Wilhi
Coucou,
Parce que je ne suis pas pour mettre que des Hebdocritures dans ce recueil, j'ai eu envie de partager une mini tentative de futur projet. Il s'agit d'un extrait, qui ne sera certainement pas le début, mais qui, je crois, est intéressant.
Donc voilà, bonne lecture!
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Wilhi
Hier soir, Adine devait se rendre à la commandite aux enchères organisée par Ludmilla Sloan, une lointaine cousine du clan Sullivan. J'étais le seul sur le C.A. du Club des Génies - nom stupide trouvé par les fondateurs de notre groupe - à m'opposer à notre participation à cette mascarade grotesque. Et voilà que ce matin, Eileen et Christophe me faisaient les gros yeux et que Yuri me battait carrément froid.
Installé à ma table de travail, je m'efforçais de les ignorer, travaillant sur un raccord de bras automatisé que j'espérais susceptible de nous rapporter un montent d'argent considérable au prochain congrès médical de Pacific-City. Si l'implantation de se raccord fonctionnait comme je le supposais, on pourrait y installer des bras artificiels susceptibles de répondre aussi bien qu'un bras biologique moyen, ce qui, je devais l'admettre, était proche de l'exploit scientifique. L'architecture de la main humaine était telle que jusqu'à maintenant, personne n'avaient réussi à reproduire une parfaite préhension et une motricité aussi fine avec des matériaux artificiels.
— ... et finalement, là, c'est Wilhelm Heigels. Mais si tu l'appelles autrement que Wilhi, il est probable qu'il mordre.
La voix d'Adine me parvint seulement parce qu'il avait osé prononcer mon nom complet. Je me redressai, me tournant vers lui dans le but de l'apostropher lorsque mon regard croisa une paire d'yeux violets étrangement familière - mon oncle Ernst, encore plus détesté dans la famille que moi, avait les mêmes.
— Salut, dit-elle. J'suis Zinia, avec un n. Alors t'avises pas d'en mettre deux, parce que moi aussi, je mords.
Bon, on dirait que la recrue de la veille n'était pas prête de se laisser intimider.
— Tu l'as repêchée au party de Sloan? demandai-je à Adine.
Il détourna le regard, embarrassé. À notre surprise à tous les deux, ce fut la fille qui répondit.
— Ouais, et ç'aurait été pratique que tu soies là, monsieur le prince déchu!
Mais pour qui se prenait-elle? D'abord, je n'étais pas "déchu" car nul ne peut déchoir quelqu'un qui n'a aucune prétention à tenir un rang. Et même si j'avais voulu endosser les rôles soit disant dus à ma famille, on m'avait laissé derrière il y avait longtemps. Comme on le faisait d'un jouet cassé ou défectueux.
Pour la famille, c'était exactement ça: j'étais défectueux.
— À sa défense, reprit Adine, Wilhi n'était pas d'accord pour que nous participions à la soirée d'hier.
La fille, petite et menue comme la plupart des femmes Heigels et néanmoins fort peu impressionnée levait un regard mêlé de curiosité et de méfiance vers moi. Elle était plutôt mignonne avec ses cheveux teins en bleus qui allaient dans tous les sens et son nez retroussé. Son accent était celui des Districts d'en bas, ce qui venait, à mon sens, confirmer qu'elle devait être un des nombreux résultats des frasques de mon oncle. Avec ses tatouages et son air de skater ingénieuse, elle avait exactement le profil.
— N'empêche, si je comprends bien ce que Chris et toi racontez, le Club des Génie - mais, c'est qui le loser qui a affublé le groupe d'un nom pareil! - enfin bref: comme vous...
Adine toussota, l'interrompant.
— Comme nous sommes un groupe dont tous les membres sont égaux, rectifia-t-elle en roulant des yeux, il était le seul qui pouvait faire quelque chose!
Ce dernier bout de phrase était adressé à Adine tandis qu'elle me pointait d'un pouce courroucé.
Encore une fois, embarras du côté d'Adine. Mon ami soupira et se frotta le visage avec les mains.
— Je sais pas Zinia... je sais vraiment pas. La vie de Wilhi est quand même un peu plus compliquée que tu penses.
De toute évidence, il était arrivé quelque chose la veille à la Commandite aux enchères. Quelque chose qui mettait Zinia en colère et qui rendait Adine vraiment mal à l'aise. Ils m'exaspéraient tous les deux à parler en codes de quelque chose qui m'apparaissait comme une aberration dès le départ.
— Bon, soit vous me mettez dans la confidence, soit vous allez vous battre ailleurs.
Regard noir de la part de Zinia qui s'était mise à me détester juste parce que j'étais moi. De l'autre côté, soupire provenant du plus profond des entrailles de la part d'Adine qui baissa les bras et dit:
— Durand était là hier soir.
Comme si ça expliquait quelque chose. Je l'encourageai à poursuivre d'un geste impatient.
— Il a sélectionné la copine de Zinia.
— Et qu'est-ce que j'aurais pu faire, demandai-je, irrité. Je ne suis pas en médecine.
— Mia non plus! éclata Zinia. Et je parie que ses études en biochimie sont bien plus proches de tes études en génie biomédical que des études de ce connard! Y'a pas que les Heigels qui ont une réputation par chez nous tu sauras!
Là-dessus, je ne pouvais que lui donner raison. Saad Durand était un prédateur. Il avait ruiné la vie d'une cousine Heigels l'an dernier. Le patriarche Durand avait réglé les frasques de son fils en privé avec le père de Lana et mon oncle Ernst sans que mes parents soient mis au courant. Je savais que ma mère n'aurait pas laissé Saad s'en tirer aussi facilement. On avait envoyé Lana dans une ferme éloignée où on espérait qu'elle pourrait guérir en élevant des moutons. J'avais entendu dire qu'elle ne pourrait pas faire bien plus vu l'état dans lequel Durand l'avait laissée.
Lorsque mes parents avaient appris l'histoire de Lana, ma mère était entrée dans une rage immense. Depuis, il ne manquait que peu de chose pour que la guerre soit ouvertement déclarée entre nos deux familles. Je n'étais pas très au fait de la politique de la Cité, mais j'avais cru comprendre que les Sept princes étaient divisés et que le coeur dirigeant de la Cité-état était fragile.
— Si tu veux de l'aide, parles-en à Siggy. Moi, ça ne m'intéresse pas, tranchai-je avant de retourner à mon travail.
Je pouvais sentir ses yeux me perforer le dos jusqu'à la moelle osseuse. Je ne m'étais pas faite une amie, j'en étais conscient.
— Tu penses que ton frère va s'en mêler? demanda Adine.
— S'il a une chance d'humilier Saad, je suis plutôt certain qu'il va sauter sur l'occasion. S'il refuse, je suis convaincu qu'Annietta va se faire un plaisir de le démolir. Maintenant, foutez-moi la paix. À moins que vous soyez calés en génie biomed, j'ai pas besoin de vous.
Derrière moi, Adine entraîna Zinia plus loin. Tendis qu'ils se dirigeaient vers une section vacante de l'atelier, j'entendis Zinia lancer, d'une voix vibrante de mépris et de hargne:
— Tous les mêmes, ces aristo de merde.
— Wilhi n'est pas facile d'approche, mais c'est un gars bien, promis, tenta de la convaincre mon ami.
— Ouais, je le croirai quand je le verrai.
Ça y était, Eileen venait de démarrer sa scie à métal, ce qui m'épargna le reste de leur conversation. Adine était un type bien, vraiment trop bien. C'était sans doute pour ça qu'il était encore mon ami malgré tout ce que nous avions vécu.
🌊 🌊 🌊
J'adorais le District du port.
Dès que j'avais l'occasion, je fuyais notre villa du District d'en haut et je me faufilais jusqu'aux remparts de notre plateau pour l'admirer.
Depuis aussi longtemps que je me souvienne, j'avais été attiré par les gens du port. J'aimais leur peau colorées, leurs vêtements excentriques, leurs air joyeux. Il y avait toujours de la musique dans les rues, des enfants qui couraient partout, des odeurs exotiques venues de très loin.
Et les bateaux!
Qu'il s'agisse de bateau de pêche, de cargo de marchandise ou de navires transportant des voyageurs, je les aimais tous.
Ces bateaux avaient accès à des contrées inconnues, des mondes lointains, magiques à mes yeux d'enfants.
Un jour, je devais avoir sept ou huit ans, ma mère était descendue au port pour inspecter elle-même une cargaison de tissus venue d'un endroit au nom merveilleux des Îles Orages. Mon imagination d'enfant s'était enflammée, visualisant des îles d'où s'échappaient des myriades d'éclairs, de gerbes de feu et de vents violents à en arracher les arbres. Comme notre gouvernante était malade, elle avait décidé de nous emmener, Annietta, Siegfried et moi plutôt que d'annuler son rendez-vous. À cette époque, elle ne faisait pas confiance à notre père pour nous surveiller.
Nous étions donc descendus dans le District du port avec des gardes de la famille pour nous protéger. Notre mère disait que le District du port était certainement le plus dangereux de toute la Cité-état en raison de la proportion élevée d'étrangers et de brigands qui y habitaient.
Depuis que j'avais découvert mon poste d'observation, je rêvais constamment d'y descendre. J'étais donc excité comme une puce à l'annonce de notre visite en bas. L'expédition m'enchantait. Je voulais tout voir, tous sentir, tout toucher! Même, je crois, tout goûter. Les brioches en forme d'étoiles exposées dans la vitrine d'une boulangerie me mettaient l'eau à la bouche, tout comme les fruits parfumés me ravissaient de joie rien qu'à les regarder. J'étais en extase, surtout lorsqu'une vendeuse au marché nous permis, à Annietta, Siegfried et moi, de choisir des bonbons dans les jarres de son kiosque. Ma mère venait de lui acheter une énorme quantité de café, de cacao et de vanille en prévision de l'anniversaire de notre père, je suppose qu'elle devait se sentir reconnaissante.
Annietta choisi des dragées, Siegfried un grand carré de chocolat mais moi, c'était ces jolis petits chatons noirs qui me faisaient envie.
— Prends-en un et goûte-le d'abord, me dit la femme aux grands yeux sombres. Leur saveur anisée est puissante, ce ne sont pas tous les petits garçons qui les apprécient.
Avec la pince, je sortis un joli chaton de la jarre et le laissai tomber dans mon autre main, l'admirant, fasciné. Je voyais bien que tous me regardaient, mon frère et ma soeur à demi-horrifiés, la femme et ma mère curieuses de ma réaction.
— Si tu n'aimes pas, tu l'avales quand même, prévint ma mère en plissant les yeux. Ce n'est pas poli de recracher.
Mais il n'y avait aucun danger. Dès que ma langue entra en contact avec le rigolo chaton, je compris que je venais de faire la plus belle découverte de ma jeune vie! Bien sûr, le goût était puissant et un peu amère, mais ce chaton me donnait l'impression de voyager. Un sourire immense vint illuminer mon visage, ce qui surpris ma mère et sembla ravir la jolie dame aux longs cils. Elle remplit un sachet de papier de chatons au moins aussi gros que le sachet de dragées d'Annietta. Je n'étais pas certain, car le chocolat de Siegfried se présentait sous forme de tablette, mais je supposais que nous venions d'avoir un cadeau équivalent.
Nous remerciâmes poliment et quittâmes le kiosque, car le rendez-vous de notre mère aurait lieu très bientôt.
Je ne peux expliquer comment ça s'est produit, mais j'ai fini par me retrouver seul dans les rues du District. Je n'avais pas peur car ma vie, jusqu'à présent, ne m'avait pas appris à craindre le danger. Dégustant lentement mes chatons, je déambulais dans les rues en observant tout autour de moi, curieux et émerveillé.
— Oh, est-ce que ce sont les chatons anisés de Madame Nunez? demanda un garçon de mon âge, souriant.
— Je ne sais pas, dis-je honnêtement. C'était une gentille et jolie dame aux grands yeux sombres... avec de longs cils.
— C'est certain que c'est madame Nunez.
Il avait une peau hâlée, d'un doux brun chaleureux et le regard franc et intelligent. Il me plu aussitôt alors j'offris:
— Tu en veux?
— Pour vrai!
Je hochai la tête, lui tendant mon sac. Doucement, il en prit un et le glissa dans sa bouche.
— Merci. Moi, c'est Adine, et toi?
— Wilhi.
— Es-tu perdu, Wilhi? On dirait que tu viens d'en haut avec tes vêtements de riches.
— Ma mère fait des courses au marché. Je ne suis pas perdu.
Et sans plus de cérémonies, Adine et moi devînmes amis.
Nous passâmes plusieurs heures à déambuler dans les rues du District du port, Adine me faisant découvrir son univers. Nous repérâmes ma cachette d'observation et je lui indiquai ma maison, puis nous allâmes voir le bateau de son père au port. Je n'avais jamais vu quelque chose d'aussi spectaculaire! Ce n'était pas un gros bateau, simplement un chalutier pour la pêche, mais c'était quand même un vrai bateau que je pouvais toucher, sur lequel je pouvais monter.
Jamais je ne soupçonnai, dans toute mon innocence d'enfant, que j'avais créé un tumulte au sein du District. Lorsque ma mère s'aperçut de ma disparition, elle ameuta les gardes de la famille et ils mirent le District en alerte. Ce fut la mère d'Adine qui compris enfin qui j'étais et qui m'intima de retrouver la mienne en quatrième vitesse.
Jamais je n'aurais imaginé, cependant, que mon retour tournerait autant au drame.
J'étais terrifié. J'avais peur que ma mère me gronde, ou pire, qu'elle m'interdise de sortir de la maison à jamais. Je voulais revenir dans le District, j'avais vécu une journée magnifique.
Je courais donc, sans trop regarder où j'allais lorsque je me retrouvai en suspension dans l'air, avant de me voir chuté dans le vide sur une hauteur vertigineuse.
Dans ma hâte, j'avais oublié que cette rue menant vers le marché débouchait sur un petit escalier tordu et étroit sans main courante.
Je parie que ni ma mère ni nos gardes n'avaient prévu me retrouver en provenance du ciel.
J'atterris au milieu d'un kiosque de viande et de légumes frits, défonçant le toit et renversant les marmites d'huile bouillantes qui enflammèrent l'échoppe.
Je ne vis pas les flammes monter, je ne vis pas non plus les gardes foncer pour tenter de m'extirper du brasier, ni le cuisinier de l'échoppe mourir en hurlant des suites de ses brûlures. J'étais déjà inconscient et je me réveillerais seulement un mois plus tard, amputé de la partie inférieure de ma jambe droite. Malgré tous les efforts des médecins, ils ne réussirent jamais à la récupérer.
🌊 🌊 🌊
Trois ans passèrent où je me vis disparaître aux yeux des miens. Lorsqu'ils comprire que je ne serais plus à la hauteur de l'image de marque dont ils se targuaient, ils commencèrent à me laisser à la maison lors de leur sortie, incapables, je supposais, de supporter le regard des autres.
Et pourtant, je n'avais pas gardé trop de séquelles des brûlures causées par mon semi-plongeon dans une friteuse de poulet. J'avais quelque cicatrices sur le bas du corps, la poitrine et les bras mais les chirurgies esthétiques auxquelles me soumirent mes parents réussirent à me redonner une apparence normale là où ça comptait. J'étais tombé les jambes en premier, ce qui m'avait sans doute sauvé la vie.
Je me voyais maintenant condamné à rester cloîtré chez moi avec mon moignon de jambes, isolé afin que personne ne découvre ce qui m'était arrivé. J'avais certes bénéficié de quelques jambes artificielles, que mes parents payaient à fort prix puisque j'étais en pleine croissance. J'avais entendu les murmurs d'une conversation où on suggérait de me donner des décélérateurs de croissance afin que je n'aie pas aussi souvent besoin de nouvelles prothèses et j'étais terrifié et déprimé que personne ne pense à me consulter. Heureusement, personne ne semblaient prêts à utiliser de telles mesures, mais je me méfiais néanmoins de tout ce qu'on m'offrait de moindrement suspect.
Bref, ma situation me semblait désespérée, jusqu'à ce qu'un jour, Adine apparaisse dans le jardin de notre résidence.
— Comment as-tu fait pour venir ici? demandai-je, me jetant spontanément sur lui pour l'étreindre.
Je suppose qu'on ne lui avait jamais donné de mes nouvelles, comment aurait-on pu? Cependant, les motivations de cette mystérieuse réapparition m'importait moins que son exécution.
— J'avais une idée de comment me rendre après que tu m'aies montré le belvédère où tu te caches pour regarder le port. Pour être certain, j'ai demandé à madame Nunez si elle savait où tu habitais. J'ai vu ta mère lui acheter des produits la semaine dernière et comme c'était une grosse commande, elle a pris l'adresse en note pour la livraison. Après, il ne suffisait qu'à fouiller dans son carnet et à consulter les cartes des Districts à la bibliothèque.
— Mais, pourquoi seulement maintenant?
— Tout le monde en bas disaient que t'étais mort, Wilhi! Mais je n'y croyais pas. Ceux d'en haut n'aurait jamais laissé passer la mort de l'un d'eux, sauf qu'en plus de sa commande, ta mère a acheté des chatons anisés, "pour son fils" qu'elle disait, alors j'ai décidé de venir vérifier par moi-même!
Il me serrait à me couper le souffle, ravi de ma survie. Je n'arrivais pas à croire qu'il ait pensé à moi, même après trois ans! Son étreinte était la plus belle preuve que je comptais encore pour quelqu'un.
J'étais chaviré, submergé par un flot d'émotions indescriptibles. Joie, soulagement, émerveillement... espoir aussi. Parce que de toute évidence, Adine ne m'avait pas abandonné. Comme mon ami n'était pas supposé se trouver ici, j'agrippai donc mes béquilles et nous nous faufilâmes dans la Cité. Je n'avais pas reçu ma nouvelle jambe ajustée à ma nouvelle taille et porter l'ancienne m'épuisais plus que me débrouiller sans. Il m'apprit qu'il avait grimpé jusqu'au belvédère et que de là, ça avait été assez simple de trouver ma maison.
Adine, généreux comme toujours, avait apporté des chatons anisé, me remplissant de joie.
— J'ai fait le ménage dans le kiosque de madame Nunez et je lui ai servi de messager pendant toute la semaine, expliqua fièrement Adine. Quand j'ai reçu ma paie, j'ai acheté les chatons pour nous deux.
— Même si tu savais pas si j'avais survécu? demandai-je.
Il hocha la tête.
— Je ne le "savais" pas comme une certitude concrète, Wilhi, pas dans ma tête, mais mon coeur et mon instinct le savaient. Comme je dis, si tu n'avais pas survécu, les Heigels auraient retourné le District jusqu'à ce qu'ils décide de la personne qui t'aurait poussé volontairement du haut de la rue Tranchée.
Je crois que c'est à cet instant que je commençai à prendre conscience des différences entre la vie au District du port et au District d'en haut. Adine devait travailler pour nous acheter des bonbons, tandis que moi, je recevais de l'argent de poche simplement pour rester invisible dans mon coin. Soudain, les chatons à l'anis n'avaient plus le même goût. Ceux que venaient de m'apporter Adine, puisqu'il les avait acheter pour me faire plaisir, étaient encore plus précieux. Sans compter cette certitudes qu'il avait que ma famille aurait réclamé une vengeance si j'étais mort. J'avais du mal à croire que les miens pourraient faire pendre un innocent pour un bête accident. Et en même temps, pouvais-je vraiment compter sur la bonté et le bon sens de gens qui me rangeaient au fond de la demeure parce que je n'étais plus entier?
Je décidai de mettre ses considérations derrière pour l'instant et de profiter de la présence de mon ami. Après tout, j'aurais tout le temps du monde pour réfléchir plus tard.
Lorsqu'il rentra chez lui cet après-midi-là, nous installâmes une échelle de corde dans le coin où se trouvait le petit belvédère caché.
— J'en n'ai pas besoin pour monter, dit Adine.
— Mais moi, j'en aurai besoin pour descendre quand j'aurai ma nouvelle jambe, dis-je. Je vais essayer de penser à une manière de la monter et de la descendre à partir d'en bas. Il ne faudrait pas qu'elle attire l'attention.
— Moi aussi je vais y penser. Et en attendant que tu aies ta nouvelle jambe, c'est moi qui viendrai te rendre visite le dimanche.
🌊 🌊 🌊
Je pouvais toujours voir mon meilleur ami discuter avec la nouvelle du Club. Il semblait la trouver plutôt à son goût. Il ne la draguait pas ouvertement, il n'aurait souhaité pour rien au monde qu'elle croit que son adhésion au Club des génies n'implique une redevance sexuelle quelconque, mais il lui laissait savoir qu'elle lui plaisait bien.
J'avais abandonné mon projet de raccord pour travailler à la construction d'une jambe de marche pour une fillette des Districts d'en-bas dont les parents n'avaient pas les moyens. Je visais quelque chose de solide et durable, avec une portion ajustable que ses parents pourraient régler eux-même. Il fallait que la jambe lui dure le plus longtemps possible car elle était en pleine croissance. Il n'y avait pas quelqu'un pour lui acheter de nouvelles jambes au six mois comme mes parents l'avaient faits durant ma croissance. J'avais chargé le minimum à cette famille. J'avais vite compris que la charité venue d'En-haut était mal à propos. Les gens d'en bas n'aimaient pas se sentir redevables.
Je ne voulais pas être perçu comme un gars d'en-haut, du moins, le moins possible, alors je m'efforçais d'apprendre à les connaître vraiment. Je comptais, une fois diplômé, ouvrir un atelier avec Adine dans le District du port et offrir mes services de prothésiste aux habitants des Districts inférieurs. Nous aurions un drôle d'atelier, avec Adine qui se spécialisait en génie mécanique et qui espérait offrir des outils utilitaires et bons marchés, mais nous tenions à nous associer. Adine disait que c'était typique du District du port où on ne se conformait que rarement aux normes.
Zinia était repartie. Adine revint s'installer au bout de ma table de travail et me lança un regard plein de reproche.
— T'étais pas obligé de la traiter comme une parvenue, dit-il.
— C'est elle qui a commencé.
— Elle est inquiète pour son amie. Et je la comprends.
Mais pourquoi Adine revenait-il à la charge? Il savait pourtant que je ne pouvais rien faire. Surtout pas maintenant que Saad avait choisi de commanditer la fille. À l'heure qu'il était, il lui avait certainement fait signer un contrat qui la lierait légalement à lui pour les dix prochaines années. S'il voulait se lancer dans une guerre politique, il n'avait qu'à demander à mon frère ou ma soeur.
— C'est une Îlienne, finit-il par laisser tomber après un long moment de silence.
Eh merde! Je comprenais maintenant. Il se sentait investi d'une mission patriotique. Il ne pouvait se résigner à voir l'une des siennes se faire embarquer dans une aventure dangereuse.
— Une fille du port, ajouta-t-il, enfonçant le clou.
Je grimaçai. Il connaissait ma faiblesse pour les habitants du District du port. Je me sentais chez moi là-bas et ma conscience ne me laisserait pas en paix maintenant que je savais.
— Je vais parler avec Siegfried et Annietta. Je ne peux rien faire seul, mais peut-être qu'à nous trois...
En fait, j'allais certainement devoir mêler ma mère à tout ça. Il s'agissait quand même de Saad Durand, l'héritier de la famille Durand. Je n'étais pas de taille à entrer en conflit avec lui et je me doutais que mon frère et ma soeur ne le seraient pas non plus.
Il fallait espérer que cette Mia était vraiment aussi exceptionnelle que Zinia semblait le croire. Sinon, Gertrude ne cautionnerait pas notre entreprise.
Mais avant, j'avais une jambe à terminer.
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