Chapitre 2 : atelier cocktail




De nos jours – Mardi 30 décembre

Garée dans la rue de ma sauveuse, je frissonne à l'idée de mettre un pied dehors. Pourquoi ai-je jeté mon dévolu sur ma robe pull préférée bleu marine et un collant fin ? Dix minutes que je suis assise, figée sur le siège de ma vieille voiture, à me ronger l'ongle de mon index. Est-ce que cette semaine va bien se passer ? Vais-je m'entendre avec tout le monde ?

Alex, la seule personne que je connaisse – enfin que j'ai rencontré en coup de vent, une fois – devrait m'accueillir. Mathilde, retenue à l'office de tourisme, m'a avisée qu'elle nous rejoindra plus tard.

Je lève les yeux vers la croix accrochée sur la façade de la pharmacie. Les chiffres de son thermomètre qui scintillent dans la pénombre d'un vert lumineux affichent : -10 °C. La nuit est installée depuis une heure et demie alors que je viens de terminer ma journée de travail. Ces longues soirées sombres me dépriment, pourtant l'hiver a ses charmes comme les rues illuminées par les décorations de Noël, les paysages enneigés, les soirs passés à lire un livre, blottie sous une couverture avec une tasse de chocolat chaud débordant de Chamallows...

Les phares d'une voiture m'éblouissent et me ramènent au présent. L'horloge du tableau de bord annonce 18:45. Je souffle un bon coup pour relâcher cette tension dans ma cage thoracique puis rassemble mon courage pour affronter le froid sibérien.

Sortie de ma Clio phase II, je me dépêche de traverser l'impasse, non sans difficulté avec ma minuscule valise à roulettes, mon sac à main sur l'épaule et un paquet de Fraise Tagada empilé sur le carton de la tarte fine dans mon autre main. Les lampadaires s'allument sur mon passage. Mon nez est gelé. J'ai la sensation que mes cils se remplissent de cristaux comme ceux des explorateurs du Grand Nord. Je ne suis pas d'accord avec ce fichu thermomètre : au ressenti, il fait au moins -8000 avec ce vent à décorner les bœufs.

Je m'arrête, essoufflée par la montée, devant l'immeuble des Écureuils qui est tout l'inverse de la résidence de standing. Je ne vais pas me plaindre, j'ai déjà beaucoup de chance d'avoir un toit au-dessus de ma tête, gratuit, toutefois je n'aimerais tout simplement pas habiter ici à long terme. Le bâtiment effleuré par la lune, avec sa façade gris délavé par les intempéries ainsi que ses volets roulants blanc cassé, est triste à en pleurer.

Je cherche une entrée au milieu des balcons aux rambardes vert foncé souillées par les pigeons. Ma poitrine se compresse, me coupant la respiration. À ce moment-là, l'amoureux de Mathilde ouvre une baie vitrée au rez-de-chaussée puis me fait signe de rentrer par ici. J'inspire un bon coup, traverse le bout de pelouse humide avant de débarquer parmi le groupe d'amis dans le studio. Je suis frappée par ce changement brutal de température. Ce chaud-froid, mélangé à ma timidité, enflamme mes pommettes à la peau fine et fragile.

— Bonsoir, tout le monde, dis-je d'une voix tremblante.

— Hey, me salue Alex d'un ton chaleureux.

Il referme la fenêtre embuée puis récupère ma tarte aux pommes industrielle ainsi que les bonbons. Avec son mètre quatre-vingt-dix, il m'oblige à me hisser sur la pointe des pieds lorsqu'il me tend sa joue pour lui faire la bise. Il possède une carrure athlétique, un résultat sûrement dû à de nombreuses heures consacrées à la salle de sport. Je comprends mieux pourquoi sa chérie n'arrête pas de me rabâcher qu'il pourrait devenir mannequin ou basketteur à la NBA. Avec son style afro-américain, sa présence ne passe pas inaperçue. Sa peau est d'un brun chaud, lisse et éclatante, témoin de son héritage. Il poursuit en me désignant :

— Je vous présente Cassandra, la fameuse copine de Mathilde qui va rester quelques jours avec nous.

Les visages se tournent, tous les regards se braquent sur moi. Je joue avec ma clé de voiture, toute gênée, tandis que j'avance d'un pas hésitant. Les présentations se succèdent alors. Après avoir fait la bise, échangé des « enchantés », mes muscles se détendent un peu devant l'ambiance accueillante. J'essaie de me remémorer les prénoms, malheureusement ce n'est pas gagné avec ma mémoire de poisson rouge. Du côté des filles, toutes deux brunes, il y a Chloé à la peau claire et Ophélia, qui à l'inverse, a la peau mate. Quant aux garçons, ils sont trois au total, tous des amis d'Alex de l'école d'ingénieur, dont Valentin, le petit ami de Chloé, le seul blond aux yeux bleu lagon, et si je me souviens, je dirais Enzo...

— Je te fais visiter mon château, plaisante Alex.

— Avec plaisir, je lui souris.

— Tu ne pourras pas te perdre. On mange, on cuisine et l'on dort tous dans la même pièce, qui est celle où tu te trouves actuellement.

Autour de moi, les murs sont blanc-crème sans aucune décoration, même les ampoules sont dénuées d'habillage. Chloé et Valentin, dans un moment complices, préparent le repas dans la kitchenette qui est collée le long du mur à droite de la baie vitrée. Au fond de la pièce, il y a un canapé clic-clac, au centre est planté une table, et plusieurs matelas pneumatiques sont disposés debout contre le mur. Une lueur de lucidité m'assaille, suivie d'une bouffée de chaleur.

— Ah zut, je n'ai apporté que mon sac de couchage. Je n'ai pas pensé à prendre un matelas, me décomposé-je.

En plus, j'aurais pu en ramener un, étant donné que je suis rentrée quelques jours chez mes parents à Noël.

— Ce n'est pas grave, ne t'inquiète pas pour ça, on improvisera au moment venu.

Alex poursuit la visite, serein, ne me laissant pas le temps de le questionner davantage sur ce « léger » problème. Mon estomac se tord. Pourvu que je ne dorme pas à même le sol. Après avoir ouvert la seule porte du studio, nous atterrissons dans un minuscule couloir où se trouve un porte-manteau prêt à chavirer sous le poids des vestes de la maisonnée et de la mienne fraîchement ajoutée.

— À gauche, il y a la salle de bain avec les toilettes. On a fixé des règles : douches rapides pour quatre personnes le soir et pour quatre autres le matin. Sinon, tu devras prendre ta douche à l'eau froide.

Donc au total, on est huit à loger ici, ça promet... J'esquisse un sourire devant la situation dans laquelle je me suis empêtrée.

— Impeccable, je passerai le soir pour ne réveiller personne les matins en partant au travail, si ça te convient ?

— C'est une bonne idée, acquiesce-t-il en me raccompagnant dans la pièce principale.

— Ce soir, les chefs vous proposent des spaghettis à la bolognaise ! annonce Chloé, ça va pour tout le monde ?

— Oui ! répondent tous les amis en chœur.

J'ai toujours adoré ce repas, simple et efficace.

— Sans oublier les cocktails ! conclut une voix suave et enjouée que je n'avais pas encore entendue.

Je me retourne puis aperçois un jeune homme au teint hâlé, qui se tient sur le rebord de la baie vitrée ; méditerranéen, je dirais. Il a les bras chargés de bouteilles de rhum, de coca ainsi que de gin. Ses cheveux bruns sont rasés, courts sur les côtés et longs d'environ cinq centimètres sur le dessus de sa tête. Cette coupe dégradée agrémentée d'un trait sur un côté fait à la tondeuse est à la fois branchée et élégante. J'aime beaucoup !

Alors que nos regards se croisent, ses yeux s'illuminent.

— On a une nouvelle dans l'équipe ?

— Eh oui ! approuve Alex à ma place.

En s'approchant de plus près, je suppose qu'il est le plus âgé d'entre nous. Sa silhouette, à peine plus grande que moi, se penche discrètement puis sa main se pose dans mon dos puis me salue d'une bise. Quand sa barbe parfaitement taillée entre en contact avec ma joue, un doux frisson parcourt ma peau comme électrisée par ce toucher.

Eh bien, miss, ça faisait longtemps ! pensé-je, cachant l'effet qu'il me fait. Pas question de paraître trop impressionnée, mais... je dois avouer qu'il est vraiment pas mal. Il a ce côté viril qui ne m'échappe pas.

— Témo, enchanté, m'informe-t-il d'une voix plus grave.

Original son prénom. Tout à coup, cette vague de timidité que je tentais de refouler me submerge à nouveau, devant son charme qui ne me laisse pas insensible. Je me concentre pour ne pas bafouiller.

— Et moi, Cassandra.

À peine les présentations terminées, son manteau enlevé, il annonce d'un ton jovial :

— Allez, c'est parti pour l'apéro ! Je vais vous concocter des petits cocktails... vous allez m'en dire des nouvelles.

Il dispose ses bouteilles sur un minuscule coin du plan de travail de la kitchenette puis retire son sweat. En jeans et tee-shirt, ses bras musclés s'activent à sortir son matériel ainsi que d'autres ingrédients supplémentaires.

— J'ai besoin d'une assistante-barmaid ! Des volontaires ?

Ne laissant la possibilité à aucun candidat de se présenter, il enchaîne :

— Cassandra, au lieu de rester plantée là... Je te désigne.

Je n'arrive pas à lui répondre autrement que par une bouche grande ouverte et un « euh, oui », car, effectivement, depuis son entrée, je n'arrête pas de le fixer. Puis, je souris en me demandant s'il l'a remarqué. Oui, je n'ai pas dû être très discrète, mais il a quelque chose qui capte mon attention, qui rend difficile de détourner les yeux.

Il plonge son regard dans le mien pour m'inviter à le rejoindre d'un clin d'œil amusé. Ses iris d'un vert clair, cernés d'un subtil cercle marron, contrastent avec sa peau mate. Magnifique, cela lui va à ravir. Je suis clairement curieuse de voir ce que ce moment pourrait donner. Les joues rougies par un mélange d'embarras et d'excitation, je m'avance vers lui pour l'aider à préparer ces fameux cocktails. Témo prend tout de suite les devants.

— Va falloir se serrer un peu, me glisse-t-il à l'oreille dans un souffle qui me fait frémir.

L'espace est étroit, en revanche je ne me sens pas oppressée. Au contraire, j'aime cette proximité et cette tension amusante qui s'installe entre nous. Puis, il se tourne vers la salle.

— Votre attention s'il vous plaît ! Combien de daïquiris ? Un, deux, trois et quatre daïquiris ! m'ordonne-t-il en comptant les doigts levés.

— Euh, tu vas devoir m'aider, car je n'y connais rien.

Je n'ai pas encore tout à fait réalisé ce qui est en train de se passer. Je viens juste de rejoindre ce groupe et me voilà déjà embarquée dans une préparation de cocktails avec Témo, un garçon qui, il faut l'avouer, ne me laisse pas indifférente. Pas de coup de foudre, non, disons plutôt que je le trouve particulièrement à mon goût... Et je n'ai pas vraiment eu l'occasion de croiser quelqu'un d'aussi charmant ces derniers temps. Alors, je me laisse porter.

— C'est simple. Il te suffit de verser dans l'un des deux shakers, en même temps que moi, de la glace pilée... deux centilitres de jus de citron, un centilitre de sirop de sucre de canne et... quatre centilitres de rhum.

— À vos ordres, chef !

Le plan de travail ne nous lègue que peu de place, Témo n'a pas le choix que de se coller à moi. Je me retrouve prise en sandwich entre le mur à ma gauche et ce beau brun ténébreux à ma droite. Nos corps se frôlent, éveillant un léger frétillement dans mon ventre, sensation que je n'avais pas ressentie depuis un moment. Au fur et à mesure que les minutes passent, je me détends. Il me donne des instructions, et je me laisse prendre au jeu. Je m'amuse, et lui aussi, apparemment.

— Et ensuite ? le questionné-je une fois ma tâche accomplie.

— La dernière partie, je m'en charge. Mon secret pour obtenir un daïquiri bien frais : tout est dans le mouvement du poignet, me chuchote-t-il.

Témo est à l'aise, confiant. Est-il barman ou serveur ? Il récupère un shaker dans chaque main pour les secouer alors vigoureusement avec une aisance qui me fait craquer.

— Ouah, quelle technique ! le félicité-je avec une pointe d'ironie.

— Tu as vu ça.

Nous répétons ensuite l'opération pour remplir les quatre verres, puis il se retourne.

— Pour les autres, gin-tonic ?

— Oui ! crions-nous en chœur.

— Donc trois gin-tonic ! Cassandra cette fois-ci, on verse quatre centilitres de gin, quelques zestes de citron puis tu complètes avec le tonic.

Devant ce bar improvisé, je dois avouer que je m'amuse bien plus que je ne l'aurais imaginé. Je me surprends à vouloir que ce moment dure. Le temps semble suspendu entre nos échanges et les éclats de rire autour de nous. Cette soirée, qui aurait pu être banale, prend une tournure intéressante. Une fois mes zestes de citron préparés, je tends les doigts pour attraper mon shaker. Témo m'arrête en posant sa main glacée sur la mienne. J'en frissonne.

— Non, il faut verser directement dans le verre à cocktail puis mélanger délicatement cette fois pour libérer les arômes et surtout, éviter que ça mousse voir déborde...

Les quelques secondes qui s'écoulent font grossir la boule de chaleur au creux de mon ventre. Puis, je sens la pulpe de ses doigts glisser le long des miens. Lorsque le contact se rompt, je suis encore émoustillée. Rien d'extraordinaire en soi, mais après huit mois d'abstinence forcée, c'est comme si mon corps se réveillait d'un long coma.

L'a-t-il fait exprès ? Et pourquoi pas ? Je ne me prends pas la tête. Il est séduisant, l'ambiance est joyeuse, et ça me fait du bien de lâcher prise sans trop réfléchir.

Je m'applique ainsi à suivre ses dernières instructions à la lettre. Il est passionné, je ne voudrais pas le décevoir. Le bruit des glaçons tinte alors contre les parois en même temps que le parfum des alcools qui se répand dans l'air. Mon travail terminé, il dépose une demi-tranche de citron sur le rebord du verre qu'il a sucré juste avant. Puis, nous lançons en chœur, fiers de nous :

— Bonne dégustation à tous !

Gourmande comme je suis, je me dirige vers le bol de chips disposé sur la table, mon cocktail à la main.

— Alors, comment se passe ton début de soirée ? m'interpelle le blond, la bouche remplie de cacahuètes.

Je mordille ma joue... Valentin, si ma mémoire est correcte.

— Bien. Tout le monde a l'air sympa.

Mon regard se porte vers Témo qui réorganise le plan de travail, concentré, il aligne les bouteilles. Je sens que je vais bien m'entendre avec lui.

— Oui, tu verras, on est une bonne équipe. On va bien rigoler.

— C'est clair, ajoute Alex.

Soudain, on frappe à la porte. La retardataire vient d'arriver. Elle jette ses sneakers rose-argenté dans l'entrée tandis qu'elle balance sa veste sur le porte-manteau qui vacille dangereusement. Alex s'approche pour lui poser un baiser furtif sur les lèvres. Le visage fermé, elle lâche un rapide « salut, tout le monde », puis prend son ordinateur avant de s'isoler en s'affalant dans son clic-clac. Son impolitesse me choque, je reste sans voix. Elle détache ses cheveux blonds d'un mouvement sec pour river ses pupilles sur l'écran.

Chloé s'aventure vers Mathilde.

— Tu veux quelque chose à boire ? Un gin-tonic ou un daïquiri ? lui demande-t-elle avec son nez retroussé.

Sans que sa meilleure amie ne relève les yeux, elle reçoit pour réponse un :

— De l'eau, merci.

Je ne comprends pas ce qui lui prend. Quelle mouche l'a piquée ? Je m'attendais à tout sauf à ça. La déception me fige sur place, un nœud de frustration voire de tristesse se forme dans ma poitrine. Je pensais qu'elle viendrait au moins vers moi, échanger quelques mots, m'aider à m'intégrer dans le groupe. Par chance, les autres ont été bien plus chaleureux qu'elle. Ils ont accueilli, sans hésiter, cette petite nouvelle un peu perdue. Je devrais être soulagée, hélas l'attitude de mon amie me laisse un goût amer.

Je peux remercier Témo de m'avoir prise sous son aile, mise à l'aise. J'ai beaucoup apprécié son cours sur les cocktails, sans parler du fait qu'il est incroyablement canon. Un infime jeu de séduction s'est, d'ailleurs, peut-être installé entre nous, ou c'était juste un moment de complicité... Qui sait ? Pour l'instant, je profite. Du reste, où est-il ? Je le cherche du regard, espérant capter son sourire.

Il est à présent seul, debout contre le réfrigérateur, bras croisés contre son torse. Mon attention se pose sur lui. Il fixe un point invisible dans la pièce, les yeux dans le vide, l'air préoccupé. Je suis surprise, sa joie de tout à l'heure s'est envolée. Je perçois même une ombre de tristesse dans ses pupilles. Il m'intrigue, je me demande ce qui le tracasse.

Un autre garçon brun lui aussi, dont j'ai oublié le nom, s'approche de lui puis lui tapote amicalement le dos. Il murmure quelques mots inaudibles, désigne l'extérieur d'un signe de tête, pour ensuite se diriger ensemble vers la baie vitrée.

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Merci pour votre lecture 💜💜

A suivre...

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