Je sais. J'ai accès à ses souvenirs, ce sera pas un problème.
— Je ne suis pas de cet avis. Elle oublie rarement de se doucher.
— De quoi?
— Tu sens le vieux pâté. On se lave pas après le sport chez les Minarii?
— J'ai pas trouvé les bains.
— Les quoi?
— L'endroit où tout le monde se lave!
— Chez nous, on appelle ça «la douche».
— Pour moi, c'est une pomme d'arrosoir dans un placard carrelé à moitié transparent.
Elle avait repoussé la banane avec un regard dédaigneux pour s'empiffrer à la place de nuggets veggie à la confiture d'abricot lorsque ma mère nous salua en pénétrant dans la cuisine. Elle resta un peu interdite devant le spectacle avant de se diriger sans un mot vers la cafetière. Après une longue gorgée, elle se décida.
— Du coup, ou tu as fait ces mèches?
— J'ai demandé à une très bonne amie, Mère.
— Arrête de m'appeler «mère», ça me crispe.
Maman semblait bien plus contrariée que crispée. Ce qui était très mauvais signe pour nous.
— Comment je suis censée t'appeler alors?
— Bon, c'était drôle cinq minutes, maintenant on arrête, d'accord? Je croyais que tu voulais que je t'offre une coupe.
Je regardai la Minarii en coin, en espérant qu'elle comprenne mes regards insistants.
— J'ai perdu patience et je savais qu'on avait pas l'argent alors j'ai improvisé.
Et merde.
Elle venait de violer l'un des tabous les plus fondamentaux de notre famille : ne jamais évoquer la dèche. Comme ça, au saut du lit. Elle était supposée rester sous couverture et ne pas se faire remarquer : elle avait tout foutu par terre en l'espace de cinq minutes. Le muscle tendu sur la joue de ma mère ne laissait présager rien de bon pour la suite.
— Je fais ce que je peux. Désolée si c'est pas assez pour toi.
— Mais non, c'est pas ce que j'ai voulu dir–
— Mais tu l'as dit. Tu files un mauvais coton en ce moment, il est grand temps que te reprenne. Ne me refais pas un coup comme ça, Stella.
— D'accord, je suis désolée. Ça ne se reproduira plus.
Namue pinça les lèvres en baissant les yeux, les joues cramoisies. Impossible de savoir si elle jouait la comédie ou non. Elle était toutefois plutôt convaincante.
— Moi aussi, je suis désolée. Je dois partir. Si je découvre encore une bêtise du genre ou d'autres trucs suspects, je sévirai. On est bien d'accord?
La coupable se redressa, d'une manière aussi militaire que peu naturelle.
— Compte sur moi, je ne te décevrai pas.
— Commence par prendre une douche : le grunge, c'est passé de mode depuis un bail.
Contre toute attente, son attitude peu conventionnelle avait réussi à désamorcer la crise. Je me devais d'admettre qu'elle avait admirablement rattrapé le coup. Certes, ma mère semblait très suspicieuse devant cette réaction pour le moins inhabituelle, mais ça lui allait. Pour l'instant.
— Raph, n'oublie pas la poubelle.
Elle partit en trombe en nous embrassant vite fait, l'air toujours perturbé et soucieux. Je laissai échapper un long soupir de soulagement. J'avais besoin de faire le point. Un passage éclair dans la chambre me permit de sortir la peluche de son tiroir de prédilection.
— Tim, on a un problème.
— Je peux tout à fait expliquer ma présence ici.
— Tu vas me dire que tu as senti une présence maléfique et meurtrière?
— Mais oui, totalement! Et dans la chambre de ta sœur, en plus!
— Et parmi ses possessions, tu as voulu inspecter en premier ses petites culottes. Logique.
Stella se tenait là, adossée à la porte, les bras croisés, un sourire sardonique aux lèvres, le regard brillant.
— En parlant de possession, comme je disais, je suis déjà au courant du problème. Namue a pris le contrôle du corps de Stella. Comment c'est possible, selon toi?
La principale concernée fit un petit coucou de la main à la peluche avec un sourire particulièrement malsain. Interloqué, le nounours nous regarda alternativement moi et Stella.
— Attends, je vais vérifier la cartouche.
Dès l'instant où il sortit la cartouche ornée de la pierre jaunâtre, une poigne glacée s'empara de mon estomac, un profond malaise s'installa avec l'impression que le sol allait s'ouvrir sous mes pieds ou la foudre s'abattre. Cet instant précis pendant lequel on compte les secondes entre le bruit et la lumière et que c'est trop proche. Beaucoup trop proche.
Poussant un cri bestial, Namue se précipita sur lui. Je fus aussitôt sur elle, l'attrapant par la taille alors que ses bras fouettaient compulsivement et désespérément l'air en direction du précieux artefact. La bougresse se débattait avec toute l'énergie qu'elle avait.
— Range moi ça, Tim! Vite!
Il ne se fit pas prier et la replaça dans sa poche ventrale sans chercher à argumenter. Namue se calma aussitôt, à bout de souffle.
— Tu peux m'expliquer à quoi tu joues? Comment je peux te faire confiance après ce genre de scène?
Elle me regarda, l'air à la fois furieux et confus.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris.
— Tu t'imagines que je vais te croire?
Temuji toussota pour réclamer un peu d'attention.
— La cartouche est intacte. Comment tu as fait ça?
— Une porte dérobée : un siphon d'âme.
— Ce qui ne répond pas à la question : qu'est ce que je fais d'elle?
La peluche fit mine de réfléchir quelques instants.
— On l'emmène avec nous. C'est trop dangereux de la laisser sans surveillance.
— Et la Princesse, elle va dire quoi?
— Elle ne sera pas enchantée de la revoir, mais c'est aussi à elle de la juger.
Namue décroisa les bras en nous défiant du regard.
— Et si je décide de vous fausser compagnie?
— Tu ne le peux pas, et tu le sais. Tu es liée à la cartouche et le siphon a une portée limitée. Si tu t'éloignes trop, tu vas couper le lien. Stella pourrait très bien en mourir et tu perdrais ta marionnette. Tu n'as pas pris autant de risques pour si peu de bénéfices.
Nouveau choc. Et moi qui croyais que ça pouvait pas être pire.
— Tu viens avec nous, Namue, même si je dois te porter sur mon dos.
— J'ai ma fierté, gamin, respecte moi. La princesse va vouloir me juger, mais je me défendrai. Je dirai tout. Tu entends, Temuji? Absolument tout.
Un silence pesant s'installa. Les deux se menaçaient du regard. J'avais clairement loupé un épisode. J'avais un peu peur de poser la question et je sentais que j'allais le regretter fort. Sans doute pas autant que d'apprendre une vérité cruciale au dernier moment.
— Ce qui veut dire?
Hautaine et sardonique, elle fit le geste de balancer un truc imaginaire par dessus son épaule.
— Il ne t'a pas dit comment la Corruption était apparue, ni pourquoi, je suppose?
— Perso, j'vois pas trop en quoi ça me concerne.
— Ton avis m'intéresse pour une fois. Profite, ce sera pas toujours le cas. Que va penser la Princesse quand elle saura que c'est toi, Temuji, qui m'a montré la Source? Tu m'as révélé un des secrets les mieux gardés de la Couronne. Le vrai responsable, c'est toi.
— Pardon, mais quoi??
— Voilà comment tout a commencé.
J'attendais le verdict dans la Salle des Pas Perdus de l'Académie. J'allais enfin savoir si oui ou non j'étais admise dans l'Egide. J'étais surexcitée et fébrile. Athénaïs était là aussi, bien sûr. On avait fait nos classes ensemble.
— Je suis plus meilleure que toi, Namue! Tous le monde m'adore, je suis la plus forte et en plus, je suis la plus belle!»
— Elle a vraiment dit ça? J'ai comme un gros doute.
— Bon d'accord, elle l'a pas dit du tout, mais elle me le faisait sentir. C'est du pareil au même. Bref, je reprends.
— On va y arriver, tu vas voir. On sera admises toutes les deux, c'est sûr!»
Tu parles. Tout le monde me détestait à l'Académie. Théna se faisait bien voir parce qu'elle prétendait s'occuper de moi, la marginale, la brebis galeuse. Je me fichais de tout ça, bien sûr. Pas elle.
Tu t'en doutes, elle a été acceptée haut la main et moi, j'ai été rejetée. J'avais perdu mon frère, ma place à l'Académie et ma vengeance.
— Je croyais que tu t'en fichais?
— C'est pas la question. Arrête de me couper sans arrêt, c'est chiant.
L'Académie, c'est tout ce que j'avais et tout ce que j'ai eu. Je m'y suis sentie chez moi. Mais ce temps était révolu. J'avais échoué. C'est ce soir-là que Temuji est venu me trouver dans ma chambre. J'étais en train d'échafauder un plan audacieux pour faire payer la Princesse.
— Une guerrière puissante et fière comme toi doit nous rejoindre. Je me mets à ton service pour faire de toi la nouvelle Miss!
— N'importe quoi, j'ai jamais dit ça!
— C'était pas exactement tes mots, je paraphrase un peu.
— Ce serait un gâchis de perdre une guerrière comme toi, Namue. J'ai peut-être une solution à te proposer.
Il m'a donné rendez-vous dans la Salle Interdite de l'Académie, là où gît la Source du pouvoir. Il conduisait des expériences sur le pouvoir pur et prétendait m'en donner pour faire mes preuves. J'ai failli gober son baratin. Ce qu'il n'a jamais su, c'est que j'ai découvert son plan.
Par un coup de chance monstrueux –bon, surtout parce que je ne savais pas où se trouvait la Salle Interdite– je me suis rendue dans son laboratoire. Et j'ai surpris une conversation instructive entre lui et Théna.
— ...–sonne ne l'aime, Temuji. Elles ont peur d'elle, c'est pour cette raison qu'elles l'ont renvoyée... c'est la bonne décision! Il n'y a pas d'hésitations à avoir. Elle le mérite.»
Je me suis retirée sans un bruit, j'en avais assez entendu. Je pris alors ma décision. Je suis retournée dans son laboratoire et j'ai persuadé Calixte de m'aider. Je lui ai dit tout ce que je savais. Il pensait que le sorcier voulait m'utiliser comme cobaye. On s'est donc alliés et la suite vous la connaissez.
— J'arrive pas à y croire, Tim. Dis moi qu'elle est encore en train de mentir.
— Le pire, c'est qu'elle ne ment pas. Mais il y a un paquet de choses qu'elle ignore.
— Elle en a dit assez, il me semble.
— Laisse-moi te donner ma version complète des faits. Après, je te laisserai choisir.
— Choisir quoi?
— En qui tu placeras ta confiance pour la suite.
Autrement dit, j'étais dans la merde.
⁂Yedel l'auteur⁂
Je voulais vous parler un peu plus de cette chère Namue, voilà qui est chose faite. Il me semblait important de vous donner ces éléments. Que pensez-vous d'elle maintenant?
J'ai expérimenté moi aussi pour la narration dans la narration, j'espère que ce sera clair au niveau de la mise en page ou peut être que j'ai cherché trop compliqué. A vous de me dire!
Dernière question : avez vous envie de lire l'histoire que va raconter Tim?
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top