⿻ partie trois!
DESPOTE, DÉTECTIVE ET PRISONNIER
⸝⸝⸝⸝
Kokichi se doute que si Saihara est venu le voir, c'est uniquement sous les conseils et l'insistance d'Akamatsu. Ainsi, il n'est pas étonné, quelques heures plus tard, lorsqu'il ose finalement jeter un coup d'œil dans le couloir, de voir que le détective est reparti d'où il vient.
Tant mieux, songe avec verve Kokichi. Il a fait de son mieux pour ne pas le blesser trop profondément, acte d'une grande gentillesse de sa part, tout en s'assurant que l'autre comprenne qu'il n'a plus rien à lui dire.
Tout de même, il ne s'attendait pas à ce que l'autre se déplace. Comment a-t-il seulement trouvé cette adresse ? Ce n'est possible que s'il opère encore en tant que détective, main dans la main avec la police, mais malgré ce qu'il a dit, il est convaincu que Saihara a renoncé à cette activité. Il n'a jamais été un très bon enquêteur d'ailleurs, même si sa perspicacité se manifestait parfois de manière étonnante.
Il se demande ce qu'il fait désormais, à part coller Akamatsu. Saihara n'a pas l'air d'avoir beaucoup changé. Il a remis sa casquette, cherche probablement de nouveau à se dissimuler à la vue des autres ― mais en dehors de cela, il al'air similaire à celui qu'il était dans le jeu. Kokichi est bien placé pour le savoir, considérant les journées entières qu'ils ont parfois passé ensemble.
(Il n'a jamais compris pourquoi l'autre tenait à ce point à venir le voir quand il pouvait passer du temps avec n'importe quel participant de la Tuerie.)
Il chasse à nouveau ces pensées avec virulence. Rien ne sert de s'y plonger ― il ne changera pas d'avis et il a déjà repoussé Saihara.
Il ne devrait même pas avoir une once de regret vis-à-vis de cela, et pourtant quelque chose semble serrer un peu fort son cœur, comme avant qu'il ne reprenne son rôle d'Ultime Despote.
Il en a assez d'être pétri de contradictions et de choses insensées.
Il passe le reste de sa journée à ne rien faire, allongé sur le matelas pour lequel il n'a toujours pas acheté de couvertures, incapable de se motiver ― sans même savoir pourquoi. Machinalement, il blâme Saihara ; s'il ne s'était pas montré juste devant son appartement, il aurait passé une journée normale, comme avant.
Pourtant, à chaque fois qu'il entend des pas dans la cage d'escaliers adjacente, il se redresse et écoute attentivement leur bruit sur le linoléum. Attend de savoir s'ils s'arrêtent devant sa porte ou non, avant de se recoucher lorsqu'il comprend qu'ils la dépassent.
Stupide, stupide, stupide.
Il s'assoupit en fin de compte ; la sonnette de sa porte le réveille en sursaut. Il ne réalise même pas de quoi il s'agit dans un premier temps ― il ne l'a jamais entendue jusqu'alors.
Il hésite, avant de se redresser. Peut-être est-ce l'un de ses voisins qui a quelque chose à lui signaler. Si c'est pour lui demander un service, il refusera bien entendu ― il reste celui qui donne des ordres, pas celui qui les reçoit.
Peut-être est-ce Saihara. La pensée le fait hésiter, main sur la poignée, mais il appuie malgré tout.
« Ôma ! » C'est bel et bien l'ancien détective qui se tient sur le pas de la porte, et avant que Kokichi ne puisse la refermer, il pose sa main dans l'entrebâillement. Kokichi pourrait la claquer avec violence sur ses doigts, mais il se retient. Il n'a pas envie de faire ça.
« Encore toi, Saihara ? Tu veux vraiment arrêter l'Ultime Despote ? » L'autre a l'air d'avoir pris le temps de réfléchir, car il semble bien plus assuré qu'il ne l'était précédemment. Kokichi se demande même quelques instants si le faire partir sera aussi aisé, maintenant qu'il n'a même plus l'échappatoire de son appartement.
« J'aimerais te parler. » Non, répond mentalement le jeune homme aux cheveux mauves. Une conversation est ce qu'il redoute le plus.
« Tu sais, Saihara, je suis occupé et...
― Pas longtemps.
― Tu sais que je suis quelqu'un de très occupé. Les dictateurs comme moi n'ont pas un moment de libre. » Shuichi reste silencieux quelques secondes avant de rétorquer calmement :
« Tu n'es pas un dictateur, Ôma. »
Ils se dévisagent un long moment, Kokichi essayant de trouver comment réagir. Il aurait préféré que l'autre entre dans son jeu, au lieu de le contredire ainsi. Il ne sait pas agir autrement avec Saihara qu'en étant de nouveau le leader de DICE. Dans la Tuerie, c'était si simple de lui parler en revêtant le masque de dictateur ― mais sans jouer ce rôle-là, il ne sait pas comment s'y prendre.
Ce n'est que sous sa cape de leader intouchable que Kokichi arrive à ignorer les sensations que lui procure la vue de Saihara.
Finalement, c'est le jeune homme qui reprend la parole après un silence embarrassé.
« Désolé. Je voudrais juste discuter.
― Et je ne veux pas, Saihara. » Kokichi n'aime pas les accents fatigués de sa voix.
« Pourquoi ?
― Je n'ai rien à te dire. »
Faux. Il ne veut juste pas prononcer les mots qui flottent dans son esprit depuis longtemps. Depuis qu'ils passent du temps ensemble, il y a une multitude de choses que le jeune homme aux cheveux violets aimerait dire à celui qui revient toujours vers lui ― mais quand vient le moment de les formuler ouvertement, il ne parvient pas à poser des mots dessus.
Il n'est pas du genre à se trouver à cours de mots, mais devant Saihara, il ne sait jamais quoi dire.
« Dans ce cas, je serais le seul à parler. »
Il est borné pour une fois. Le voir avec cet air sérieux rappelle à Kokichi la dernière fois qu'ils se sont réellement parlé ― quand Saihara lui a jeté au visage ses quatre vérités. Il a du mal à croire que ce sont les premiers mots qu'ils échangent depuis ― les quelques phrases qui ont pu lui être adressées lorsqu'il s'est présenté comme l'instigateur ne comptent pas.
« Entre. »
Tout l'esprit de Kokichi lui crie de ne pas céder, mais il finit par ouvrir la porte avec lassitude. Il ne se sent pas la force de protester longuement contre le jeune homme à la casquette, qui semble terriblement têtu cette fois-ci. Et puis, dans l'intimité de son appartement, il parviendra peut-être à se reprendre et à agir de nouveau comme un despote.
(C'est ce qu'il se dit pour se rassurer ― il ne veut pas admettre qu'il redoute cette confrontation.)
Saihara avance avec précaution dans son petit appartement. Kokichi sent son regard qui se pose sur tout ce qui sort de l'ordinaire ― le miroir ébréché, le matelas juste posé sur le sol, les plats cuisinés entassés ― mais il ne prononce pas un mot jusqu'à ce que le jeune homme aux cheveux violets se laisse tomber sur une chaise.
« Ce n'est pas le grand luxe, raille-t-il ― mieux vaut en rire.
― Tu vis ici ? » Sans blague, Saihara, songe Kokichi à cette question. La perspicacité de son interlocuteur ne s'est visiblement pas améliorée.
« On dirait bien. Alors, de quoi tu veux parler ? »
Kokichi n'est pas d'humeur à discuter de l'état de son appartement.
Il n'est pas vraiment d'humeur à discuter tout court, mais il sait qu'il n'a pas le choix.
« Je voulais savoir... Comment tu vas, déjà.
― Je croyais que tu faisais la conversation seul ? » Saihara soupire. C'est si familier que le cœur du despote se serre avec nostalgie ― il déteste la manière dont il se sent faible face à un ancien camarade qui sait tout de ses plans dans la Tuerie.
« Dans ce cas... » L'ancien détective hésite un moment, joue nerveusement avec le pull noir qu'il porte, et finit par reprendre : « Je m'inquiète un peu pour toi, Ôma. Personne ne t'a vu depuis qu'on est sortis de l'hôpital de la Team Danganronpa. Et personne n'a eu l'occasion de te parler non plus. J'ai vu que tu étais présent sur les réseaux sociaux mais... Tu n'as pas répondu à mon message. Ni à ceux de Kaede. » Un sourire moqueur germe sur les lèvres de Kokichi : belle opportunité d'éviter le sujet.
« Kaede ? Comme c'est mignon. » Les joues de Saihara se colorent de rose.
« Ce n'est pas- Ce n'est pas ce que tu crois. Nous sommes juste amis. » Le jeune homme aux cheveux violets fait mine de ne pas le croire pour l'ennuyer, mais il sait déceler les mensonges ― d'autant plus que son interlocuteur n'a jamais paru très bon dans ce domaine ― et il peut dire que c'est la vérité. « Et puis, je voulais aussi m'excuser. »
La remarque ajoutée sur un ton rapide fait perdre à Kokichi la réplique sarcastique qu'il allait exprimer. Pendant un bref instant, son cerveau reste figé sur l'idée que l'autre a fait tout ce chemin pour lui présenter des excuses. À lui. Celui qui devrait s'excuser auprès de tout le monde.
La Terre tourne à l'envers.
« T'excuser ? parvient-il à demander, la voix enrouée.
― Oui, pour ce que j'ai dit la dernière fois que... Nous nous sommes parlés. » Saihara évite son regard. « J'étais en colère, après ce qui était arrivé à Gonta et... Je ne pensais pas tout ce que j'ai dit.
― C'est un mensonge, fait remarquer le garçon d'une voix calme. Tu le pensais, Saihara.
― ... Oui, admet le susnommé à sa grande surprise. Mais maintenant, je sais aussi que je t'ai jugé trop vite. Et qu'en fin de compte, tu essayais à ta manière de mettre fin à ce massacre. » Sans crier gare, Kokichi frappe la petite table autour de laquelle ils sont installés de sa main, les faisant sursauter tous les deux ― il ne pensait pas avoir mis autant de force dans ce geste.
« Laisse-moi t'arrêter là, Saihara, lâche-t-il sur une voix qui se veut enjouée, tout ça aussi, c'était des mensonges. Pour maintenir un peu de suspens, tu sais ? Il faut bien entretenir l'attention du public, et on ne savait pas ce qui était diffusé, alors j'ai continué de jouer le double jeu-là et puis...
― Tu as commencé à récolter les preuves bien avant de deviner que nous étions filmés. »
Kokichi se tait, pour une fois, réfléchissant à sa prochaine réplique. Il a envie de sortir de cette confrontation qui lui fait plus de mal que de bien ; d'un autre côté, il veut rester jusqu'au bout, voir ce que Saihara tient tant à lui dire.
Mais quelle que soit l'attitude qu'il prend, il sent qu'il regrettera.
« Pourquoi tu es venu jusqu'ici, Saihara ? demande-t-il finalement. Tu te penses investi de la mission de me faire rejoindre votre petit groupe d'amis ?
― Non, lui oppose immédiatement le détective, avant de baisser les yeux à nouveau. Peu importe ce que je dirais, je ne pense pas que tu changeras d'avis. Mais, Ôma... » A la grande surprise de ce dernier, le jeune homme à la casquette ancre son regard dans le sien en poursuivant : « Tu n'es pas l'Ultime Despote que tu prétends être actuellement. »
La remarque pique le concerné au vif ― sans doute parce qu'elle contient une part importante de vérité, mais il ne l'admettra pas ouvertement. Il ne veut pas entendre le détective lui faire la morale sur son comportement de ces derniers temps, sur la manière dont il est redevenu despote quand bien même tout le monde sait que ce n'était qu'un rôle provisoire qui ne devrait pas subsister.
Il mène sa vie comme il l'entend après tout, et Saihara ne changera pas ce fait.
« Tu n'en sais rien, répond-il finalement ― et sa voix se fêle, malheureusement, comme le miroir ébréché qu'il aperçoit depuis sa position. Personne ne sait qui je suis, pas même moi, alors comment pourrais-tu l'affirmer, Saihara ? » Il se déteste pour montrer autant de vulnérabilité à quelqu'un d'autre que lui-même, mais il parvient difficilement à revêtir le masque d'Ultime Despote qu'il a repris pour prétendre ne pas être un adolescent perdu.
« Nous n'aurions pas mis fin à la Tuerie sans toi, Ôma. C'est parce que tu nous as montré la voie à suivre que nous y sommes parvenus ― et ce n'est pas un hasard.
― Si tu essayes de m'attendrir en mentant, Saihara, tu... » Il est celui qui ment. Il sait pertinemment que l'autre est sincère, et ce dernier ne perd pas de temps avant de lui démontrer pourquoi :
« C'est toi qui as émis en premier l'hypothèse que la Tuerie était montrée à d'autres que nous-mêmes, et c'est également en suivant ton idée qu'Iruma a mis au point son appareil capable d'attraper les Nanokumas. C'est parce que tu m'as indiqué où se trouvait le second message que j'ai pu ouvrir le coffre-fort dans la chambre d'Amami et découvrir sa vidéo. C'est elle qui a été le point de départ qui m'a fait prendre conscience que sa mort cachait autre chose. Et puis, tu as été le premier à arriver à la conclusion que, si ce jeu mortel était regardé et que Monokuma était tenu par les règles, il fallait prouver qu'il ne les respectait pas pour y mettre fin. »
Kokichi reste silencieux tandis que son interlocuteur lui déballe ses exploits. Il n'a jamais envisagé que quelqu'un puisse y réfléchir autant ― les gens parlent rarement de ce dernier procès où Saihara a mis au jour la vérité et entraîné la destruction complète de l'académie. Si une majorité du public a accepté l'idée que cela avait au moins rendu le jeu intéressant, beaucoup leur reprochent ce qu'ils voient comme un fiasco et préfèrent considérer que la 53e Tuerie n'a compté que cinq procès, et un peu plus de survivants que prévu.
Il sait aussi qu'il n'est pas considéré comme un quelconque vainqueur ― lui-même ne se voit pas de la sorte.
Il n'aurait jamais pensé entendre quelqu'un lui dire le contraire.
« Ça ne compte pas, Saihara, finit-il par répondre. Tu t'en serais sorti sans mon aide. D'ailleurs, je n'avais pas prévu tout ça, ajoute-t-il en désignant le vide. Je n'avais pas prévu que nous étions tous en vie et que la Tuerie n'était qu'un vaste mensonge ― celui qui a fait face à cette vérité-là, c'est toi.
― Mais c'est tout de même cette aide qui a rendu cette fin possible. Tu ne peux pas nier ça, Ôma. » Il aimerait bien pourtant.
« Quel rapport avec des excuses à formuler ? reprend-il abruptement, essayant vaguement de changer le sujet.
― Oh, euh... » Saihara joue de nouveau avec son pull en esquivant son regard. « Je n'avais pas réalisé le but de ton plan. C'est parce que j'ai tenu à faire éclater la vérité que tu t'es sacrifié pour rien.
― N'est-ce pas plutôt à Momota que tu devrais dire cela ?
― Non, parce qu'il savait déjà que cela allait se passer ainsi. C'est bien à toi que je veux formuler ces excuses. »
Kokichi le regarde longuement sans rien dire, silencieux. Lui aussi avait conscience que les probabilités que Saihara fasse échouer son plan étaient élevées ― il se souvient avoir pensé, lors de ses derniers instants, que tout cela se faisait peut-être en vain. En un sens, il n'a pas été étonné, lorsqu'il a repris suffisamment de forces pour s'intéresser à la Tuerie qui venait de s'achever, de découvrir que Momota avait été exécuté par Monokuma après que Saihara ait révélé le plan qu'il avait mis tant de temps à peaufiner.
Cela n'a pas rendu la conscience de sa défaite, de son échec, moins douloureuse pour autant.
« Je suis désolé pour ça. J'aurais dû réaliser plus vite, continue Saihara, tandis que Kokichi hausse les épaules en faisant la moue.
― Quelle importance ? C'était pour de faux.
― Les mensonges ne sont-ils pas préférables à la vérité parfois ? » lui renvoie l'ancien détective.
Le jeune homme aux cheveux violets ne peut pas croire qu'il lui retourne ses propres propos en pleine figure. C'est si horripilant, comme la fois où il a utilisé le mensonge pour le piéger, profitant de la notoriété qu'il avait et dont le dictateur manquait.
« Je ne sais toujours pas pourquoi tu es venu ici, Saihara, reprend-il finalement en changeant plus ou moins subrepticement le sujet.
― J'ai juste pensé que tu avais besoin d'entendre ça. »
La déclaration est prononcée sur une voix douce, affectueuse, et c'est peut-être ce qui achève de faire craquer le calme apparent que Kokichi s'est constitué tant bien que mal au fur et à mesure de la conversation. Il se lève abruptement, faisant claquer la chaise sur le sol de son appartement, et toise celui qui lui fait face avec un air perdu sur le visage.
« Je n'ai pas besoin de ta compassion, Saihara. Ne prétends pas avoir compris qui je suis juste pour te débarrasser de ta culpabilité ou je ne sais quoi. Quoique tu en penses, je me débrouille très bien tout seul, comme toi et les autres. Je n'ai pas besoin d'une quelconque aide.
― Je n'ai jamais prétendu ça, rétorque à sa grande surprise son interlocuteur. Ôma, toi aussi tu ne comprends pas. Oui, je suis venu parce que je me sentais coupable, mais pour être honnête, je ne te comprends toujours pas. Je sais pourquoi tu as agi comme tu l'as fait, mais je ne saisis pas pour autant ce qui a justifié tant de cruauté envers les autres de ta part, et je pense que tu n'avais pas besoin d'aller aussi loin. Mais tu n'as pas à rester prisonnier de cette Tuerie, Kokichi. Tu n'es pas obligé de vivre pour toujours dans l'ombre du rôle que tu y as joué. Que ce soit celui du despote, ou du perdant comme tu sembles le penser. »
Les deux dernières phrases, Kokichi ne les a que vaguement entendues ― son cerveau s'est bloqué au moment où l'autre l'a appelé par son prénom. C'est la première fois qu'il le fait et, l'espace d'un instant, le jeune homme ne pense à rien d'autre.
Ce n'est qu'au bout de quelques secondes que le reste de la déclaration de Saihara monte jusque dans son cerveau, est analysé et finalement compris par celui-ci ― et Kokichi en oublie de nouveau sa réplique.
« De quoi parles-tu, Saihara ? Je suis un despote et... » Il ne parvient même pas à finir son mensonge sous le regard intense du susnommé. Ses mots résonnent un peu trop dans son esprit.
« L'Ultime Despote est mort, souffle Saihara avec douceur. Tu peux être qui tu veux.
― Je ne sais pas qui je veux être. » La confession s'échappe de ses lèvres sans qu'il ne parvienne à la retenir. « Je ne sais même pas qui je suis là. » Le regard de Saihara balaye son appartement avant de se poser une fois de plus sur lui.
« Un autre Kokichi Ôma. Pas le despote, ni celui qui possédait ce téléphone. Un Kokichi qui peut compter sur quinze autres personnes, avec qui il a de vrais souvenirs, et repartir de zéro. »
Kokichi garde le silence ― il ne croit pas à ces quinze personnes. Les autres ne l'aiment pas, il en est certain. Il leur a mis des bâtons dans les roues pendant des semaines, au point où deux personnes ont élaboré des plans pour le tuer. Saihara et sa meilleure amie Akamatsu veulent peut-être le soutenir, mais qu'en est-il des autres ?
(Kokichi n'a pas besoin d'eux
mais il ne se sent pas déterminé à affronter leurs remarques désobligeantes.)
« C'est absolument ennuyeux, repartir de zéro. » répond-il finalement. Il peut voir l'autre lever les yeux au ciel, un petit sourire contrastant avec ce mouvement d'agacement.
« Et ce n'est pas ennuyeux, jouer toujours le même rôle ? »
Kokichi l'observe quelques secondes, avant de laisser échapper un rire bref, sec et rouillé. Si. Ça l'est. Même s'il refuse de l'admettre ouvertement, il sait très bien en son for intérieur que reprendre son rôle de despote n'était qu'une parade provisoire à la terrifiante vérité.
Mais il ne sent pas encore prêt à accepter l'idée de n'être personne.
Saihara peut dire ce qu'il veut, il ne peut pas effacer ce fait objectif.
Quand il ne sait pas qui il est, Kokichi a l'impression de ne pas exister. C'est pour cela qu'il puise du réconfort dans l'idée d'être de nouveau un despote, d'être toujours le participant de la 53e Tuerie. Il existe derrière ce statut.
Des gens le reconnaissent.
« Shuichi. » Il interpelle l'autre après un instant de réflexion ― et savoure l'expression étonnée et la nuance de rouge qui se peignent sur ses traits. « En ma grande mansuétude de dictateur... » Il s'interrompt en voyant l'expression de l'autre, se racle la gorge et rectifie : « Je vais y réfléchir. » Il sait que ce n'est pas la réponse qu'attendait l'autre, mais celui-ci hoche simplement la tête.
« D'accord. Je suppose que tu dois discuter avec tes subordonnés de l'avenir de ton organisation si tu la quittes. »
Le ton est léger et Kokichi en reste une fois de plus pantois. Lui faire tout ce beau discours pour entrer dans son jeu une dernière fois, c'est du Saihara tout craché. Mais il lui en est reconnaissant, cette fois. Cela l'aide à savoir se comporter ― et c'est un début progressif dans sa renonciation à celui qu'il a été.
« Bien sûr ! Il faut un successeur... Ou alors, je laisse l'organisation disparaître avec moi.
― Après tant de travail ?
― C'est pour cela que c'est dommage que je parte, tu sais ?
― Je suis certain que tu trouveras quelqu'un pour te remplacer.
― Meilleur que moi ?
― Probablement pas.
― Ah ! Tu as bien raison, Shuichi. Je suis le meilleur dans mon genre. »
Kokichi Ôma n'est plus l'adolescent ennuyé désireux de pimenter son existence par le biais d'un jeu ensanglanté.
Kokichi Ôma n'est plus l'Ultime Despote d'un monde en ruines, régnant dans l'ombre sur une organisation qui n'a jamais existé.
Kokichi Ôma est un perdant, un garçon sans réels souvenirs, qui n'a aucune idée de ce qu'il va devenir, une feuille de papier abandonnée telle qu'elle.
Mais peut-être qu'un jour où l'autre, il trouvera la force de la noircir autrement qu'avec du sang et des mauvais souvenirs.
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