Comme un pantin
Bon sang ! J'allais encore être en retard. Cela faisait déjà dix longues minutes que je faisais la queue pour m'acheter un simple sandwich. Malheureusement, à l'heure du repas, presque tout le personnel se ruait dans cette boulangerie située face à l'entreprise.
Je n'arrêtai pas de regarder ma montre au poignet tout en tapant du talon. Mon rouge à lèvre devait s'être envolé à force de passer nerveusement ma langue sur mes lèvres sèches. Je replaçai la mèche sombre qui s'était échappé de mon chignon tout en repensant à tous les dossiers que je devais vérifier pour le patron. Étant son assistante, je me devais d'être ponctuelle à tout point de vue. Même s'il avait une seconde assistante, je devais me montrer aussi professionnelle que possible. Après tout, c'était pour cela qu'il m'avait embauchée.
Enfin armée de mon sandwich, je repartis de suite à mon bureau. Je pouvais toujours le manger pendant ma pause de l'après-midi. Concentrée sur mes papiers, je ne relevai même pas la tête quand mon patron toqua à la porte pour m'autoriser à prendre une pause. Je le remerciai, puis il repartit en soupirant. Comme la plupart du temps.
J'envoyai un message à mon mari pour lui dire que je rentrerais tard ce soir. Il savait que c'était à cause du travail, donc il me répondit par un simple accord. Comme toujours.
***
En voiture, je roulai doucement jusque chez moi. Mon mari devait déjà être rentré, à part s'il avait encore du travail à faire. Je ne lui en voulais pas. Nos boulots respectifs nous prenaient clairement un gros bout de notre vie conjugale, mais il ne semblait pas être dérangé par cela, et moi de même.
Je garai la voiture, mais ne rentrai pas de suite. Je savais qu'il n'y avait pas grand-chose à manger dans le réfrigérateur, donc je partis à pied vers la pizzeria la plus proche. David adorait la pizza et pourrait en avaler des dizaines par jour s'il le voulait. Contrairement à moi, qui préférais manger équilibré avec une bonne dose de légumes et de viandes ou poissons. Aussi décidai-je de lui faire ce plaisir.
Souriante, mon visage flétrit à la vue de mon mari. Derrière la vitrine d'un restaurant, il était assis à une table, mais il n'était pas seul. Une femme était assise en face de lui, à la même table que lui. Je ne savais pas comment, mais je réussis à garder les pizzas en main, tout comme mes jambes réussirent à me ramener chez moi.
Une fois à l'intérieur, je ne pus m'empêcher de revoir leurs visages souriants. Mon mari tenait sa main dans la sienne, et ils riaient. Ils éclataient de rire. Cette femme, je l'avais déjà vue. Ses cheveux bruns et très courts encadraient parfaitement son visage jeune. Son corps possédait les courbures parfaites pour une femme. Tout mon contraire. J'étais fine comme une brindille, mais je ne m'étais jamais plainte. Jusqu'à maintenant.
En allant dans ma chambre, je vis que mes joues étaient mouillées. Quand j'y repensais, je n'avais jamais pleuré devant mon mari. Aucune situation n'était propice à de la tristesse durant nos quatre années de mariage. Pas de décès dans la famille, pas d'accidents, rien. J'étais contente. Satisfaite de ma vie.
Mais, aujourd'hui, je laissai mes larmes couler. Je voulais les arrêter, parce que j'étais une femme forte. Parce que je suis indépendante. Parce que je suis moi. Mais, je me rendis compte que je n'arrivais pas à stopper la douleur que mon cœur ressentait. Une déchirure. Sec et rapide. Mon cœur... briser en deux.
Étrangement, la colère m'avait envahi, mais la culpabilité aussi. Qu'avais-je fait de mal ? Pourquoi était-il allé voir ailleurs ? Je repensai encore et toujours à cette femme. Sa maîtresse. C'était comme cela qu'on les appelait, n'est-ce pas ? La femme qui couchait avec le mari d'une autre.
Je lavai mon visage de toute cette douleur, mais seuls mes larmes et mon maquillage s'effaçaient. Je pris une longue douche en espérant avoir rêvé, tout imaginer. L'espoir fait vivre, disait-on. Mais, on ne m'avait pas parlé de quel genre d'espoir.
Je fermai le robinet d'eau froide et sortis de la douche telle un corps privé d'âme. J'enfilai un pantalon léger aux couleurs pastel et un haut simple. Même dans ma propre maison, je ne m'autorisai pas à porter un jogging. Pourtant, jeux vidéos et musiques à fond avaient rythmé toute mon adolescence. Depuis quand avais-je autant changé de goûts ? Depuis que j'étais entrée dans le monde du travail. Depuis que j'avais cet emploi stable.
Depuis que j'étais mariée, j'avais opéré à des changements radicaux. Mais, David ne m'avait jamais fait la remarque. Il ne voyait plus mes changements d'apparences. En fait, il ne les avait jamais remarqués. Au début, je me disais que c'était lui, que c'était un homme, donc il ne voyait pas toutes ces subtilités. Les nouvelles coupes de cheveux que j'adoptais, les nouveaux vêtements, plus chers, que j'achetais, la nourriture commandée...
Maintenant, je doutai. Quand je me rendis compte que dans d'autres couples, l'époux voyait que sa femme avait, au moins, quelque chose de différent même s'il mettait du temps à savoir quoi exactement. Mais, mon mari, jamais.
Alors une question traversa et empoisonna mon esprit, m'avait-il seulement aimée un jour ?
Roulée en boule sur le lit, j'étais émotionnellement lessivée, alors que je ne faisais rien transparaître sur mon visage. C'était ainsi. À part avec des enfants où j'étais très souriante, je gardai toujours un visage fermé. Pour moi, c'était simplement un visage professionnel. Mais, pour les autres, j'étais une femme au visage sévère et au tempérament strict. Seul David savait que j'étais douce et bienveillante. Il me le disait tout le temps. Il m'avait même suggéré d'être plus ouverte devant les autres personnes, comme ses amis, mais je ne le pouvais pas. Je n'y arrivais pas. Et, peut-être, que je n'y arriverais jamais, mais le simple fait que David puisse m'aimer tel que j'étais, avait fait disparaître tous mes doutes. Jusqu'à maintenant.
Aujourd'hui, David était avec une autre femme. Toutes ces malheureuses pensées avaient refait surface, comme une vipère qui ne cherchait que la faille dans mon esprit pour s'y introduire et me souffler des questions sans réponses, faisant ainsi accroître mon mal-être.
J'entendis la porte d'entrée s'ouvrir. David était rentré. Il monterait sûrement les escaliers pour venir me rejoindre, mais je ne savais pas quelle attitude adoptée. Devais-je lui crier dessus parce que je l'avais vu avec une autre femme ? Ou devais-je faire semblant de n'avoir rien vu ?
Je fermai les yeux et fis semblant de dormir profondément. J'entendis les froissements de ses vêtements ainsi que sa respiration forte. Dans mon esprit, j'étais complètement paniquée. Je ne savais que faire. Chagrin et colère se mêlaient à mon tourment.
***
Le lendemain, je me levai en me précipitant dans la salle de bain. Tout mon repas d'hier avait fini aux toilettes. Mon mari n'était pas au lit, près de moi. Sur la table de chevet, je vis un post-it où il y était écrit qu'il partait plus tôt ce matin pour travailler. Je doutai sincèrement qu'il fût parti pour simplement travailler. Il devait sûrement rejoindre sa maîtresse.
Une grande part de colère envahit mon être, mais les deux barres sur le test de grossesse me narguaient encore plus. Un test que je gardais précieusement, mais aujourd'hui, je le regardai comme si j'essayai de déchiffrer ce que ces bâtons signifiaient, alors que je le savais. J'étais enceinte. Depuis combien de temps ? Je ne le savais pas, peut-être un ou deux mois... J'avais tous les symptômes, mais j'avais fait en sorte de mettre tout cela sur le dos de mon stress et de ma fatigue.
Après quatre ans, j'allais enfin avoir un bébé. Un enfant de mon mari. Je voulais être heureuse. Je voulais tellement sourire. Je voulais ressentir de la joie. Mais tout ce que je pus ressentir fut de la tristesse et de la peur. Pourquoi, que maintenant ? Pourquoi pas avant ? Pourquoi ?
Une nouvelle fois, des larmes dévalèrent la pente de mes joues. Mon visage était devenu une sinistre rivière de déchéance. Je ne savais pas si je pouvais aimer cet enfant. Peut-être que je le pourrais, mais je ne pouvais pas l'enfanter alors qu'il n'aurait pas de père. S'il m'arrivait quelque chose, l'enfant serait seul. Alors j'ai fait le seul acte qui me paraissait juste.
J'allai chez le médecin pour avorter. Il n'arrêtait pas de parler, de m'informer, de me documenter sur l'IVG. J'écoutai d'une oreille distraite en fixant d'un air impassible l'attestation que j'avais en main. Il me donna un premier médicament qui servirait à interrompre la grossesse, puis deux jours après, je devais avaler un second médicament qui provoquerait l'avortement. Il m'a dit qu'il était normal que je saigne.
Avant que je ne parte, il me dit qu'il devait y avoir une seconde consultation dans deux semaines pour s'assurer que tout allait bien. Moi qui croyait en avoir fini avec l'avortement, je m'étais bien trompée. Je devais souffrir encore quatorze jours avec cet homme qui me trompait sans remord.
Deux semaines passèrent, sans sexe pour moi, mais lui avait bien dû s'amuser avec sa maîtresse. J'alternai sourire le jour et pleurs la nuit. Ou peut-être était-ce l'inverse ? Les journées se mélangèrent au nuit agitée et ensanglantée. Il était en train de partir. Je le sentais. Mon bébé s'écoulait, mélangé à ce sang. David croyait que c'était mes règles qui me causaient autant de douleur. Mais c'était la perte de notre bébé qui me tuait de l'intérieur.
Durant cette seconde consultation, on reparla de cette méthode médicamenteuse. Ce que je ressentais, ce que je devais faire, ce que j'allais ressentir. Un examen sanguin suivi la consultation pour être assuré du succès. Un succès ? Vraiment ? Je venais de tuer un embryon qui aurait pu être mon bébé, et c'était un succès ?
Le médecin vérifia mon moyen de contraception, puis me demanda si je souhaitais un entretien avec un psychologue. Je refusai. Je ne voulais parler de cela à personne pour l'instant. Peut-être que plus tard, j'aurais le courage de délier ma langue pour me soulager, mais ce ne serait pas aujourd'hui.
En rentrant, je pleurai. Tout cela dans le dos de David. Bien sûr, il me souriait, je lui souriais, sans lui montrer ma véritable agonie.
En me prenant dans les bras dans la soirée de cette épouvantable journée, David ne s'était rendu compte de rien. J'étais partagée entre le soulagement et la déception. J'aurais aimé lui dire. J'aurais aimé qu'il sache. J'aurais aimé lui balancer tous mes sentiments qui traînaient en moi comme des parasites. Mais je ne dis rien. Je me tus et le laissai parler de sa journée en souriant ici et là. Comme un pantin.
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