Le parc.

- Imagine, c'est un jour morose. T'es là, tu désespères et bam, tu fais une rencontre de dingue. Dès le début tu sens que c'est différent. Tu sens qu'il y a un truc qui se passe. Mais en un claquement de doigt, c'est fini, la vie reprend son cours. Pourtant t'as toujours cette trace sur toi, celle qu'elle a laissé. Ses mots et sa voix qui résonnent comme un disque rayé. C'est ça l'enfer. De rater le train, finalement.

Elle hocha la tête en souriant, sentant son corps qui défiait la pesanteur. Ils venaient de rater le dernier train, justement, ils allaient devoir errer dans les rues jusqu'au matin. Elle aurait dû avoir peur, pourtant elle se sentait bien, légère, vivante. Il n'y avait qu'avec des substances toxiques qu'elles se sentaient vivre, ironie du sort bien triste. Elle le regardait parler avec passion, de cette personne qu'elle ne connaissait pas, elle non plus.

- Vous vous êtes rencontré comment ?

- Le coup classique, à une soirée. J'étais parti en vacances avec un groupe d'amis. On avait été dans une soirée organisée par une fille qu'un de mes potes avait dragué.

- Donc l'histoire, c'est que tu n'aimes plus ta copine parce que tu es tombé amoureux d'une autre.

- Non, je suis tombé amoureux d'une autre parce que je n'aime plus ma copine. Ne me mélange pas tout... c'est déjà assez dur comme ça, ria-t-il nerveusement.

- Tout est toujours compliqué, tu sais. J'ai l'impression d'avoir vécu dix vies, tellement j'en ai vu des choses. Pourtant, malgré tout, je sais que je ne suis pas la plus souffrante dans ce monde. Et je sais aussi, que rien n'est jamais aussi simple qu'il n'y parait.

- Arrête, il y a des trucs simples !

- Comme quoi ? demanda-t-elle, sincèrement curieuse de sa réponse.

- Le soleil qui se lève chaque matin et se couche chaque soir. Peu importe ce qui t'arrivera dans la vie, c'est un fait simple. Tu peux t'y accrocher.

- Mouais... et cette fille alors ?

- Oh... j'ai rien fait. Je suis avec ma copine. Qu'est-ce que tu voulais que je fasse ?

- Je sais pas, tu aurais pu au moins demander son nom, son numéro, pour la retrouver une fois ta vie mise en ordre ?

- Ouais, ouais... c'est vrai. J'y ai pas pensé. J'ai vécu le moment tu vois. On s'est parlé, un peu comme on le fait là. C'était génial. On a même fini la nuit sur la plage, à marcher, ça n'a pas duré longtemps, finalement. Mais... mais je sais pas. Plus je la regardais, plus ça avait de sens, tu vois ? C'était pas un coup de foudre, j'y crois pas mais...

- Tu crois pas au coup de foudre ? l'interrompit-elle, amusée. Tu crois à l'amour, au sens que prend la vie, au soleil qui se lève, mais pas au coup de foudre ?

- Ça n'a aucun rapport, le coup de foudre c'est une invention pour se convaincre qu'une rencontre a un sens.

- Et le sens de la vie, alors ?

- Ah... bon, je conçois que c'est pas très logique. Je sais pas. Pour moi, les gens parlent de coup de foudre pour tout et n'importe quoi.

- Le sens de la vie aussi...

- Peut-être... je ne sais pas. Pour moi les deux sont dissociés et opposés.

- Bien, et elle alors ? Si c'était pas un coup de foudre, c'était quoi ? plaisanta-t-elle.

- Un tour de passe-passe de la vie !

- T'aurais pu trouver meilleure excuse !

- Et toi, tu trouves pas des excuses avec ton copain en Californie ?

Elle ria, peut-être un peu trop fort pour que ce soit vrai.

- Sans doute, mais bon.

- Pourquoi tu restes dans cette relation si tu n'y es pas heureuse ? Plus t'en parles, moins j'arrive à comprendre. Il m'a simplement fallu prendre conscience que je ne l'aimais plus pour avoir envie de partir. Toi, tu restes quand même.

- Je suis bien en vie alors que je n'y suis pas heureuse, alors bon. C'est la suite logique des choses, non ?

Il shoota dans un caillou sur le chemin, qui partit ricocher dans le portillon d'un petit parc vide.

- On s'arrête ici ? De toute façon, on ne pourra aller nulle part ailleurs... constata-t-il, peu sûr qu'elle soit encline à réellement le suivre toute la nuit.

- Ça me convient. Tu veux rire ?

- Je t'en prie !

- Mon film préféré est... ce que nous faisons maintenant !

- Je suis très mauvais cinéphile, avoua-t-il.

- Before Sunrise, il est vraiment sympa.

- Il y a des gens qui se sont bourrés la gueule ensemble sans se connaitre et ont raté le dernier train ?

- Pas vraiment, mais c'est grosso modo l'idée d'une rencontre hasardeuse, et de... deux personnages, qui partagent leur point de vue sur pas mal de choses !

- Tu vis donc un rêve éveillé.

Elle lui sourit, et alla s'asseoir sur un des quatre bancs présents dans la pénombre.

- J'ai une autre confession d'ailleurs, reprit-elle.

- Vas-y, maintenant qu'on a commencé, autour tout dire. De toute façon on ne se reverra plus après, alors c'est sans conséquences !

- Sans conséquences ? J'en doute. On va réfléchir à tout ce qu'on a dit, on change l'histoire, là !

- Peut-être que t'as raison, ria-t-il en pensant au côté assez étrange de la situation.

- La vérité, ajouta-elle, c'est que je mens souvent aux gens, surtout quand je dis que je ne m'engage pas ou que je ne m'investis jamais auprès des autres. Après je le regrette.

- Pourquoi tu leurs dis ça alors ?

- Parce que comme ça, ça donne l'impression que s'ils partent, j'en aurais rien à faire.

- Sauf que c'est faux, ça change rien pour toi. Tout ce que tu fais, c'est pas mentir aux autres, mais à toi-même.

- Mais ça change quelque chose pour eux. Ils ne le font plus pour m'abîmer, et je garde ma fierté. Un peu. Parfois...

- T'es au courant que t'es la seule à y croire et la seule qui en souffre ?

- Peut-être bien, oui...

Un long silence s'imposa entre eux. Il cru un instant que, peut-être, c'était la fin de cette parenthèse. Peut-être que les limites de la rencontre de deux inconnus se trouvaient ici, qu'ils n'avaient plus rien à échanger sans que ça les oblige à se connaitre. Puis, elle brisa le silence.

- Quand ma mère est morte, j'ai senti le monde vaciller. Deux ou trois jours après avoir appris la nouvelle, j'ai dû aller faire des courses, et je me suis surprise à détester les gens dans les supermarchés qui riaient, ou ceux qui allaient se promener en ville. Je détestais tout le monde, d'un coup, comme ça. Je n'arrivais plus à respirer au milieu de toute cette vie. Lui et moi, nous étions amis, depuis quelques années. Il ne m'avait jamais fait de rentre dedans, et moi non plus, d'ailleurs. C'était très platonique, on se parlait de temps à autre, on riait bien ensemble. Je ne lui ai pas dit, ce qu'il m'était arrivé. Je ne l'ai pas dit à grand monde, d'ailleurs. Parce que je ne voyais pas ce que ça pourrait apporter aux autres, tu vois ? J'avais peur de les déranger avec ma tristesse, et puis j'avais tellement de mal à la surmonter, et à croire qu'elle était partie, que se taire était ce qui semblait le plus supportable.

Elle se tue un instant, histoire de rassembler ses pensées à nouveau, de retrouver une contenance. Elle n'avait jamais dit tout ça, à qui que ce soit. Elle n'osait pas. Ça lui semblait être des mots trop lourds à laisser échapper. N'allait-elle pas s'envoler s'ils quittaient son cœur ? Allait-elle survivre une fois la vérité étalée au grand jour ?

- Il s'est séparé de son ex quelques mois après, me donnant de plus en plus d'affection, m'accordant bien plus d'attention. J'étais triste, et j'ai cru que c'était de l'amour. S'en était peut-être, je ne sais plus vraiment. Mais, une chose est sûre, c'est que je crois que j'aimais surtout le fait de ne plus être si seule, de ne plus devoir retenir mes larmes, de pouvoir dire à quelqu'un que j'avais mal et où. Je l'ai laissé flirter, en sachant que sans doute, il ne voudrait de moi que pour l'oublier elle. Et moi, l'absence que je voulais combler, c'était celle de ma mère. D'une solitude actée et définitive. Je venais de perdre l'espoir de renouer avec elle un jour, et ce qui me maintenait en vie, c'était l'espoir de pouvoir l'entendre me dire un jour qu'elle était fière de moi. Qu'elle m'aimait. Qu'est-ce qu'il me restait maintenant ? Rien. J'étais définitivement seule. Plus de parents. Des amis qui sont sourds quand on parle vraiment. Je voyais le monde en couleur, et moi, j'étais en noir et blanc. Alors...

Il posa sa main sur son épaule, comme pour l'encourager. Il sentait sa peine, sans même l'avoir vécue. C'était difficile à expliquer, mais il ressentait presque un champ de force autour d'elle. Qui repoussait tout. Surtout les autres, visiblement. Une chose fragile enfermée dans dix couches d'acier blindé.

- J'ai essayé d'y croire, quand il disait qu'il me voyait, maintenant, parce que j'avais besoin d'être vue. J'avais besoin qu'on me peigne, de rejoindre leur monde de couleur. J'aurais pu me tartiner la tronche de peinture, que ça n'aurait rien changé. J'esquivais le problème. Ce n'était certainement pas un mec qui allait me soigner. Mais j'étais pas capable de le faire moi-même... Alors, on a fini par se mettre ensemble. J'étais... pas très enchantée. Je voulais pas m'engager, depuis mon ex. Enfin... C'est faux. Ça me faisait surtout peur ! Du coup, quand j'ai compris dans quoi j'étais embarquée... j'ai rien fait pour changer ça, parce que ça voulait dire perdre un ami, et me retrouver seule à nouveau. Alors je suis restée.

- Mais tu le regrettes aujourd'hui ?

- D'être avec lui ?

Il opina du chef. Elle le regarda un instant, ne sachant pas quoi répondre. Est-ce qu'elle regrettait ? Dans les bons moments, sans doute pas autant qu'elle le croyait. Quand les mots durs, l'impression de ne jamais être assez bien pour lui, ce sentiment d'inutilité qu'il lui laissait après une dispute, se faisaient nombreux, ça oui. Les mauvais moments étaient semble-t-il bien plus présents et pesants que les bons. Alors, sur une balance, cela se jouait à peu.

- Je regrette d'avoir besoin de son affection. Ce qui revient sans doute à dire que oui... Le simple fait que sa présence, en tant que copain et non comme un ami, m'angoisse, est un peu anormal, non ?

- Plutôt oui... acquiesça-t-il, navré du constat qu'elle en faisait.

- J'ai l'impression que si je le quitte maintenant, je vais m'effondrer pour de bon, tu vois ?

- Mais t'as tenu jusque-là, sans lui.

- On se parle sans arrêt. Il n'y a plus une journée sans qu'on s'appelle, qu'on s'écrive, que j'explose quand je me sens trop mal. Parfois, je sais qu'il ne lit pas ce que je lui dis, il fait une réponse générale pour s'épargner la lecture. Ça se voit quand je lui reparle de certains détails, ricana-t-elle. Mais, c'est toujours le même souci, finalement. Les gens n'aiment pas les trucs trop compliqués, trop prise de tête. Je peux comprendre, je préfèrerais avoir une vie simple, et que ce ne soit pas le bordel dans mon esprit...

- Sauf que t'y peux rien. Je crois, j'en suis même intimement convaincu, qu'on mérite d'être écouté. Pas juste entendu. J'ai connu une période très difficile il y a quelques années, et j'ai la chance d'être entouré de quelques amis bienveillants. J'ai senti la différence. Ca n'a pas soigné les maux, mais ça a pu apaiser un peu la sensation de solitude que j'avais face à la montagne de merde qui me tombait dessus !

- Je voudrais pouvoir le quitter, mais je ne suis pas prête à être seule face à cette montagne comme tu dis...

- Tu n'es pas obligée de l'être, tu peux très bien...

- En parler à mes amis ? le coupa-t-elle. Je t'ai dit, c'est pas leur genre.

- Je peux toujours te laisser mon numéro, si t'as besoin un jour, on peut revenir boire un verre.

- Hilarant.

- C'était pas une blague !

Elle plissa les yeux, le regardant de façon soupçonneuse. Ça sortait de nulle part, elle n'avait pas l'habitude de voir quelque chose de sincère lui être adressé, autre que de mauvais sentiments.

- T'essaies pas de me draguer au moins ?

- Je suis encore avec ma copine je te rappelle, et j'en pince pour une autre fille, que je ne reverrais sans doute jamais ! Tu crois que je vais m'encombrer d'une troisième prétendante ? ria-t-il de bon cœur.

- Mouais, pas faux. On verra ça plus tard. Pour l'instant ça ira, merci.

- Comme tu voudras, l'offre est sur la table.

- Je peux te confier un secret en attendant ?

- Oui ?

- J'ai rencontré quelqu'un.

Le vent vint souffler sur eux, et il se sentit d'un coup si apaisé. Outre l'alcool qui était drastiquement redescendu, il se dit que cela faisait du bien, pour une fois, d'avoir un moment hors du temps. Entre son travail omniprésent, sa vie conjugale désastreuse, ses amis un peu trop encourageants parfois, il avait du mal à prendre une pause. Là, rien ne les obligeait à se presser. Ils auraient pu prendre un taxi, mais le fait qu'aucun d'eux ne l'ai proposé, montrait qu'ils avaient surtout besoin d'un entracte.

Sa phrase resta suspendue dans l'air. Et elle se leva, lui faisant face.

- On retourne marcher ? Je commence à avoir froid.

- Je te suis, dit-il doucement.




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