La gare.

Il était évident maintenant, que le nombre de verre bu faisait grandement leur effet. Ils riaient à propos de leurs malheurs respectifs, sans même voir les coups d'œil que le barman leur lançait depuis dix minutes.

- Tu veux que j'te dise, moi la mort, j'en ai rien à foutre !

- Tu dis ça aujourd'hui parce que t'as trop bu !

- Oh non, crois-moi, ce serait même un service qu'on me rendrait. J'en ai plus rien à foutre de rien, en fait. Tu vois, le mec avec qui je sors ? Putain. Mais qu'est-ce que je fous avec ?!

Il ria malgré lui, bien trop ivre pour trouver ça peut-être malpolie.

- Quitte-le !

- Oh, je pourrais !

Et elle remarque que, cette chanson passait, réveillant en elle l'envie de hurler au monde son indépendance, son absence d'attache.





«  I'm a motherfucking woman, baby, alright

I don't need a man to be holding me too tight

I'm a motherfucking woman, baby, that's right »








- Moi, tu sais, j'ai pour habitude de ne pas m'attacher. Les gens vont, viennent, ils te jettent une fois que tu leurs sers plus à rien. C'est bien qu'il soit dans un autre pays, au moins je peux respirer. Des fois, quand j'y arrive. J'oublie qu'il est là, si je veux pas lui parler, je coupe mon téléphone. Il aura beau m'appeler, sourit-elle, il ne m'aura pas !

- Pourtant t'as dit que ça comblait l'absence...

- Ouais, ouais, je sais... mais tu parles. A quoi ça sert un homme – le prend pas pour toi – hormis à nous faire chier ? Il me répète sans arrêt que je suis trop excessive, trop impulsive, trop exigeante. Je l'emmerde ! s'écria-t-elle en s'approchant un peu plus de lui. Je l'emmerde. Si je veux vivre, j'ai pas besoin de son approbation, tu vois ? Il est pas là ! Il est à des heures d'ici !

Elle s'arrêta brusquement, comme frappée par un éclair. Il était à des kilomètres d'ici. Loin. Ailleurs. Partout, sauf avec elle. Et ce constat lui donna un frisson dans le dos.

- Peut-être même qu'il couche avec toute la Californie là.

Il haussa les sourcils dans un sourire sans dire un mot. A quoi ça aurait servi ?

- Peut-être même qu'il l'a toujours fait...

- Donc tu t'en fous pas tant que ça, finalement...

Elle tourna doucement son visage vers lui, l'air grave. Il avait raison. Et c'était bien le problème.

- Tu t'attaches, en fait, c'est ça l'histoire. J'avais un pote comme ça avant. Qui lui, ne s'attachait pas. Wouah, le salaud, jamais la même fille, jamais le même prénom, qu'il retenait pas d'ailleurs. On était tous là, bouché bée, comment c'était possible de pas tomber amoureux de certaines alors qu'elles étaient sacrément belles!

- Ca veut rien dire ça. Moi, c'est arrivé par erreur tu vois.

- Comment tu peux être avec quelqu'un par erreur ?

- C'est simple, un moment de solitude, t'es un peu trop sympa, un peu trop dans le flirt sans le vouloir, et puis il te dit qu'en fait il te veut toi. Tu te sens seule, alors tu dis oui. Parce que tu crois que ça va pas durer. Sauf qu'en fait, bah...

- Il est resté.

- Il est resté, commenta-t-elle tristement.

- Donc il doit t'aimer, non? dit-il en buvant une gorgée.

- Non. Il est comme moi, on s'est piégé sans le vouloir. Oh, il est beau. Ça, il y a pas de souci. Mais quel con. Il était sympa quand on flirtait, qu'on se cherchait. C'était ça, le côté le plus excitant de notre relation. Puis il est parti dans un autre pays pour son travail, et c'est là que je me suis rendue compte qu'en fait, bah...

- Tu l'aimes ?

- Je sais pas... si je l'aime lui, ou l'attention qu'il me donnait. Il est un peu comme un coup d'un soir qui dure trop longtemps, tu vois. Sauf que, malgré ça, je me suis attachée. Parce qu'il est pas que chiant, des fois j'ai vraiment l'impression qu'il va rester pour de bon. C'est rassurant quelque part. J'vais pas crever seule. Mais, à choisir, j'aurais voulu ne jamais le draguer. J'aurais voulu... j'étais seule, souffla-t-elle. J'aurais voulu ne pas être seule. Je suis fatiguée de cette solitude, tu vois ?

Il la regarda, avec un pincement au cœur. Peut-être que sa copine allait connaître les mêmes sentiments une fois qu'il l'aurait laissée. Il considéra leur relation comme celle de cette fille. Si il restait, malgré lui, allaient-ils finir dans une cage dorée?

- Il est à des heures d'ici et il arrive quand même à briser le cœur, t'y crois ça ?

- Oui... pas besoin d'être à côté pour faire mal aux autres. Suffit juste de trouver la faille et de l'exploiter.

- On dirait que t'a fait ça toute ta vie.

- Non, mais j'étais sur ton siège il y a quelques années.

- Comment ça ?

- C'était ma deuxième copine. Vraiment magnifique la fille, tout le monde disait cette fameuse phrase qu'on croyait sympa, que c'était un « avion de chasse ». Pour chasser, je peux te dire, qu'elle chassait. Je n'ai jamais été aussi cocu de ma vie.

- Oh merde...

Elle commença à pleurer. Et si c'était vrai ? Et s'il la trompait ? En réalité, ce n'était pas tant de le perdre lui qui l'effrayait, elle avait très vite déchanté à ses côtés. Elle se sentait prisonnière, mal aimée, négligée, oubliée... comme avec tout le monde, finalement. Mais, l'idée d'être prise pour une idiote, ça, c'était au-dessus de ses forces. Elle songea un instant à l'appeler, puis voyant son ami éphémère se resservir un verre, elle se resigna. Après tout, si c'était le cas, elle préférait faire l'impasse. Les choses qu'on ne sait pas ne peuvent pas nous blesser, n'est-ce pas ?

- Je l'aime bien, tu sais. Pas forcément comme il le faudrait pas, pas amoureuse transit, mais... je crois que je me suis habituée au fait qu'il soit dans ma vie.

- J'en doute pas.

- Je suis juste malheureuse avec lui, c'est tout.

- Je comprends. Moi je suis malheureux avec elle parce que je ne l'aime plus, alors...

- Ouais... putain ça, ça craint.

- Ouais...

Ils échangèrent un regard, puis un sourire. Elle était bien trop ivre pour être mal à l'aise, mais cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas eu une conversation aussi sincère avec quelqu'un. Elle se dit que c'était ça le problème dans sa vie, le manque d'authenticité. Elle parlait à beaucoup de gens, c'est vrai. Au travail, puis avant à la fac, avec les amis des amis pendant les soirées. Mais à quoi cela rimait? A rien. Rien de vrai ne transparaissait. Elle jouait un rôle. Histoire d'être présentable. Parce que sa vraie personne, ses vraies pensées... elle n'était pas sûre que ce serait accepté. Et elle craignait la solitude, bien plus que quiconque autour d'elle. Elle n'avait connu que ça, et s'en était trop.

- Je crois que je suis incapable de briser le cœur de quelqu'un, finit-il par ajouter.

- Pourtant il va bien falloir.

- Je sais, mais ça me fait plus de peine pour elle que pour moi.

- C'est normal, t'as le rôle facile. T'es celui qui n'aime plus.

- Pourtant j'ai l'impression d'avoir la tâche la plus difficile.

- Ils sont des fois indissociables. Tu peux avoir le rôle facile sans que ce soit une mission simple.

- Ça n'a pas de sens ce que tu racontes...

- La vie n'a pas de sens.

- Faux !

- Je t'en prie, me dis pas que t'es de ces gens qui pensent que la vie, c'est le fait d'aimer et d'agir chaque jour comme si c'était le dernier ?!

- Peut-être pas dit comme ça, mais en gros. Je pense que la vie à le sens que tu veux lui donner.

- Ew. J'ai envie de vomir...

Il ria quand elle mima un haut-le-cœur. Le barman, lui, sua sans doute un instant.

- T'es pathétique mon pauvre gars !

- On ne jugeait pas ?

- Je l'ai dit à voix haute ? D'habitude j'arrive à me retenir.

- Ok, très bien. Dans ce cas, c'est quoi le sens de la vie pour toi ?

- De se faire entuber de notre naissance jusqu'à notre mort. Non mais, t'y penses au fait qu'on soit même obligé de payer pour finir au trou, si c'est pas le comble de l'ironie ça. Tu vas payer pour pourrir en enfer. Génial.

- Tu reconnais donc l'enfer ?

- Oui, ça me semble être ce en quoi l'humanité aspire de mieux.

- Oh... donc on a t'a brisé le cœur une fois, et l'humanité est devenue ta bête noire ? Pitié. Et je suis pathétique ?

- Plus d'une fois quand même.

Il haussa les sourcils, un rictus moqueur aux coins des lèvres.

- On parie ? Ok, poker du malheur.

- Je sais pas jouer au poker.

- Moi non plus, on s'en fout. Mise un truc, et on parie sur qui a eu le plus mal.

- C'est débile, argumenta-t-il un léger sourire aux lèvres.

- La vie aussi, mais tu débats encore. Allez, parie ! Un verre ?

- Je suis à mon quatrième, tu crois que j'ai encore besoin de toi là ? sourit-il. Mais vas-y. Tu me paies un verre si j'ai raison, je t'en paie deux si j'ai tort !

- T'es au courant que la gourmandise est l'un des péchés capitaux ?

- Pas grave, si t'as raison, alors je l'aurais mérité.

- Ok ! A trois on dit un truc horrible qui nous est arrivé. Prêt ?

- Prêt !

Ils comptèrent ensemble jusqu'à trois, et s'esclamèrent en cœur :

- Mon ex a couché avec mon frère !

- Ma mère est morte !

- Quoi ? hoqueta-t-il. Je...

- Oh la garce...

- Désolé... pour ta mère. Pourquoi t'as utilisé cet argument-là ? La vache, ça fout mal !

- T'as vu pire qu'une mère morte toi, dans la vie ?

- Mais... ça va ?

- Bien sûr que non ! Par contre, qu'elle ait couché avec ton frère... elle devait vraiment être... agréable à vivre.

Elle se racla la gorge, sentant les larmes monter. Elle l'avait enfin dit à quelqu'un. Elle l'avait enfin dit à voix haute. C'était affreux, dans le pire contexte, pour prouver on ne sait quoi à un inconnu, mais elle n'en pouvait plus. Ce poids si lourd qu'elle gardait depuis maintenant presque un an. C'était trop. Elle repensait à la réaction de ses amies, à leur silence, puis à l'oubli. Personne n'en parlait chez elle, personne n'osait sortir les fantômes du placard. Elle était coincée là, avec l'ombre de cette femme perdue si tôt. Avec l'obscurité que laissait cette relation inachevée. Avec le poids des remords et des regrets. Et Dieu seul sait à quel point ils étaient nombreux. C'était trop douloureux d'en parler, mais c'était encore pire de se taire.

- Personne n'en parle. Tu sais, quand t'as perdu quelqu'un, on dirait que t'es devenu malade. Ils sont là, à faire des mines à moitié dégoutées, à te dire des « oh... ma pauvre » comme si tu disais que t'avais chopé une MST. Un pas de recul, ils sont prêts à te demander comment, pourquoi, parce que les détails morbides ça intéresse. Mais pour ce qui est du reste...

- Ouais... c'est tabou la mort.

- Surtout quand c'est si tôt. J'ai envie de hurler quand ils s'excusent de parler de leurs parents. Ouais j'en ai plus, et après ? Je vais pas te jalouser ou t'en vouloir parce que les tiens respirent encore ! C'est la vie, c'est de la merde, mais c'est inutile d'en vouloir au monde d'avoir ce que je n'ai plus. J'en ai rien à foutre moi, de leur mère à eux. C'est la mienne qui me manque, et je...

Sa voix se brisa. Il attrapa son verre et le sien, servi généreusement les deux et remis le sien devant elle. Elle pleurait en silence, le regard vers le plafond.

- Donc ouais, la vie est bien à chier. C'est quoi le sens de tout ça ? Que ça va me rendre « plus forte » ? ria-t-elle sans joie. C'est ce que tout le monde me dit dès que j'essaie d'aborder le sujet. T'inquiète pas, le temps guérit les blessures, tu verras, c'est dur aujourd'hui mais t'en ressortira plus forte demain, mima-t-elle d'une voix haut perchée. Ma main dans leur gueule, vraiment. J'voudrais juste... Tu vois, j'voudrais juste parler d'elle.

Elle ferma les yeux, ses larmes se jetèrent sur le bar, métaphore de sa peine suicidaire. Sa voix l'avait encore abandonnée. Il ne la regardait plus, la laissant s'exprimer sans se sentir opprimée par un regard curieux, étranger.

- Je voudrais qu'on me laisse parler d'elle sans qu'on me rappelle qu'elle est morte. Je voudrais pouvoir dire les choses que j'ai sur le cœur sans que tout le monde soit mal à l'aise. Pourquoi, d'ailleurs ? C'est moi qui crève chaque jour, c'est pas eux. C'est moi qui souffre comme un chien, pourquoi c'est eux que ça gène comme ça. C'est incroyable...

- Peut-être...

Il s'arrêta, la voix bien trop emprise d'alcool. Il regrettait de ne plus être sobre pour lui confier ses pensées.

- Peut-être, reprit-il, tentant d'être le plus clair et lucide possible, que tu les renvoies à quelque chose qu'ils craignent. Quand tu as dit ça, j'ai pensé à la mienne. Comment je me sentirais, tu vois, quand elle partira. Premier reflexe que j'ai eu, c'est d'avoir envie de changer de sujet. Parce que ça me fera mal. Inévitablement. Mais c'est dégueulasse, pour toi. Parce que nous, on peut chasser ces idées. Toi...

- Moi, j'voudrais... putain, je déteste chialer ! pesta-t-elle en séchant rapidement les perles qui dévalaient ses joues.

- Tu vois des larmes, toi ? sourit-il en posant une main bienveillante sur son bras.

Elle sourit, touchée par sa présence. Elle était décidément très heureuse d'être sortie ce soir, finalement.

- Je voudrais pouvoir chasser son visage de mon esprit. Quand je l'ai vue... tu sais, la dernière fois, avant l'enterrement. Bordel... c'était la première fois que je la revoyais depuis des semaines. C'est arrivé, comme ça, brusquement. En une seconde, tout a basculé. J'avais une mère, on m'a téléphoné, je n'en avais plus. Sans crier gare, tout s'est arrêté. J'ai dû partir en catastrophe, tout laisser en plan. Ma vie, en somme. J'avais oublié ma robe pour la cérémonie. J'ai dû porter des vêtements trop petits qui restaient dans les armoires. J'ai craqué ma veste en la mettant. Je voulais vraiment pas que ça arrive, je voulais pas penser à prendre une robe pour l'enterrement. Je ne voulais pas d'enterrement. Et elle était là, si paisible, mais... j'attendais qu'elle ouvre les yeux, qu'elle se réveille. Qu'elle me dise qu'en fait, elle dormait juste. Que tout ça c'était des conneries. J'avais même oublié qu'elle s'était coupé les cheveux entre temps... t'y crois ça ? On se parlait presque plus, on s'entendait mal, on se voyait rarement, et pourtant...

- C'était ta mère...

- Ouais, mais... tout le monde me demandait « mais vous étiez proche ? » comme si, finalement, j'avais pas tant de raisons que ça d'être triste, tu vois. Parce qu'après tout, on ne s'entendait pas.

- C'est con, comme question.

- Tu l'as dit...

Le barman s'approcha d'eux, leur signalant qu'il était presque une heure, qu'il allait fermer.

-  Merde, pesta-t-elle en essuyant ses larmes grossièrement avec sa manche. J'ai mon dernier train dans dix minutes !

- Je t'accompagne, s'exclama-t-il, attrapant sa veste.

- Pourquoi faire ? s'étonna-t-elle.

- Comment ça, pourquoi faire? Pour finir de parler sur le chemin, puis... c'est pas tellement prudent de te laisser y aller seule à cette heure-là.

- Je vais être seule après, constata-t-elle, comme pour souligner son incohérence.

Il la regarda un instant, ne semblant pas comprendre.

- Ou alors, tu ne veux pas rentrer? demanda-t-elle enfin.

Il fit signe que non.

- Allons prendre un verre chez moi, concéda-t-elle en enfilant son manteau.

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