Chapitre 5
En ce lundi matin, la nervosité de Terrence lui avait déjà fait engloutir trois cafés et fumer pas moins de six cigarettes. Il observait, en silence, son compagnon préparer un sac pour son admission à l'hôpital, d'ici quelques heures. La veille, ses fans et abonnés avaient été mis au courant sur les réseaux sociaux et Lizaette, la meilleure amie de Sebastian, serait ensuite chargée de communiquer sur l'état de santé de son frère de cœur.
Quand le streamer avait décidé d'accepter l'opération de la dernière chance, il avait été à la fois soulagé de savoir que son compagnon avait un espoir de survivre, mais il était également extrêmement inquiet. Et si ça ne fonctionnait pas ? S'il ne survivait pas à l'intervention et qu'ils avaient gâché leurs derniers mois ensemble ? Terrorisé à cette idée, le photographe se concentra de nouveau sur Sebastian.
- Seb ? Qu'est ce que tu as mis dans ton sac ?
Le jeune homme sourit et sautilla vers lui.
- J'ai juste pris quelques habits, une photo de toi et de tous ceux que j'aime, des feuilles, des stylos ...
- Imbécile ! Tu ne pars pas en camping ! Les photos sont inutiles puisque nous serons tous auprès de toi.
- D'accord mon amour. Ne t'énerves pas s'il te plaît.
- Mais je suis très calme !
Le brun enlaça son homme, dans un vain espoir de le rassurer. Il savait que Terrence gérait très mal ses angoisses et il espérait qu'il ne commettrait rien de répréhensible lors de son absence.
Lorsque le couple franchit les portes du service de neurochirurgie, Terrence sentit une vague de pure anxiété lui enserrer le cœur et il salua à peine l'infirmière qui les accueillit. Elle les conduisit à la chambre seule préparée pour le brun, où ils déballèrent ses affaires.
-Terry, signe ça s'il te plaît.
Il s'agissait d'un formulaire donnant les pleins pouvoirs au photographe, dans le cas où des décisions graves seraient à prendre concernant le jeune homme. Le blond grimaça, rien qu'en imaginant son petit-ami plongé dans un coma sans retour, et parapha le papier.
-Ce n'est pas une raison pour faire n'importe quoi. Tu te réveilleras et c'est tout.
La porte s'ouvrit sur Lizaette et les parents de Sebastian, Albert et Marie Warne. Terrence, ennemi numéro un de ces derniers, préféra s'esquiver et attendre à l'extérieur. L'heure n'était pas aux disputes.
Terrence patienta une bonne heure dans le couloir glacial, jusqu'à ce que Lizaette vienne le chercher. Sebastian n'allait pas tarder à être emmené au bloc et il était temps de lui dire au revoir. Le blond s'assit sur le rebord du lit et sans un mot, serra la main de son petit-ami dans la sienne.
- Terry, je peux te demander quelque chose ?
- Bien sûr.
- Si je venais à mourir, promets-moi de continuer à vivre heureux en pensant à moi de temps en temps.
Ce fut la phrase de trop et le photographe ne put se contenir plus longtemps. Il se leva vivement et donna un violent coup de poing dans le mur.
- Tu ne mourras pas Sebastian ! Tu ne mourras pas, tu m'entends !
- Terry, je...
- Tais-toi ! Je refuse de t'entendre affirmer des choses pareilles ! Tu te réveilleras, un point c'est tout !
Résigné et attristé par la douleur de son amant, le brun tendit ses bras vers lui et celui-ci l'enlaça tendrement. Peut-être leur dernière étreinte. Le médecin frappa. C'était bientôt l'heure. Le photographe embrassa son ange avec tout l'amour dont il pouvait faire preuve. Peut-être leur ultime baiser. Le docteur entra et le blond rejoignit les autres dans le couloir peint en blanc cassé. Les six heures d'angoisse n'allaient pas tarder à commencer.
Terrence patientait à peine depuis trente minutes et il sentait déjà le spectre de l'inquiétude tenter de l'étrangler. Malgré le brouhaha ambiant, mélange de pleurs d'enfants et ce cris de patients, son esprit ne pouvait s'empêcher d'errer aux quatre coins de ses souvenirs. Terry était né en prison, de l'union scandaleuse d'une détenue avec son avocat corrompu. Elle aimait la drogue et lui adorait les pots-de-vin. Après sa libération, le nourrisson vécut avec ses parents dans un environnement inadapté. Ses premiers souvenirs remontaient à ses trois ans, où il dormait par terre sur un sol jonché de bouteilles de bière vides. Chaque coup, chaque cri était gravé dans sa mémoire. Grâce aux contacts douteux de son père, les assistantes sociales ne revenaient jamais et le pauvre enfant qu'il était ne restait jamais plus de quelques semaines en foyer. Le photographe se remémorait parfaitement sa mère, cigarette à la bouche, lui annonçant qu'il allait avoir un petit frère. Il venait de fêter ses huit ans et ne comprenait pas pourquoi ses parents avaient souhaité créer un second enfant.
Par il ne savait quel miracle, Dyron était né relativement en bonne santé. Terrence fut alors contraint de prendre soin de ce petit être, lui qui n'était même pas encore entré dans la pré-adolescence. Les coups et les cris s'intensifièrent, conséquence de son interposition entre son frère et ses géniteurs. Chaque foyer, chaque retour à domicile, avait irrémédiablement durci son cœur, le cœur d'un enfant qui n'avait jamais connu d'amour ou d'affection. Dyron et lui avaient survécu de leur mieux, priant en secret pour la fin de leur calvaire.
À l'image de sa mère, Terrence aussi s'était retrouvé plusieurs fois en prison. Pour un mois à seize ans, puis pour un an lors de ses dix-neuf ans. Ses crimes ? Violence, coups et blessures, diffamation. Alors que son frère avait trouvé la paix en entrant dans les ordres, le photographe avait choisi une voie bien plus tumultueuse. Des années durant, il avait accumulé les coups d'un soir, les relations malsaines, l'alcool et les bagarres. Des années durant, il avait laissé les démons de son passé le ronger et le transformer en monstre froid, en être incapable d'accorder sa confiance. Il n'avait aucun ami, aucun collègue. Les gens admiraient son travail, mais détestaient son caractère. Personne n'acceptait de demeurer à ses côtés. Jamais. Et puis son compagnon était entré dans sa vie. Cette nuit-là, Terrence s'était pris les pieds dans un étui de guitare qui traînait sur le sol mal éclairé du parc. Son propriétaire, Sebastian, alors âgé de dix-neuf ans, s'excusa sur le champ. Fidèle à lui-même, le blond avait tout simplement saisi l'instrument et l'avait brisé sur le sol. Il n'aurait jamais imaginé que le jeune homme trouve son adresse et le harcèle pendant près de deux semaines afin d'obtenir réparation. Terrence avait alors accepté en contrepartie d'un rendez-vous, espérant bien faire du brun son énième conquête. Voilà ce que Sebastian aurait dû devenir : un autre amant dont il se serait débarrassé au bout de quelques nuits. Au lieu de ça, il était assis dans un service de neurochirurgie, espérant de toute son âme que ce dernier lui revienne en vie.
- Terrence ? Pouvons-nous nous joindre à vous ?
Le blond sursauta, ne s'attendant pas à être ainsi tiré de ses souvenirs. Il leva la tête et aperçut les parents de son petit-ami. La dernière phrase qu'il leur avait adressé, plus d'un an auparavant, avait été "je baise votre fils et je vous emmerde"; chose dont il avait honte aujourd'hui.
- Si vous y tenez.
Marie, dont Sebastian avait hérité les traits, s'installa à ses côtés.
- Notre relation a très mal débuté. Accepteriez-vous nos excuses ?
-Je les accepte, même si j'estime ne pas les mériter tant que ça, après mon comportement.
-Nous n'avons eu de cesse de vous insulter et vous vous êtes défendu face à nos accusations. Oubliez-ça, voulez-vous ?
Le photographe acquiesça et Marie lui offrit un doux sourire.
-Vous savez ... Sebastian a toujours été un enfant bien trop gentil, bien que particulièrement têtu. Nous avons souvent béni Lizaette de son amitié et de la protection qu'elle lui offrait lorsque quelqu'un tentait d'abuser de sa naïveté. Nous avons appris son homosexualité lors de sa douzième année, après que l'un de ses camarades de classe se soit moqué de lui à ce propos. À nos yeux, cela n'avait aucune importance, tant que notre trésor était heureux.
Albert revint avec trois cafés et s'installa près de sa femme, qui poursuivit son récit.
-Quand il nous a annoncé votre relation, votre différence d'âge nous a effrayé. Pour nous, un homme ancré dans la trentaine qui fréquente un jeune à peine majeur, avait forcément des mauvaises intentions. Et puis ... Et puis il nous a dit votre nom et, évidemment, nous avons découvert votre réputation.
Terrence demeura silencieux, n'imaginant que trop bien ce qui avait dû se passer dans l'esprit de ce couple.
- C'est par amour pour vous que Sebastian a accepté d'être soigné. Je suis aujourd'hui persuadée que vous êtes quelqu'un de bien.
-Je vous remercie. En deux ans avec lui, je me suis beaucoup amélioré. Il ...
Le blond baissa les yeux.
- Je veux juste passer le reste de ma vie à ses côtés.
-Nous vous accueillerons volontiers dans la famille.
Le photographe esquissa un sourire. Son compagnon aurait une jolie surprise à son réveil.
Le temps semblait s'être figé dans le couloir morne et glacial. Lizaette discutait avec Albert et Marie, tandis que Terrence jetait son deuxième paquet de cigarettes. Ces heures d'attente insoutenables l'avaient rendu nauséeux et il ne parvenait plus à contenir son inquiétude. Que se passerait-il si son compagnon ne ressortait pas vivant de cette intervention ? Comment vivrait-il sans lui ? Il ne put poursuivre ses réflexions, car la porte s'ouvrit sur un chirurgien épuisé et à la mine grave. Il s'avança lentement vers eux.
- L'opération fut longue et délicate, mais nous sommes parvenus à retirer la tumeur. Avec de la chance, il n'aura pas à subir de lourd traitement. Quant aux possibles effets secondaires, il faudra attendre son réveil.
Le couple Warne et Lizaette poussèrent un soupir de soulagement, mais le photographe avait encore un doute.
- Comment ça, «à son réveil ?».
- Et bien, il n'est pas encore remonté dans sa chambre, car il ne s'est toujours pas réveillé de son anesthésie. Il met plus longtemps que la normale, mais cela peut arriver. Nous l'avons mis sous bonne surveillance et nous vous préviendrons au moindre changement.
Le risque que Sebastian ne se réveilla pas, brisa quelque chose dans l'esprit de Terrence. Son corps entier se mit à trembler et il fut pris d'un accès de violence, le plus impressionnant depuis que son compagnon était entré dans sa vie. Il frappa le mur, blessant sa main droite, tandis que des infirmiers accoururent.
-Monsieur, calmez-vous s'il vous plaît !
Leurs paroles furent vaines, balayées par le tourbillon de colère qui enserrait l'âme du blond. Sebastian était son ancre, son phare, le seul capable d'apaiser ses tourments. Lors de sa première crise, le streamer s'était naturellement placé derrière lui et l'avait enlacé en lui murmurant des mots apaisants. En dépit des menaces, il avait refusé de le lâcher et de l'abandonner. En dépit des insultes, il avait confiance et savait que le photographe ne lèverait jamais la main sur lui.
«C'est à toi que tu fais du mal Terry. Je ne veux plus que tu te blesses. S'il te plaît.»
Mais Sebastian n'était pas là pour le soigner et, peut-être, il ne le serait plus jamais. Terrence frappa une nouvelle fois dans le mur et sentit son sang couler de sa plaie. Le personnel dû alors se résoudre à entamer une procédure de contention.
«Je suis fier de toi Terry.»
Ces mots précieux, il les avait reçus après quatre mois sans crise de colère , mois durant lesquels il avait enfin trouvé un antidote à l'odeur sucrée, une potion aux couleurs de l'océan. Dès qu'il se sentait mal et qu'il craignait de se laisser emporter, il rejoignait son compagnon et s'installait tout contre lui, sa tête cachée dans sa nuque. Dans ces moments-là aucun d'eux ne pipait mots, Sebastian se contentant de jouer distraitement avec les cheveux de son amant. Une fois son esprit apaisé, Terrence déposait un baiser emplit de tendresse sur le front de Sebastian et retournait vaquer à ses occupations.
Une sensation de piqûre lui brûla le bras et il s'évanouit.
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