Chapitre 1 : SDF ?


Cassandra


Cinq jours plus tôt – Mardi 23 décembre

Ce matin, impossible de me concentrer. Mes pensées s'embrouillent, mon ordinateur reste figé sur la même ligne depuis quinze bonnes minutes. Les simulations de prêt automobile ? Ça attendra. Je n'y arrive pas. Mes pauvres clients devront patienter un peu plus longtemps avant de recevoir leur mail, probablement après la pause déjeuner. Soudain, les vibrations de mon portable posé sur le bureau interrompent le silence. Je baisse mon regard sur l'écran pour lire le SMS qui s'affiche comme piqûre de rappel.

Laure :

Alors t'en es où dans tes recherches ?

Cassandra :

Nada, je trouve rien. Ça craint. 😰


À l'envoi de ma réponse, mon ventre se contracte. Sept jours. Pas un de plus. C'est le temps qu'il me reste avant de me retrouver à la rue pour la période du Nouvel An. Le compte à rebours est lancé. Pourtant, je le savais dès le départ, c'est noté sur le bail : libérer la chambre durant les vacances scolaires. Véronique et Patrick, mes propriétaires, me l'ont gentiment rappelé hier soir. Leurs deux filles reviennent à la maison pour les fêtes de fin d'année.

Alors, exit Cassandra ! Depuis, l'angoisse monte au rythme du tic-tac du crocodile de Peter Pan qui résonne en boucle dans ma tête, prêt à m'avaler toute crue. Évidemment, je ne m'étais pas préoccupée de trouver un logement avant ce rappel. Je m'y prends toujours à la dernière minute... Ça finira par me jouer des tours. Foutue procrastination.

Un deuxième message de Laure apparaît aussitôt.

J'ai réfléchi toute la nuit et j'ai eu une super idée.

Tu ne débourseras pas un centime. 😝


La connaissant, je crains le pire. Elle va me sortir un plan foireux.


Ah bon, laquelle ? Car j'ai écumé toutes

les plateformes d'hébergements existantes,

ça coûte un rein. 😭


Tu te réinscris sur Tinder et tu enchaines les dates

toute la semaine et tu « dors » chez les gars.

Va juste falloir donner un peu de ta personne.

🍆🔞🔥🌶


Je ne me suis pas trompée. Je la connais par cœur. Cela a au moins le mérite de me déclencher un fou rire au milieu de mon état de stress. Laure me manque terriblement depuis qu'elle a déménagé à Paris par amour. Bon, je peux comprendre, j'aurais agi de même à sa place. N'empêche que j'adorais être avec ma meilleure amie.

J'aimerais pouvoir me téléporter dans sa chambre afin de poursuivre nos conversations à bâtons rompus, refaire le monde comme nous en avions l'habitude lors de nos soirées manucure ou plateau télé. Je souhaiterais partir de nouveau, sillonner l'Angleterre avec elle, quand munies de nos smartphones, nous nous amusions à tourner des courts métrages telles des journalistes. Bref, parfois, je me sens un peu seule, et encore plus là, maintenant.

PTDR 🤣🤪 Je suis désespérée mais pas au point de me prostituer.


Ah. Zut. Tu aurais pu faire un effort 

Non sans déconner, demande à Mathilde.

Elle devrait pouvoir te renseigner.


— Pourquoi n'y ai-je pas pensé ? me réprimandé-je à voix haute. En tant qu'agente d'accueil de tourisme, elle est la personne la mieux placée pour me sortir de ce pétrin.


Tu gères meuf. Je l'appelle tout de suite

pour manger avec elle ce midi

Merci. Qu'est-ce que je ferais sans toi ?


La manche 😝 allez tiens moi au courant poulette !

Bisous

Connasse 😘

Moi aussi je t'aime 😉


Trente minutes plus tard, j'endosse ma veste puis enroule mon écharpe en cachemire autour de mon cou. Avant de passer la porte, je prends une seconde pour vérifier mon reflet dans le miroir en rotin de la salle de pause. Mon mascara n'a pas coulé sous mes yeux gris-vert, ainsi que mes cheveux châtains, lissés avec soin, ne laissent apparaître aucun frisottis indésirable. Tout est en ordre, let's go ! J'attrape mon sac à main en vitesse, destination la brasserie.

Dans un élan de bravoure, je sors affronter la météo hivernale pour arpenter les rues piétonnes de Thonon-les-Bains. Au rythme de mes talons sur le pavé, une boule se forme au fond de ma gorge, grossissant de plus en plus. Pourquoi ai-je tardé si longtemps pour me préoccuper de ma situation de SDF, certes passagère, mais imminente ?

Les boutiques s'enchaînent sur mon chemin. Les façades et les volets aux multiples tons pastel qui m'apaisent d'habitude, m'oppressent aujourd'hui. Les mains au chaud dans les poches de mon blouson, je fais craquer une à une mes phalanges avec mon pouce. Mon cœur bat un cran plus vite : et si Mathilde ne trouve pas de solution ? Est-ce que mon éternelle devise : « Tout va bien se passer, je m'en sors toujours », se confirmera ?

Quelle idée aussi d'avoir accepté cette chambre chez l'habitant ! En vérité, le choix s'était plutôt imposé au vu de ma condition : célibataire, premier emploi et en période d'essai. Le combo parfait qui fait fuir les potentiels bailleurs. Celle-ci devrait bientôt évoluer. Début janvier, je fêterai la validation de mon CDI avec ma collègue. Je pourrai ainsi trouver un appartement rien qu'à moi, terminées les galères. Du moins, je l'espère.

Arrivée la première devant le restaurant, les cloches de l'église ainsi que les grognements de mon ventre m'indiquent qu'il est midi. Mathilde est en retard. Le froid commence à attaquer mes joues, dessinant des morsures rouges sur mes pommettes. Autour de moi, les gens traversent la place au pas de course, soufflant dans leurs mains pour les réchauffer. Certains se ruent à l'intérieur des cafés pour en ressortir avec un gobelet fumant.

Qu'est-ce qu'elle fait bon sang ? Je danse d'un pied sur l'autre en lisant le menu qui est écrit à la craie sur l'ardoise : rösti accompagné de la salade du chef et meringues à la double crème en dessert. Ce plat typique du pays voisin, la Suisse, sera parfait pour me remonter le moral. Je frappe des mains pour tenter de les réchauffer en cherchant mon amie du regard. Quelques pigeons picorent le sol à la quête de nourriture. Je parie qu'ils ont froid, eux aussi.

Après dix longues minutes d'attente qui m'ont paru une éternité, impatiente d'en découdre avec mon statut, j'aperçois enfin sa chevelure blonde au loin. Je plisse des yeux lorsque le soleil m'éblouit en se reflétant sur la magnifique véranda bleue. À ma hauteur, elle m'accueille avec un sourire.

— Salut beauté ! Vite, rentre, tu dois être gelée ! me propose-t-elle.

Nous nous faisons la bise, avant de nous installer dans un coin à l'écart de l'agitation de la brasserie. Elle retire sa veste, laissant ainsi apparaître sa généreuse poitrine. Impossible de ne pas y prêter attention : mon regard est plongé dedans.

— Alors Cass ? Raconte-moi tes tracas au lieu de me mater.

Mince, je suis grillée pourtant je n'ai jamais franchi le cap avec une fille, même si parfois, je les contemple lorsqu'elles sont jolies. Mes lèvres s'étirent en un sourire d'excuse.

— Oui ! Pardonne-moi, mais ton décolleté me fait de l'œil.

Alors qu'elle laisse échapper un petit rire, ses trois grains de beauté bougent sur ses joues. Je ne sais pas pourquoi elle les déteste. Je trouve au contraire, et je ne suis pas la seule, que ça lui donne un charme fou.

— Je m'y suis prise un peu tard...

Je lui raconte alors en détail ma galère de logement pendant qu'elle me fixe attentivement de ses yeux hazel. Dans la précipitation, ma langue s'emballe, fourche et glisse entre mes dents, ce qui produit un subtil son différent quand je prononce certains mots.

— En résumé, tu n'aurais pas un bon plan, pas cher à me conseiller ? conclus-je.

— Cela va être compliqué, grimace-t-elle. Dans notre région, les prix sont exorbitants surtout en cette période. Quasiment plus rien n'est libre.

Elle s'arrête, porte sa fourchette vide à sa bouche. Mon estomac se noue me coupant l'appétit. J'aurais dû m'en douter, elle ne peut pas faire des miracles non plus, elle n'est pas une magicienne, qui d'un coup de baguette résoudrait mes problèmes. Ce qui serait, soit dit en passant, extrêmement pratique dans mon cas.

— Laisse tomber Mathilde, je dormirai dans ma voiture, plaisanté-je à moitié. Ça ne sera pas la première fois.

Une jeune femme dynamique aux cheveux frisés, parée d'un tablier noir ajusté sur une chemise blanche, s'approche de notre table, carnet en main. Elle nous adresse un sourire poli, puis note nos commandes : deux menus du jour et deux Perrier tranche pour l'apéritif ; avant de repartir pour nous laisser reprendre notre conversation.

— Tu es sérieuse ? se fâche mon amie, les bras croisés. En plein hiver ? Tu veux finir à la page des faits-divers ? J'imagine les gros titres : « une demoiselle a été retrouvée morte congelée dans sa voiture au bord du lac Léman ».

— D'accord, d'accord. On va trouver une autre solution.

La serveuse dépose nos boissons sur la table. Je presse alors mon citron pour en extraire le jus qui coule dans mon eau gazeuse. Tandis que je porte instinctivement la tranche de citron à ma bouche, une sensation de picotements instantanée se répand dans le bas de mes joues, comme l'acidité de ma situation qui se propage dans mes veines. Mathilde approche son verre à ses lèvres pour boire d'une traite la moitié de son eau pétillante, puis poursuit la discussion très enthousiaste.

— De mon côté, je ne travaille pas beaucoup la semaine pro. Mes potes de Lyon arrivent pour passer des vacances chez moi...

Elle s'interrompt puis reprend une gorgée.

— Ah, cool ! réagis-je.

J'inspire une bouffée d'air saccadée, pour apaiser un agacement que je peine à dissimuler, pendant que ma main glisse derrière ma nuque, suivant la ligne tendue de mes muscles. Pour être honnête, j'aurais préféré qu'on se penche encore un peu sur mon problème avant qu'elle m'explique son programme. Néanmoins, elle poursuit :

— Donc, si tu veux, tu peux dormir chez moi. Une personne de plus ou de moins, je ne suis plus à ça près. Il y aura Chloé, ma meilleure amie, Alex, et quelques potes à lui, célibataires, me renseigne-t-elle avec un gros clin d'œil.

Elle ajoute dans un éclat d'excitation :

— À l'aise dans mon studio de trente-cinq mètres carrés ! Qu'est-ce que tu en penses ? En plus, c'est gratuit. On passera le Nouvel An ensemble ?

Oups, j'ai honte, quelle idiote avec mes conclusions hâtives ! Mon visage s'illumine. Elle me propose de m'héberger ! La tension s'évapore en même temps que mon corps qui se relâche enfin. Je pousse un long soupir, presque un rire, libérée de cet énorme poids sur mes épaules.

— Génial ! Soyons fous ! Qu'est-ce que j'apporte ?

La serveuse approche avec nos caquelons tout droit sortis du four. L'odeur des pommes de terre aux lardons éveille mes papilles, mes paupières se ferment brièvement pour savourer le moment. Une fois servie, j'attaque mes röstis sans me faire prier, l'appétit retrouvé.

— Ton petit cul, me dit-elle en riant.

Ah, mon surnom du lycée ! Mes copines m'appelaient toujours « petit cul », non pas parce que j'étais dévergondée, simplement puisqu'elles trouvaient que j'avais de jolies petites fesses musclées dans mes jeans. Plutôt flatteur. À cette époque, nous n'étions pas très proches, Mathilde et moi. Nos chemins se sont donc naturellement séparés lorsqu'elle a déménagé avec ses parents à Lyon en terminale.

Cependant, le destin, ou peut-être le hasard a récemment choisi de nous réunir au moment où nous commencions nos vies professionnelles. Grâce aux réseaux sociaux, en parcourant mon fil d'actualité, je suis tombée sur ses photos du plus grand lac d'Europe. Curieuse, j'ai lu le message qui les accompagnait. Celui-ci annonçait qu'elle venait d'emménager, elle aussi, à Thonon-les-Bains, qu'elle décrivait comme une belle commune française située dans le département de la Haute-Savoie, au bord du lac Léman ; détails qui ne m'ont pas étonnées vu son travail.

La surprise passée par cette découverte, un mélange de joie, d'excitation et de réconfort m'avait envahie. Je n'étais pas seule dans cette nouvelle ville. En reprenant contact, j'ai appris que comme moi, elle était sans repères, hormis la présence de son chéri Alex qui habite avec elle. Cette solitude partagée nous a rapprochées au cours des deux derniers mois, bien que, pour l'instant, notre lien n'est pas aussi fort qu'avec Laure.

— Non, sérieusement, je ramène quoi ?

Mathilde s'essuie la bouche entre deux coups de fourchette.

— Un bon gâteau fera l'affaire pour le premier soir, me répond-elle. Après, on avisera sur le tas.

— Parfait. Ça me va.

Une expression de curiosité se dessine sur son visage. Tandis qu'elle se penche en avant, une mèche de ses cheveux blond lui tombe sur le front.

— Par contre, je ne t'ai pas posé la question tout à l'heure, mais tu as déjà dormi dans ta voiture ? me demande mon amie.

— Oui, l'été dernier, pendant notre road trip avec Laure, nous avons dû coucher dans notre voiture de location à quatre sur un parking. Un enfer. L'atmosphère était suffocante, la buée collait partout sur les vitres. Sans compter qu'en plein milieu de la nuit, nous avons été réveillés par une bande de jeunes hilares qui secouait le véhicule. Ils imitaient des cris de baise, persuadés que nous nous adonnions à une partie de jambes en l'air.

Mathilde éclate de rire, visiblement amusée par l'anecdote.

— Ah, je ne sais pas si j'aurais survécu à ça !

Je pouffe à mon tour.

— Sur le coup, on n'en menait pas large, toutefois en y repensant, c'était tellement absurde que ça en devient drôle.

Son sourire ne quitte pas ses lèvres, et une ambiance légère s'installe naturellement entre nous. Le reste du repas se déroule ainsi, dans la bonne humeur. Nous discutons de tout et de rien. Elle me raconte sa récente sortie avec Alex pour fêter leurs deux ans de relation, je lui détaille mon dernier date catastrophique, nous rions toutes les deux. La quiétude installée, ma langue s'est arrêtée de glisser entre mes dents. J'avais honte de ce défaut au collège, même s'il se révèle que ce placement de langue a un côté sexy, alors ma mère m'a envoyée chez l'orthophoniste.

Grâce à de nombreuses séances, ce complexe a disparu ; aujourd'hui mon zozotement ne s'entend presque plus sauf quand je parle trop vite. Avec les années, je me suis raisonnée en me rassurant que finalement cela fait partie de mon charme, et il est surtout un atout indéniable qui me permet de prononcer d'impeccables « thank you » qui feraient rougir plus d'un Anglais.

À la fin de son dessert, mon amie engloutit son café avant d'annoncer :

— Bon allez, je file. Je n'ai pas appelé Alex de toute la matinée, il va s'inquiéter. Puis, j'ai encore deux ou trois cadeaux à acheter pour Noël. À plus !

Elle se lève, paie sa part. En une fraction de seconde, elle est dehors, le téléphone accroché à l'oreille. Du Mathilde tout craché. Leur relation est particulière, chacun souhaite constamment savoir où est l'autre, ce qu'il fait, s'il va bien ; ce qui aux yeux de mon amie traduit un amour profond et fusionnel. Personnellement, je trouve cela certes mignon, mais vite étouffant. Je me retrouve donc seule à table, finissant mes meringues à vive allure. Je déteste manger en solo.

Voilà comment Mathilde vient de me sauver et de me dépanner. Cette invitation sera aussi l'occasion de casser ma routine, de rencontrer du monde. Un soupçon de curiosité face à ce qui m'attend m'envahit. En tout cas, je sens que nous allons nous amuser bien que mes nuits risquent d'être courtes. J'espère que je vais pouvoir tenir le coup au travail sinon mon directeur ne me ratera pas. Quoi qu'il advienne, j'ai accepté. Ai-je bien fait ? Je n'en ai pas la moindre idée.

Sortie du restaurant, la pression relâchée, j'apprécie le passage de l'air froid qui se ressent jusque dans mes poumons. J'admire la fontaine ainsi que l'arbre qui se trouvent à côté de la brasserie. Il faudra qu'on revienne ici l'été pour manger en terrasse. Je nous imagine dans cet endroit charmant.

Je masse mes épaules ainsi que mon cou, pour évacuer la tension accumulée depuis la veille. Avant de repartir à la banque, j'envoie un dernier message à Laure pour la rassurer.

Ouf ! Trop de bol. Je dors chez Mathilde.

Je t'explique ce soir. Bisous.



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Merci pour votre lecture 💜💜

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