6. Chassé croisé (version éditée)
Gautier et sa troupe quittèrent l'enceinte de Sainte-Wilmena, beaucoup plus tard que prévu. La jeune Sibylla avait mis du temps à se préparer et empaqueter ses affaires et la mère supérieure avait également retardé leur départ. Mère Ealswith avait, tout d'abord, tenté de convaincre la damoiselle d'Emerson de prendre le voile, mais en vain. Elle s'était ensuite entretenue avec le baron en aparté pour lui exposer les avantages qu'il aurait à confier l'orpheline à sa congrégation. Mais elle n'avait pas eu plus de succès qu'avec Sibylla, Gautier estimant que la décision revenait à l'adolescente et qu'on ne pouvait lui imposer une vie cloîtrée si elle ne le souhaitait pas.
C'est donc fort déçue et un peu aigrie que la prieure avait laissé sa protégée quitter le couvent en fin d'après-midi. À la grande frustration de Gautier, la troupe avançait lentement. Sibylla avait refusé de monter avec l'un de ses hommes et avait fait savoir sans ambiguïté qu'elle ne faisait confiance qu'à lui et que par conséquent elle ne chevaucherait que derrière lui ou seule. Il avait fallu trouver un cheval placide pour l'adolescente, car le chevalier ne pouvait pas la ramener lui-même à Thurston et ne voulait pas la prendre en croupe sur Shadow.
À cause du retard pris, Gautier dut se résoudre à faire une halte sur le fief de Ruston et à installer un petit campement à proximité du point de bifurcation des routes entre Eastbourne et Tonbridge. Il ne pouvait laisser Sibylla passer la nuit à l'extérieur sous la garde de quelques hommes, qui plus est, inconnus d'elle. Celle-ci se montra fort mécontente, et assez effrayée, quand elle comprit que les deux cousins n'avaient pas l'intention de l'escorter jusqu'à la forteresse. Un peu démuni devant la réaction de la jeune fille, Gautier lui expliqua tant bien que mal la situation, mais Sibylla demanda malgré tout à l'accompagner. Lorsqu'il refusa de l'emmener et qu'il lui assigna Lawrence et Royce comme protecteurs ainsi que quelques soldats supplémentaires, elle fondit en larmes. Déstabilisé par ses pleurs, le chevalier ne sut comment réagir et implora son second du regard. Thibaud ne se montra guère plus à l'aise que lui, et les deux cousins mirent un certain temps à apaiser la jouvencelle. Au bout d'un moment, elle finit par se calmer et Gautier l'encouragea à faire plus ample connaissance avec les membres de son escorte.
Après avoir pris un léger repas, la troupe s'organisa pour passer la nuit. Le baron désigna les équipes de guetteurs et donna ses instructions pour les tours de garde. Par sécurité et également pour la préserver du froid, les deux cousins se couchèrent de part et d'autre de l'adolescente. Gautier s'enveloppa dans sa cape et ferma les yeux. Il était sur le point de s'assoupir quand il perçut une pression tout le long de son côté et de sa hanche. Sibylla venait de se coller contre lui. La petite devait avoir froid pour se blottir ainsi contre son flanc. Pourtant, curieusement, il ne la sentait pas grelotter. Peut-être avait-elle besoin de se rassurer et cherchait-elle simplement un peu de réconfort?
Une pensée en amenant une autre, il se remémora la dernière fois où il s'était retrouvé dans une situation similaire. Ce jour-là, il était en route pour Gwenthal et ce n'était pas une jouvencelle, quasiment une enfant, qui se pressait contre lui, mais une jeune fille possédant toutes les courbes d'une femme. Il se souvenait parfaitement de la sensation que lui avait procurée le corps d'Alinor lové contre le sien. À cette évocation, il sourit. C'était la première fois que sa Saxonne avait passé la nuit dans son étreinte. Et quand elle s'était retournée dans ses bras pour enfouir son visage dans son torse, il avait eu du mal à résister à la tentation. Tudieu, il suffisait qu'il songe à elle, pour immédiatement être en proie à un désir lancinant! Heureusement, la situation avait évolué depuis et ils étaient mariés. Maintenant qu'Alinor était sienne, il n'avait plus besoin de lutter contre son attirance.
Gêné par la réaction de son corps, le chevalier s'empressa de se retourner complètement et il se mit dos à l'adolescente. Il ne manquerait plus qu'il effraie Sibylla à cause de la réaction intempestive de son corps à l'évocation de son épouse! La pauvre petite avait vécu l'enfer et elle lui faisait relativement confiance, inutile de la perturber. Grâce aux bons soins des femmes de Thurston, il était sûr qu'elle arriverait à oublier les épreuves subies et qu'elle finirait par surmonter son horreur des hommes. À n'en pas douter, Alinor lui serait d'un grand secours, mais il devrait quand même veiller à ce que sa femme ne se mette pas en tête de venger la petite ou de lui apprendre à combattre! C'est l'esprit occupé par des images indécentes de sa jeune épouse que le baron de Fougères s'endormit, indifférent à l'adolescente qui se pressait contre son échine.
Le lendemain, la troupe se mit en marche tôt et un peu avant la mi-journée les hommes se séparèrent. Lawrence et Royce bifurquèrent en direction de Thurston avec Sibylla et son escorte, tandis que Gautier, son second et leurs soldats prirent la direction de Cantorbéry en suivant la route de Tonbridge. Libérés de la présence de la damoiselle d'Emerson, les Normands purent accélérer l'allure et en fin d'après-midi ils rattrapèrent lord Dunstan et le reste de leur détachement.
Robert de Conteville avait décidé d'établir un campement à Maidstone en attendant de regrouper son ost. Gautier et Thibaud s'installèrent donc avec les hommes du contingent de Thurston. Gil et Thomas dressèrent une tente étroite pour les deux cousins avant de rejoindre les autres écuyers. Le campement était provisoire et ne nécessitait rien d'autre que la confection d'un abri sommaire pour être à l'abri des intempéries et du froid hivernal. Il n'était point besoin de fabriquer une paillasse. Seuls les braseros avaient été sortis des chariots de transport.
***
Alinor avait retrouvé Wilf derrière le moulin du village. Grâce à son accoutrement de servante, elle avait pu sortir sans encombre par la grande porte de la forteresse. Après avoir rejoint le palefrenier, elle avait enfourché Rock, le hongre que Wilf avait préparé, et les deux Saxons s'étaient rapidement éloignés du château. Après avoir parcouru quelques milles, Alinor s'était changée et avait revêtu son harnois en omettant toutefois de passer son tabard pour ne pas être reconnue. Les deux cavaliers avaient ensuite poursuivi leur route en alternant de courtes périodes de galop, de trot et de marche au pas afin de ne pas trop épuiser les bêtes et leur permettre de récupérer.
La jeune femme refusait de se l'avouer, mais elle se sentait fatiguée et ne voulait pas commettre d'imprudence avec un cheval qu'elle ne connaissait pas. Elle n'était pas sûre d'être en état de maîtriser l'impressionnant hongre s'il décidait subitement de n'en faire qu'à sa tête. Sous prétexte de ménager Wilf, peu habitué aux longues chevauchées, elle ordonna plusieurs haltes pour se dégourdir les jambes et laisser souffler les bêtes. Alinor était dans un état d'extrême tension, car à la fatigue s'ajoutait la crainte de ne pas arriver à temps pour prévenir son père, mais également l'inquiétude de faire une mauvaise rencontre en chemin. Elle se tint sur le qui-vive pendant toute la journée. Elle allait proposer de faire une pause pour se désaltérer et manger un peu quand un bruit, comme un léger martèlement, l'alerta. Immédiatement, elle immobilisa Rock et tendit l'oreille. Wilf, surpris, vint buter avec son cheval sur la croupe du hongre.
— Pourquoi nous arrêtons-nous, lady Alinor?
— Chuuuuut!
— Qu'y a-t-il, milady?
— J'entends une cavalcade... Vite, Wilf, à couvert!
Aussitôt, Alinor entraîna le jeune palefrenier et ils quittèrent la route pour pénétrer dans la forêt. Avec rapidité, les deux Saxons se dissimulèrent avec leurs montures dans un bosquet d'arbres touffus. Ils n'eurent pas beaucoup à attendre, car, quelques minutes plus tard, une petite troupe passa sur le chemin. Alinor plissa les yeux pour mieux voir, mais elle ne put distinguer les visages des soldats à cette distance. En revanche, l'allure des deux hommes de tête lui parut familière.
— Wilf, as-tu reconnu ces hommes?
— Non, milady. Pourquoi? J'aurais dû?
— Je ne sais pas... ils avaient quelque chose de familier.
— Vous croyez que ce sont des guerriers à nous?
— Je l'ignore, Wilf. Je n'ai pas pu distinguer leur visage, mais le premier m'a fait penser à Lawrence.
— Messire Lawrence et messire Royce ont accompagné le baron de Fougères. Cette troupe n'arborait pas le fanion de votre époux. Et ces hommes escortaient une fille, il me semble.
— Tu as raison, Wilf, ce ne peut être Lawrence, sinon nous aurions aperçu mon époux et son cousin. De plus, une jouvencelle n'a pas sa place dans un détachement militaire. Il devait probablement s'agir de l'escorte d'une jeune noble saxonne.
Après avoir attendu un petit moment à l'abri sous le couvert des arbres, Alinor décida de poursuivre leur chemin. Tout au long de la journée, elle se montra attentive aux bruits environnants et quitta la route à quatre reprises pour éviter d'autres cavaliers. Elle dut ralentir le rythme en milieu d'après-midi, car elle était épuisée. Elle se surprit même à somnoler sur sa selle et dut se faire violence pour rester éveillée. C'est donc avec un immense soulagement qu'elle vit la place forte de Maidstone se dresser au loin avec un grand campement militaire à proximité. Elle avait enfin rejoint le contingent de son père et de son mari! Il y avait beaucoup de soldats, ce n'était pas le moment de se faire repérer. Si elle était découverte, cela pourrait se révéler dangereux de se retrouver seule au milieu de ces Normands inconnus.
Avant tout, il fallait s'assurer que la troupe de Thurston était bien ici. Méfiante devant le nombre impressionnant de guerriers, elle ordonna à Wilf de se renseigner avec discrétion. Quand le jeune palefrenier eût obtenu la confirmation de la présence du contingent du baron de Fougères, il s'enquit de l'emplacement du campement de lord Dunstan et retourna transmettre les informations à sa maîtresse. Rassurée, Alinor pénétra subrepticement dans le camp et, après avoir confié Rock à Wilf, elle chercha la tente de son père.
Mille: unité de longueur ancienne pré-métrique équivalente à environ 1609 mètres.
Harnois: armure, équipement d'un homme d'armes.
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