10. Traquenard (version éditée)


Après quelques jours passés à Shereborne auprès de Robert de Conteville, Gautier n'aspirait qu'à repartir. Il en avait assez de l'ambiance suspicieuse qui régnait dans l'entourage du demi-frère du Conquérant. Il avait besoin d'action au lieu de rester dans l'expectative, dans l'attente d'une attaque des rebelles. Il ressentait le besoin de bouger et il avait hâte de rejoindre l'ost de FitzOsbern à Hereford, hâte de retrouver ses hommes et la troupe de son beau-père. Mais par-dessus tout, il était pressé de rentrer chez lui. Cette pensée à peine formulée l'interpella aussitôt. Oui, cela pouvait paraître étrange, mais à Thurston, il se sentait chez lui. Ou plus exactement, il était chez lui là où était Alinor. Son foyer n'était plus en Normandie. Il était désormais là où se trouvait son épouse. Sa Saxonne était sa récompense, son havre de paix. La tenir dans ses bras, la cajoler, lui faire l'amour, profiter de sa présence et de ses attentions était sa conception du repos du guerrier. Ce fut donc avec soulagement qu'il reçut l'autorisation de rallier le comté des Marches et de retourner auprès de Guillaume FitzOsbern.

Il distribua des ordres au petit groupe d'hommes qui l'avait accompagné à Shereborne, puis assista à une dernière entrevue entre Conteville et ses subalternes. À la fin de la réunion, Robert de Conteville le retint quelques minutes pour lui transmettre des instructions et lui remettre un message à l'attention de Guillaume FitzOsbern. Enfin libéré de ses obligations envers le demi-frère du roi, Gautier rejoignit avec empressement le pré où Shadow et les montures de ses hommes étaient parquées. Tandis que certains soldats s'affairaient à finir d'empaqueter leurs possessions, d'autres commençaient à harnacher les chevaux, conformément à ses directives. Thomas, son fidèle écuyer, venait de seller Shadow qui piaffait déjà d'impatience. L'animal avait compris que l'heure du départ approchait et il montrait son approbation de manière bruyante. L'ombrageux destrier se languissait visiblement de prendre un peu d'exercice, tout comme son maître. Moins d'une heure plus tard, la petite troupe était prête et Gautier donna le signal du départ. Le chevalier normand, Thomas et les dix guerriers qui les accompagnaient prirent la route de l'Est sous un soleil éclatant.

Après deux jours de voyage, alors qu'ils approchaient de Winchester, Gautier hésita en arrivant à une bifurcation. Il ordonna une halte, le temps de prendre sa décision. Il avait le choix. Soit il suivait la route du Nord, soit il continuait vers le levant. S'il prenait la direction du Nord, il rallierait l'Herefordshire et l'ost de Guillaume FitzOsbern en approximativement cinq jours. S'il décidait d'emprunter le chemin de l'Est, il ferait un détour et mettrait presque trois jours de plus, mais il passerait par Thurston. En choisissant l'itinéraire de l'Est, il pourrait voir sa famille et surtout... surtout il pourrait passer une nuit avec Alinor. Le chevalier normand avait une conscience aiguë du manque qu'il ressentait. Cela faisait plusieurs semaines qu'il n'avait pas vu la jeune femme et il commençait à se languir d'elle. Il aspirait à contempler son visage, à se noyer dans son regard lavande. Son sourire lui manquait, tout comme la douceur de ses cheveux sous ses doigts, son odeur si particulière, mélange de violettes et de rose. Son corps aussi lui manquait. Le désir lancinant qui le saisissait quand il pensait à elle et qui le taraudait la nuit en attestait. Il avait envie de la toucher, de la serrer contre lui, de s'enfouir en elle. Plus surprenant, il ressentait le besoin de la tenir paisiblement alanguie dans ses bras, de la savoir en sécurité dans son étreinte et de veiller sur son sommeil. Sensation étrange pour un homme de guerre de sa trempe, habitué à la sueur et au sang, enclin à choisir l'action et le danger plutôt que la tranquillité. Il devait prendre une décision ! Vers l'Est ou vers le Nord ? Son cœur lui criait d'aller à l'Est, mais sa raison lui disait de monter vers le Nord. Pouvait-il se permettre de perdre trois jours pour rejoindre FitzOsbern ? Surtout sans avoir la certitude qu'Alinor serait à Thurston ? Elle lui avait déjà fait faux bond la dernière fois...

Ce fut finalement le devoir qui l'emporta. Il ne pouvait prendre le risque de faire défaut à son suzerain en s'attardant sur le chemin du retour. À plus forte raison s'il prévoyait de demander à Guillaume la faveur de confirmer son union avec Alinor et par conséquent, de le délier de ce contrat inepte signé entre Odeline de Verneuil et ses parents. La situation avec les rebelles et le traître normand était préoccupante et FitzOsbern pouvait avoir besoin de lui à tout moment. Malgré l'envie qu'il en avait, il ne pouvait se permettre de traînasser en chemin. Le repos du guerrier pouvait attendre, sa récompense n'en serait que plus savoureuse. C'est donc à contrecœur que Gautier donna l'ordre de tourner à senestre pour s'engager sur la route du Nord menant aux Marches du pays de Galles. Décision qu'il regretta moins de quatre heures plus tard.

Alors que les nuages s'amoncelaient dans le ciel, Gautier commença à ressentir un certain malaise. Plus le ciel s'obscurcissait, plus une appréhension sourde s'emparait de lui. Il avait un mauvais pressentiment. Quelque chose de néfaste se tramait et ce n'était pas l'orage qui grondait au-dessus de leurs têtes. La troupe était trop réduite pour qu'il puisse se permettre d'envoyer des éclaireurs loin en avant. Quand la sensation d'étranglement se fit de plus en plus forte autour de sa gorge, il n'hésita plus. Il donna l'ordre de s'arrêter. À ce signal, les soldats se regroupèrent autour de lui pour attendre ses instructions.

— Arnulf ! Va repérer le chemin, mais ne t'avance pas trop. Reste à une centaine de pas devant nous.

Le chevalier se tourna vers un homme d'armes un peu plus âgé et l'apostropha :

— Osmond, couvre nos arrières ! Même consigne que pour Arnulf, tu restes à proximité. Une cinquantaine de pas derrière nous suffira. Ouvrez l'œil et signalez tout ce qui vous paraît suspect !

— Vous craignez quelque chose, messire ? demanda Thomas.

Gautier secoua la tête avec un grognement indistinct avant d'expliquer :

— Les lieux ne me semblent pas sûrs. Nous sommes peu nombreux et donc vulnérables sur ce chemin. Ces bosquets le long de la route pourraient être propices à un traquenard. J'ai une mauvaise intuition.

Moins d'une lieue plus loin, les craintes du Normand se révélèrent fondées. Le cri d'alerte d'Arnulf retentit et aussitôt les guerriers s'immobilisèrent aux aguets. Ils n'eurent que le temps de se mettre en formation de défense avec leurs chevaux, qu'une importante troupe d'hommes armés déboula sur eux. Le combat fut d'une extrême violence. Les assaillants étaient beaucoup plus nombreux qu'eux et malgré tous leurs efforts, les soldats normands furent rapidement dépassés. Bien que se battant avec acharnement, ils tombèrent les uns après les autres. Gautier n'épargna pas ses forces et utilisa toutes les ressources à sa disposition pour tenter de rétablir un peu d'équité dans la bataille. Il mit à contribution Shadow et le destrier fit des ravages, faisant tomber ses adversaires et piétinant les ennemis sous ses sabots meurtriers. Malheureusement le chevalier normand dut démonter pour continuer le combat et il chassa l'animal pour qu'il rejoigne son écuyer. Il venait d'apercevoir celui qui commandait les assaillants. Hubert de Merville était là, derrière les rebelles, les incitant à attaquer. S'il éliminait le traître, ses soldats et lui sortiraient vainqueurs. Il devait se frayer un passage jusqu'à lui pour l'affronter en duel !

Pendant de longues minutes, Gautier mania la lourde épée, frappant de taille et d'estoc, tranchant des membres à tour de bras, décapitant ici ou là un rebelle imprudent. Il était habité d'une telle hargne qu'il ne se rendit pas compte tout d'abord qu'il était le seul survivant avec Thomas. Quand il prit conscience que tous ses guerriers gisaient au sol, sa fureur redoubla et il se jeta sur le dernier Saxon qui le séparait de Merville. D'un large mouvement circulaire, il atteignit l'homme au torse et celui-ci s'écroula en gémissant. Alors qu'il était sur le point d'abattre sa lame sur le rebelle pour l'achever, il fut arrêté dans son élan par le cri tonitruant de Merville :

— Rends-toi ou je l'égorge !

Gautier retint son bras et tourna vivement la tête. Ce qu'il vit le glaça d'effroi. Hubert de Merville tenait Thomas devant lui, en guise de bouclier, et il appuyait le tranchant de son épée contre la gorge de l'écuyer. Le colosse avait profité d'un instant d'inattention du jeune homme, qui tentait d'attraper les rênes de Shadow, pour s'approcher de lui par-derrière et le saisir au col.

Délaissant le rebelle qui gémissait à terre, Gautier se recula prestement et concentra son attention sur le traître normand.

— Lâche mon écuyer !

— Hors de question ! Tu ne crois tout de même pas que je vais me défaire d'une telle aubaine ?!

— Tu es si couard que tu as besoin de te cacher derrière un otage ? Lâche-le et viens te battre comme un homme, Merville !

Le géant hirsute ricana avant de rétorquer :

— Tu oublies que je t'ai vu exterminer ces rebelles saxons, Fougères. Ce n'étaient que des gueux mal entraînés, mais ils étaient nombreux et ça ne t'a pas empêché de les tailler en pièces. Je ne suis pas fol, je ne prendrai aucun risque avec toi.

— Comment escomptes-tu me tuer si tu te complais à te cacher derrière un autre ?

— Tu n'as rien compris, Fougères ! Je ne cherche pas à te tuer. Je veux te prendre vivant. Quoique... il ne me déplairait pas de te tuer à petit feu pour me venger du traitement que tu m'as infligé. Hélas, mon maître ne te veut pas mort ! Du moins pas encore...

— C'est bien ce que je pensais. C'est Mortreux qui est derrière tout cela. C'est lui le traître qui renseigne la Rébellion !

— Je vois qu'on ne peut rien te cacher !

— Toi, Mortreux et vos hommes êtes la lie des troupes normandes. Vous ne méritez pas le titre de chevalier. Vous êtes indignes de servir Guillaume.

— Si tu crois que j'aspire à être le féal d'un bâtard, tu te trompes lourdement ! Je ne suis pas de ces brindilles malléables dont on fait les serviteurs !

— Non, effectivement. Tu es de la boue dont on fait les pleutres. Tu en as d'ailleurs l'odeur de vase.

— Cesse de te gausser ! rugit Merville. Finie la parlote ! Jette ton épée, tu as perdu !

Gautier hésita, cherchant frénétiquement un moyen de se tirer de ce mauvais pas. Mais Thomas rompit sa concentration en l'implorant :

— Non, messire Gautier ! Ne l'écoutez pas ! Tuez-le !

— Thomas...

— Ne vous désarmez pas pour moi ! Il va vous assassiner, il n'a aucun honneur.

— Tais-toi, morveux ! éructa Hubert de Merville. Ton maître sait qu'il n'a pas le choix avec ses stupides principes de loyauté et d'honneur. Il est trop sottard pour voir où est son intérêt.

— Merville, je te le demande à nouveau. Laisse mon écuyer en dehors de tout cela. C'est une histoire entre Mortreux et moi. D'ailleurs où est ton maître ? Il te laisse prendre tous les risques et attend tranquillement en sécurité que tu fasses la sale besogne à sa place.

— Tu te trompes si tu penses que c'est uniquement une affaire entre Gervais et toi. Je n'oublie pas ce que tu m'as fait ! À cause de toi, j'ai été humilié, fouetté. J'ai une vengeance à assouvir !

— D'accord. Dans ce cas, relâche Thomas et viens m'affronter. Viens te venger du traitement que je t'ai infligé !

— Je ne tomberai pas dans ton piège. C'est toi qui vas devoir t'incliner, Fougères ! Rends-toi ! Jette ton épée ou j'égorge ton écuyer !

Comprenant qu'il n'avait pas le choix s'il voulait épargner la vie du jeune Thomas, Gautier lança son épée au sol. Aussitôt, les deux hommes qu'ils avaient légèrement blessés se ruèrent sur lui pour l'immobiliser. Le rebelle saxon lui donna un violent coup de pied à l'arrière des jambes pour le faire ployer. Avec un grognement Gautier tomba à genoux et se laissa attacher les mains derrière le dos tout en soutenant le regard haineux de Merville. Une fois qu'il fut ligoté, il subit la hargne des rebelles. Obéissant à l'ordre de son ennemi, ils le rouèrent de coups sous les yeux horrifiés de Thomas. Gautier serra les dents pour ne pas laisser échapper le moindre cri de douleur et donner ainsi la satisfaction à Merville de le voir diminué. Après quelques minutes de sévices, il fut remis brutalement sur ses pieds par le Saxon le plus alerte. Hubert de Merville lui sourit perfidement avant de lancer, goguenard :

— Parfait ! Tu vois que tout est beaucoup plus simple quand tu obéis !

— Tu as ce que tu voulais, alors maintenant libère Thomas !

— Avec le plus grand plaisir !

Et sur cette répartie, Hubert de Merville relâcha brusquement le garçon. D'une bourrade, il le jeta à terre puis lui enfonça son épée dans le torse avec un rire démoniaque. L'écuyer ouvrit la bouche de stupéfaction. Son cri s'étrangla sans sa gorge, et le son ténu fut couvert par le hurlement d'horreur de Gautier. De rage, le chevalier se débattit violemment et se propulsa en avant pour percuter l'homme qui venait d'assassiner son fidèle écuyer sous ses yeux. Il fit tomber Merville au sol et appuya son genou sur son cou avec l'intention de lui écraser la trachée. Mais il n'eut pas le temps d'étrangler le traître, car un violent coup sur la tempe lui fit perdre connaissance.


Senestre : gauche.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top