Chapitre 6 - Nina
Nina
On s'installe sur la petite terrasse devant le restaurant. Adam pose entre nous le plateau avec nos menus falafels. Ma proposition de thé à la menthe ne l'a pas convaincue, il a pris une canette de coca.
Je déballe mon sandwich et commence à le dévorer sans attendre. Il montre le même appétit que moi et avale le sien en quelques bouchées.
Une brise légère agite ses boucles souples. Alors qu'une mèche de ses cheveux rebique sur son front, un fourmillement naît au creux de mes paumes. Doigts repliés, je contrôle comme je peux l'envie absurde de dégager son visage. Mes mains semblent aimantées à lui, soumises à une puissante force magnétique.
Tout à l'heure dans le métro, j'ai failli craquer. Au contact de sa peau sous la pulpe de mon index pour un simple cil, j'ai ressenti une décharge de désir démesuré. Je me suis vue assise à califourchon sur lui, m'accrochant à sa nuque, dévorant sa bouche, m'enivrant de la douceur de sa langue.
Je pousse un profond soupir, presque sonore, puis tente de cacher ma gêne en me servant un thé. La vapeur à l'odeur de menthe qui s'élève au-dessus du verre m'apaise un court instant.
Sans remarquer mon trouble, Adam ouvre sa canette et bascule la tête pour boire directement au goulot. Sa pomme d'Adam se lève et s'abaisse, suivant un rythme régulier qui m'hypnotise.
Putain, Nina, reprends-toi !
Il repose son coca sur la table et essuie ses lèvres avec une serviette en papier.
— T'as pas froid ? me demande-t-il sans transition.
— Non, pourquoi ?
— Tu portes toujours ton minuscule short et ton débardeur là-dessous ?
Son regard descend au niveau de ma poitrine avant de retrouver mes yeux.
— J'ai enfilé un hoodie avant de partir, tu n'as pas remarqué quand on était à la bibliothèque ?
— C'est vrai, admet-il, j'avais zappé.
— Pas très attentif, on dirait.
— Et pourtant...
Il croise les bras sur la table tout en se penchant vers moi et poursuit d'une voix calme :
— Quand tu travailles, tu mordilles ta lèvre inférieure ou ton stylo, tu fronces les sourcils quand c'est compliqué, et le mieux c'est ton sourire hyper satisfait quand tu finis l'un de tes problèmes.
J'écarquille les yeux, stupéfaite.
— Tu m'as espionnée ?
— Je me suis assis face à toi à la bibliothèque, tu es capable de rester concentrée pendant un temps dingue.
Je plaque les mains sur mon visage pour masquer mes joues qui s'échauffent.
— J'ai balancé un truc qu'il fallait pas ? demande Adam.
Il sort son paquet de tabac et commence à se rouler une cigarette.
— T'as le droit de dire que je suis bizarre, je le sais.
Adam ouvre grand les yeux puis les plisse, son regard devient plus sérieux.
— Oui, tu es bizarre, constate-t-il d'une voix neutre. Tu trébuches sur un inconnu dans le noir et au lieu de hurler, tu le pelotes, tu descends faire tes courses en pyjama, car je suis sûr que tu portes ce short pour dormir, tu peux résoudre des équations hyper compliquées comme un de ces surdoués de The Big Bang Theory et pire, tu acceptes que je te suive comme un clébard depuis qu'on s'est rencontré, sans que je comprenne pourquoi.
Je marque un mouvement de recul, un peu effrayée par le portrait qu'il dresse.
— Je... je...
— C'est sans doute à cause de ça que je te colle depuis des heures. Parce que plus j'en apprends sur toi, moins je comprends qui tu es, me révèle-t-il, presque résigné.
Il allume alors sa cigarette et expire une volute de fumée grise qui s'envole au-dessus de sa tête.
— Ce n'est pas tout à fait juste ce que tu as dit à propos de moi...
— Ah bon ? Ce n'est pas ton pyjama sous ce manteau ?
Je rigole, incapable de résister à sa remarque espiègle. Après avoir retrouvé mon sérieux, je réplique :
— Je ne suis pas surdouée. Je travaille beaucoup pour avoir ces résultats et j'ai la chance d'être née dans un environnement privilégié.
— Évidemment, mais l'un n'empêche pas l'autre. Non ?
— Être surdoué, c'est avant tout un diagnostic psy.
— Nina, se défend Adam, j'ai jamais insinué que tu n'avais aucun mérite.
— Je ne crois pas plus au mérite qu'au talent.
Adam s'appuie contre le dossier de sa chaise et me jauge d'un regard dubitatif.
— Faut que tu m'expliques, parce que j'y comprends rien.
— Mon père et mon grand-père sont polytechniciens, ma mère est professeure d'anglais agrégée. Je suis l'héritière d'une élite économique et culturelle, comme disent les sociologues, qui m'a permis jusqu'ici de suivre de très bonnes études dans de très bons établissements. Donc aucun mérite à réussir.
— C'est comme ça que tu vois les choses, sérieusement ? s'interroge Adam en fronçant les sourcils, ce qui est une expression toujours aussi adorable.
— C'est comme ça qu'elles sont, je n'ai énoncé que des faits objectifs.
— Mais toi, ça te convient ?
— Non, je trouve ça injuste pour les autres, mais je mesure ma chance, donc je ne veux pas jouer les enfants gâtés.
— Putain, je ne sais pas si tu es une alienne ou une bombe à retardement, s'exclame-t-il avec un sourire craquant.
J'explose de rire et son sourire s'agrandit.
— Donc je me suis trompée, tu n'es pas une surdouée. Mais pour le pyjama, j'ai raison ?
Il ouvre des yeux affamés qui dévorent le drap de laine de mon manteau.
Je roule ma serviette en boule et la jette sur lui. Il la rattrape d'une main agile et plonge son regard dans le mien.
— Je dois te demander un truc, annonce-t-il, à nouveau sérieux. Tu sors avec quelqu'un ?
J'expire si profondément que le papier qui enveloppait mon sandwich manque de s'envoler au-dessus du plateau.
— Célibataire depuis un an. Enfin... (je vérifie la date sur mon portable) dans trois jours ça fera un an.
— On dirait que tu ne l'as pas digéré, grimace Adam en tapotant sur sa cigarette au-dessus du cendrier.
— La rupture a été douloureuse et m'a fait perdre une année d'études. Pour l'instant, la haine est encore trop présente pour « digérer ». Pour faire court, j'ai découvert à moins d'une semaine du concours d'entrée à Polytechnique que cet abruti avec lequel je sortais depuis la classe de Première était amoureux d'une autre...
— Ce même concours que tu passes la semaine prochaine ?
— Exactement... J'ai été dévastée, mon cerveau est tombé en miettes et j'ai foiré toutes les épreuves au point qu'on aurait pu se demander si j'avais pas rendu les copies d'un collégien.
— Donc tu retentes ta chance cette année ?
— Oui, dernier essai possible.
— Et si tu ne l'as pas ?
Mon regard se perd dans la contemplation des phares des voitures qui passent devant nous.
— Je dois réussir, dis-je d'une voix ferme. J'envisage rien d'autre.
— T'es tellement déterminée, ça a quelque chose de...
Je discerne mal les traits de son visage, à peine éclairés par la lumière faiblarde d'un lampadaire à quelques mètres de nous.
— Quelque chose de bizarre, je sais.
— Non, ça a quelque chose d'excitant.
J'explose de rire pour masquer le trouble qu'il provoque en moi, car j'ai le sentiment qu'il pense ce qu'il dit.
Je cherche comment revenir à une conversation plus neutre, quand le patron nous demande avec gentillesse s'il peut débarrasser notre table. Je réalise qu'il est 23 heures et que le restaurant va fermer.
— Il faut qu'on y aille...
— Chez toi ? m'interroge Adam, avec un air entendu.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top