⿻ partie une!

FANTÔME DU PASSÉ

⸝⸝⸝⸝

« Excusez-moi ? »

La voix est hésitante et un peu vague, et Kokichi se demande dans un premier temps si l'injonction lui est réellement adressée. Il se tourne de profil pour observer celle qui vient de parler ― une jeune fille probablement encore être au collège, qui se lisse vraisemblablement les cheveux pour se donner un air plus cool et évite avec insistance de croiser son regard.

Elle donne à Kokichi une furieuse envie de rabattre sur son visage la capuche de son sweat noir, qu'il n'a retirée que quelques secondes avec une étrange envie de sentir les rayons du soleil sur sa peau. Peut-être est-ce parce qu'il sort si peu qu'il a ressenti ce désir au fond de son cœur. Il ne met un pied dehors que pour aller faire les courses ces derniers temps ― et ce uniquement quand il se rend compte que les placards sont vides.

« Vous êtes Kokichi Ôma, non ? L'Ultime Despote de la 53e édition ? »

Une des premières choses que Kokichi a remarqué lorsqu'il est revenu à une vie normale, c'est la manière dont personne ici ne précise quand ils parlent de Danganronpa. Personne ne dit jamais la 53e édition de Danganronpa. Cela semble toujours sous-entendu, peut-être parce que cette société toute entière tourne autour de ce foutu jeu ― comme des mouches fascinées par une pâtisserie sucrée, les habitants de ce pays ne peuvent détourner les yeux du sang et de la violence qui animent en permanence leurs télévisions. Lorsqu'aucun jeu n'est en cours, pour laisser aux producteurs le temps de préparer l'édition suivante, ce sont des rediffusions qui passent, des interviews d'anciens joueurs et des réunions entre eux, supposées être émouvantes et exaltantes pour les spectateurs.

S'ils pensent que Kokichi se pliera un jour au jeu, ils se trompent lourdement.

« Oui ? »

Malgré son envie de fuir loin de cette fille qu'il ne connaît pas, de retourner se dissimuler dans son appartement misérable plongé perpétuellement dans l'obscurité, il se force à répondre sur un ton relativement assuré. Il n'a pas d'échappatoire pour l'instant ― il ne sait même pas ce qu'elle lui veut.

« Je le savais ! Vous étiez mon préféré pendant le jeu. »

Son préféré. Comme s'il n'était qu'un vulgaire personnage de fiction, un symbole qui n'existe pas en dehors de ce pourquoi il est doué. Le sourire de Kokichi se fêle et il sent une profonde envie de crier l'envahir, mais il serre les poings et se contente de hocher la tête.

Les vieilles habitudes ont la vie dure.

(A moins que ce ne soit le lavage de cerveau, qui sait.)

« J'ai eu du mal à vous reconnaître, continue cette inconnue sans se soucier de ce qu'il ressent. Vous avez l'air un peu différent. » Les ongles de Kokichi creusent la peau de sa paume. « J'abuse probablement mais... Vous pouvez me signer un autographe ? »

Elle farfouille dans son sac de cours avant d'en tirer un carnet et un stylo qu'elle lui tend avec enthousiasme. Le carnet est ouvert sur une page à moitié remplie, et le regard du jeune homme accroche un ou deux noms qui lui semblent familiers ― des noms d'anciens participants, qu'il a appris à reconnaître à force de survivre dans ce monde fou.

Sa première réaction est une de rejet ― il ne comprend pas ce que veut cette fille, quand bien même cela semble évident au premier abord. Que retire-t-elle de cette collection ridicule de signatures ? La fierté d'avoir une trace de ceux qu'elle préférait dans chaque édition de ce jeu macabre ? C'est insensé.

Ce monde l'est, mais Kokichi ne cesse de s'en étonner.

Il finit par saisir le stylo, récalcitrant, et par tracer d'une main tremblante ce qui est supposé être son nom. Il n'a pas de signature ― il n'en a pas besoin. S'il en avait une avant, il l'a oubliée. Depuis sa sortie de l'enfer de Danganronpa, il n'a signé que le contrat de bail de l'appartement qu'il occupe.

La fille semble s'en satisfaire cependant, car elle referme le carnet avec un air content avant de le remercier allégrement. Le jeune homme n'attend pas qu'elle dise quoi que ce soit ou le remercie ; il rabat la capuche de son sweat sur son visage et s'éloigne à grandes enjambées. Il ne veut plus rester en sa présence, respirer le même air que cette fille qui le prend pour un symbole.

Si Kokichi est le symbole de quelque chose, ce n'est que d'un échec.

⸝⸝⸝⸝

Lorsqu'il rentre dans son appartement, moins de quelques minutes plus tard ― il a marché au pas de course, plus vite qu'il ne s'en serait cru capable ―, il a le souffle court et le cœur qui bat à cent à l'heure. Son regard lavande accroche le miroir ébréché dans un coin et suspendu dans l'entrée ; ses joues sont rouges et ses cheveux pendent tristement vers le bas, comme un reflet de son humeur au quatrième sous-sol.

Il n'a pas de mal à imaginer pourquoi cette fille a eu un moment d'hésitation avant de le reconnaître. Jamais au cours de la Tuerie, il n'a ressemblé à cela. Même au moment de mourir, empoisonné et blessé ― traversé de plus en plus fréquemment par des vagues de douleurs qui le rendaient nauséeux ― il avait plus de panache qu'il n'en a actuellement.

Le fait de savoir que ce qui était retransmis n'étaient que des images de synthèse ne change rien. Même hors de la simulation, Kokichi a les mêmes caractéristiques physiques. Le même corps frêle, les mêmes traits enfantins, les mêmes fines cicatrices dont il ne se souvient même plus des origines maintenant que tout ce qu'il pensait savoir est devenu mensonge.

Quelle ironie pour celui qui prônait plus que tout le mensonge dans la simulation ! Son désir est devenu réalité ― tout le monde a pris conscience d'à quel point la vérité est cruelle. Lors des procès, mais aussi maintenant que tout est terminé... On ne peut plus le regarder comme un fou pour avoir affirmé que le mensonge valait mieux que la vérité.

Il vaut tellement mieux que toute notre vie en était un.

Kokichi a oublié ce qui est mensonge et ce qui est vérité, et c'est peut-être le plus terrifiant.

Dans la Tuerie, il le savait très bien. Si ses lèvres mentaient allégrement, son esprit lui n'oubliait jamais ce qui relevait du vrai et du faux. Personne d'autre que lui n'en avait connaissance et c'était de cela qu'il retirait un sentiment de toute puissance.

Mais aujourd'hui que lui reste-t-il ? Rien, si ce n'est de l'amertume et des questions. Tout ce qu'il pensait savoir n'était qu'illusion ― tout ce qu'il ignorait est réalité. Tous les souvenirs de sa vie passée ont disparu ; il ne lui reste que les doux mensonges qu'il s'est lui-même racontés.

Mensonges selon lesquels il était puissant, heureux, aimé.

Kokichi savait qu'il ne dirigeait pas le monde, mais il avait sincèrement cru être à la tête d'une organisation nommée DICE.

Il avait sincèrement cru avoir une poignée de subordonnés ― d'amis ― entièrement dévoués à ses côtés.

Les souvenirs semblaient si réels ― aujourd'hui encore, il lui arrive de se réveiller avec le rire de Hearts dans ses oreilles ou les lèvres de Clover sur sa joue.

Mais tout ceci n'est que mensonge ; DICE n'existe pas et personne ne se soucie de lui.

Depuis qu'il est sorti de l'enfer du jeu, personne ne l'a contacté.

Il a cherché brièvement dans les informations du téléphone qu'on lui a rendu lorsqu'il a pu sortir de l'hôpital psychiatrique dans lequel il a séjourné après son réveil ― il n'y a trouvé ni Maman, ni Papa, ni nom qui lui évoque quoi que ce soit. Les conversations par messages sont froides et impersonnelles, ses interlocuteurs semblables à des étrangers même pour le Kokichi qui avait encore ses souvenirs.

Il y a des insultes aussi, des reproches et des critiques.

Il suppose que c'est normal, qu'il y avait une raison qui l'a poussé à s'inscrire à la Tuerie du 53e Jeu.

Il ne devrait pas se sentir déçu par la réalité et la vérité. Après tout, il a toujours su qu'elles valaient bien moins que le mensonge ― il a tenté de le faire comprendre aux autres mais en fin de compte, la vérité a triomphé.

Et désormais, voilà où ils en sont.

De retour dans ce monde tordu où l'on s'amuse devant la mort d'autres personnes qu'on ne connaît pas, où on parie sur les survivants dans le simple but de passer le temps.

Le sang des uns donne de la saveur aux vies mornes des autres.

Il finit par se détacher du reflet sans vie que lui renvoie le verre et se traîne jusqu'au matelas à moitié recouvert d'une couverture qu'il a installé dans un coin de la pièce. L'appartement est minuscule, sans doute trop en comparaison du temps qu'il y passe, mais il s'en fiche. Il l'a acheté pour un prix probablement trop élevé avec l'argent que lui ont versé les organisateurs de la Tuerie ― ce n'est pas grave, il ne veut pas l'utiliser de toute façon. Il a l'odeur et la couleur du sang versé dans ce dôme factice, et sa simple vue ramène trop de mauvais souvenirs au jeune homme.

D'un autre côté, il ne travaille pas ― cet argent est sa seule façon de survivre. Il le distille au compte-goutte, sans se soucier de ce qu'il fera quand il n'y aura plus rien. Ce genre de pensées lui donne la nausée.

Il se laisse tomber sur le matelas avec lourdeur, comme s'il était redevenu un corps sans vie.

(Théoriquement, il ne l'a jamais été ― même dans la simulation, il n'y avait plus de corps une fois son meurtre orchestré par Momota.)

Même lorsqu'il ferme les yeux pour tenter de s'abrutir dans le sommeil et mettre ainsi à terme à ses pensées, il revoit cette fille et son expression ravie.

Vous étiez mon préféré pendant le jeu.

L'emploi du passé est correct.

Il n'est plus qu'un usurpateur.

⸝⸝⸝⸝

Kokichi Ôma, l'Ultime Despote.

En lieu et place de rêves délectables, il revoit celui qu'il a pensé être.

Leader de DICE, officiellement une gigantesque organisation opérant dans l'ombre, officieusement un simple groupe de délinquants désireux de rompre la monotonie de la vie.

Il avait aimé se considérer comme un des participants les plus intéressants de cette Tuerie, le seul à avoir véritablement compris comment mettre fin à ce jeu ridicule, mais aussi le seul à y avoir participé pour le rendre plus excitant.

Mais en fin de compte, qu'a-t-il réellement été ? Il n'est ni un Ultime, ni une réelle victime d'un jeu mortel. Il n'a fait que jouer le rôle qu'il s'était lui-même attribué, avec plus de conviction qu'un acteur de film qui se projette dans le personnage qu'on lui a assigné. Il croyait savoir qui il était, il était convaincu d'être différent de tous les autres participants qui se complaignaient dans leur malheur.

Il ne valait pas mieux qu'eux.

Il était tout aussi naïf qu'eux.

L'Ultime Despote qu'il pensait être n'est qu'une illusion, une fantaisie créée par une personne qui n'existe plus désormais.

Le Kokichi Ôma d'avant la Tuerie est autant un fantôme que le participant du jeu mortel.

De lui ne subsistent que les conséquences de ses actes ― et l'ombre de celui qui a plongé dans un enfer terrible de sa propre volonté pour vaincre son ennui.

C'est risible. Dans le jeu, le jeune homme ne demandait qu'à ne pas être ennuyeux. Désormais, il regrette d'avoir ne serait-ce qu'effleuré cette idée du doigt. S'il avait su ce que cela signifiait réellement, il aurait voulu être ennuyeux. Si ennuyeux que les programmateurs de cette émission stupide auraient voulu qu'elle se termine aussitôt, sans occasionner plus de morts ―

― parce qu'ils ont beau avoir tous survécu, bien à l'abri dans leur coffin de réalité virtuelle, les conséquences de ce qu'ils ont vécu sont réelles.

Enfin. Sans doute. Kokichi n'a de contacts avec aucun de ses anciens camarades. Il ne sait même pas ce qu'ils deviennent, il n'a pas voulu chercher.

Il ne veut pas particulièrement se souvenir de ce qu'ils ont vu là-bas.

Il ne veut pas particulièrement discuter, échanger, sociabiliser avec qui que ce soit, encore moins des personnes qui l'ont connu comme despote. Il ne veut pas avoir à affronter leur regard, ni la manière dont ils vont le comparer à ce qu'il était autrefois.

Il ne veut pas répondre à des questions personnelles.

Comment tu vas ? ― Qu'est-ce que tu fais ? ― Qu'est-ce que tu aimes ? ― Qu'est-ce que tu penses ?

― Qui es-tu ?

Il ne sait pas. Il ne sait plus.

Kokichi ne sait pas qui il est.

Il ne se souvient pas de celui qu'il a été et ne peut pas croire celui qu'il pensait être.

Il se sent comme une feuille blanche sur laquelle on aurait marqué un seul et unique nom, avant de changer d'avis et d'abandonner le papier.

Par moments, toutes ces pensées lui confèrent une furieuse envie de hurler. Il n'a jamais aimé élever la voix pourtant ― c'est en tout cas l'intuition qu'il a, pour ce qu'elle vaut ― mais la sensation est si forte qu'il a beaucoup de mal à la réfréner.

Il peut au moins faire confiance à ses émotions sans doute ; celles-ci ne peuvent pas feintes s'il les ressent sur le moment. Pour autant, il ne sait pas véritablement quoi en faire. Il a essayé quelques fois, seul, de les exprimer ― il a cassé tout ce qu'il pouvait casser, exception faite du miroir de l'entrée qu'il a tout de même ébréché en y jetant une chaise ; et il a crié tout son saoul, sans se soucier de la terreur qu'il a sans doute infligé à ses voisins qui le connaissent à peine.

Dans le jeu aussi, il inspirait de la peur aux autres. Certainement pas au début, mais plus tard, lorsqu'ils ont compris qu'il avait orchestré les morts d'Iruma et de Gonta, ou lorsqu'il leur a craché à la figure la vérité qu'il avait devinée ― il a d'ailleurs toujours du mal à croire qu'il est tombé aussi proche de celle-ci par intuition ―, ils ont eu peur.

Ils ont eu peur et Kokichi l'a savourée, cette angoisse qu'il suscitait.

A-t-il toujours été quelqu'un de si affreux ? L'absence de souvenirs lui permet au moins de laisser cette question sans réponse, et c'est sans doute mieux ainsi. Il n'est pas certain de vouloir se souvenir de celui qu'il était, de cette personne dont la vie était si insipide qu'elle a préféré courir droit vers la mort ― ils étaient dans une simulation, personne n'a réellement succombé, mais le jeu a tout de même fait des morts.

Ceux qu'ils étaient avant d'y entrer n'existent plus.

Ceux qu'ils étaient en son sein non plus, probablement.

Les hideux mensonges ont été effacé par la prétendue belle et puissante vérité.

Même dans son rêve ― si on peut appeler cela ainsi ― Kokichi ricane de manière incontrôlée.

Tout ceci est vraiment trop

ironique. 

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