Balade finale

    Albin passa avec lenteur ses doigts dans sa barbe blanche. Ses mains le faisaient souffrir atrocement et ses os paraissaient s'être changés en éclats de verre. Il en voulait au temps, le temps qui lui volait son propre corps, et par ce biais, la possibilité de pratiquer encore sa passion.

    Le tic-tac des horloges envahissait le triste silence de sa maison vide, vide de gens et de vie. Le bruit régulier mangeait sa solitude et l'accompagnait comme un dernier animal qui restait aux côtés une vieille personne pour ne pas qu'elle se sente trop isolée. Un vieil homme fatigué, voilà comment Albin se sentait. Si fatigué...

    Son corps lutta contre lui comme un animal indompté lorsqu'il voulut se lever, puis finit par le laisser se mouvoir, bien qu'avec douleur. Ses pas lents le menèrent face à la nuit que laissait échapper la fenêtre close et l'homme fatigué s'assit sur la chaise inconfortable présente à sa disposition. La vitre jetait une ombre sur le plancher usé malgré les étoiles qui scintillaient avec une puissance claire dans le voile noir du ciel.

    Albin glissa son regard le long de la plaine enneigée pour plonger ses yeux entre les colonnes sombres de la forêt proche. Cette dernière lui paraissait si lointaine maintenant que ses jambes refusaient de l'y emmener, et l’amertume envahit sa bouche. Il espérait les voir au petit matin, cela faisait de nombreux jours qu'il n'avait pas eu l'occasion d'observer leur ballet.

    Les mains serrées autour de son café noir, un sourire étira son visage aussi raviné que les montagnes de son enfance lorsqu'il aperçut une ombre fugace à travers les arbres. Ils étaient là. Ses yeux s'ouvrirent pour s'emplir d'une myriade d'étoiles, semblables à celles présentes dans le regard d'un enfant qui verrait pour la première fois de son existence de la neige. Il entendit les premiers cris au moment où il se balançait au rythme des aiguilles de toutes les horloges qu'il avait réparées et qui s'étaient installées dans sa maison. Ses doigts refusaient maintenant de tenir avec précision les outils dont il avait besoin pour manipuler ces précieux objets, à sa plus grande tristesse. Le maître du temps n'avait plus la force de remonter les heures.

    Un second hurlement rejoignit le premier, puis un troisième et le cœur s'éleva avec puissance dans la nuit, faisant palpiter celui d'Albin. Il voyait les formes sauvages se rassembler à la lisière, tourner et valser dans ce qui paraissait être une danse incompréhensible à d'autres yeux que les leurs. Il comprenait. Au fil des années, ces animaux étaient devenus familiers avec lui et espérer les croiser du regard chaque matin devenait un rituel. Il n'avait jamais pu en approcher un seul, il ne lui était pas venu l'idée d'aller chercher les tanières quand venait la saison des amours, mais cette relation distendue lui convenait à merveille.

    Albin avait appris à reconnaître chaque voix qui criait au fil de ses écoutes. Chaque loup avait un timbre différent, d'infimes variations qui lui permettait de différencier chaque animal, et il avait même fini par leur donner un nom. Ce matin-là, une nouvelle voix rejoignait celles des vieux habitués, une voix inconnue à ses oreilles. Sûrement un petit jeune qui se mettait enfin à jouer dans la cours des grands. À cette pensée, son sourire s’agrandit ; la nouvelle génération prenait la relève. Il ressentit alors un léger pincement au cœur quand il se rendit compte qu'il ne serait sûrement pas présent pour assister à la suivante.

    Les yeux fermés, il savourait le cliquetis régulier des aiguilles qui se mêlait harmonieusement aux hurlements de loups qui valsaient dehors. Il aurait voulu se trouver dehors, à courir et humer le vent de la nuit avec eux, sentir le froissement le neige sous ses pattes, le frémissement de leurs pelage contre le sien. Il aurait voulu plus que tout faire vibrer ses cordes vocales avec les leurs, ne serait-ce qu'une nuit. Mais il se trouvait bloqué là, dans ce corps désespérément humain, qui s'affaiblissait avec le temps. Il se sentait si fatigué...

    Ses paupières closes frémirent sous la pression des larmes qui enflaient en dessous, puis une glissa, vite suivit d'une seconde. Son index, posé sur le rebord en bois verni de la fenêtre, se souleva puis retomba, heurtant avec un petit bruit le support. Un, deux, trois, quatre. Un, deux, trois, quatre. En même temps que les aiguilles, accordé avec les chants des loups. Un nouvel instrument s'ajoutait à la mélopée qui emplissait peu à peu la maison vide, un accompagnement léger et sourd. Les yeux fermés, il rejeta sa tête en arrière et repartit en arrière, plusieurs dizaines d'années auparavant.

    Il se trouvait sur le balcon de velours rouge et il n'avait jamais été aussi heureux qu'à cet instant-ci. En dessous de lui, la femme qu'il aimait plus que tout se tenait sur la scène polie par tous les artistes qui l'avaient parcourue, et elle dansait. Elle dansait avec une douceur et une lenteur inouïe, accompagnée par l’orchestre magistral qui résonnait dans l'opéra, hypnotisant tous les spectateurs qui l'observaient bouche bée. Pourtant, malgré leur admiration, dans aucun de leurs yeux ne brillait une joie plus intense que dans ceux d'Albin. Son cœur battait à vive allure face à la réalisation du rêve de celle qui était la plus chère à ses yeux, il aimait tant la voir si heureuse.

    Ce soir resterait ancré dans sa mémoire comme la plus belle soirée de sa vie jusqu'à la fin de ses jours. Quand elle était partie, il s'était promis de garder pour toujours ces images, pour les immortaliser, la conserver avec lui pour quelques temps encore. L'homme ne voulait rien de moins au monde que de l'oublier, qu'elle disparaisse pour toujours dans les méandres ténébreux de l'oubli, mais c'est pourtant ce qui arrivait. Les images s'effaçaient peu à peu de son esprit fatigué, à son plus grand désespoir, malgré tous les efforts qu'il sollicitait pour les garder dans sa mémoire. Toutefois, chaque son de cette nuit restait, immuable et immortel, revenant à chaque fois qu'il convoquait ses souvenirs.

    La musique résonnait dans sa tête avec force et gloire, comme dans cet opéra merveilleux de Paris. Il aurait tout donné pour revenir une nouvelle fois à cet instant-ci, où l'avenir paraissait si prometteur et la mort si lointaine ! La fatigue engourdissait son corps petit à petit.

    Le cœur lourd, il ouvrit lentement les yeux emplis de larmes pour les fixer sur le ballet des étoiles. Il se demanda si elle se trouvait parmi elles. Elle lui manquait énormément ; il avait la sensation que son cœur s'était fané le jour où elle s'était endormie.

    Les loups chantaient toujours à la gloire des étoiles, de la nuit et de la liberté, emportant son âme dans un voyage poignant au fond de la forêt. Il avait presque la sensation de se trouver parmi eux, à la place de cette maison froide de vie.

    Les étoiles se mirent à se mouvoir dans le ciel d'hiver. Elles descendaient doucement, apparaissaient de plus en plus volumineuses et proches. Il ne s'en étonnait même plus, Albin ne savait plus où se trouvait la limite entre la réalité et le rêve. L'homme se sentait si fatigué, si seul. Les éclats de lumière s'approchèrent de sa fenêtre avec douceur comme des animaux prudents mais curieux, pour venir ensuite se coller contre la vitre. Ils faisaient la taille de son poing et brillait de manière inégale et diffuse.

    Fasciné, il se leva sans même s'étonner de ne ressentir aucune rébellion de son corps pour venir poser sa main sur le verre. Étonnement, ce dernier n'était pas glacial comme la neige qui tombait à l'extérieur, mais plutôt d'une douce chaleur humaine. Ses doigts s'enfoncèrent dans la surface auparavant dure, qui avait maintenant la texture de la peau, soyeuse et moelleuse.

    Il traversa sans comprendre la fenêtre et se retrouva dehors, au beau milieu de la plaine recouverte d'une épaisse couche de neige. Malgré son poids, il ne s'enfonça pas d'un millimètre dans la poudreuse immaculée de toute trace de passage humain. C'est alors qu'il se rendit compte que, si il n’abîmait pas la neige, c'était car il flottait au-dessus du sol. Ses pensées se mélangèrent et il ne parvint pas à réaliser ce qu'il se passait. Le vieil homme se laissa simplement emporter sans réagir, perdu.

    Les étoiles se rassemblèrent sous ses pieds pour créer un chemin, une passerelle qui s'élançait comme une flèche vers le haut. Il ne parvenait pas à en voir le bout, alors il s'engagea sur le pont éclatant sans la moindre idée d'où ce dernier le menait. Qu'importe. La sensation de légèreté qui avait gagnée son esprit envahit peu à peu son corps et il arriva à un point où il ne le sentait plus. Le cœur des loups mêlé au rythme des horloges s'était amplifié pour résonner dans ses oreilles comme un hymne émouvant à la liberté. Les étoiles étaient si belles vues de près. Il ferma les yeux ; il était arrivé.

***

Voilà un texte que j'ai écrit pour le Grand brasier, l'épreuve finale du concours de La dernière flamme. Je n'ai pas gagné, loin de là, mais j'ai cependant gagné un prix annexe ! La team volcan m'a décerné le prix Lafontaine, "meilleure morale" ! Le macaron sur la couverture vient de là ^^ j'en suis très fière !
N'hésitez pas à me dire ce que vous en pensez ^^

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