5. Plan de sauvetage (version éditée)


Submergée de douleur, Alinor se laissa glisser contre le mur et s'effondra sur l'herbe givrée. Elle avait l'impression d'avoir le cœur déchiré. Depuis toute petite, elle vouait une admiration sans bornes à son aîné, le suivant partout et l'imitant en tout. Dans son esprit de jouvencelle, son frère incarnait l'idéal masculin. Elle ne pouvait concevoir qu'il s'abaisse à faire preuve de tant de duplicité. Pourquoi Edwin faisait-il cela? Il n'avait jamais failli à son devoir familial, jusqu'à présent. Il s'était toujours montré juste, intègre et loyal. Que s'était-il passé pour qu'il change à ce point? Cette trahison était tellement inimaginable de sa part! Pourquoi avait-il rejoint les rebelles? Avait-il subi de mauvais traitements pendant son emprisonnement après la défaite d'Hastings? Leur famille était maintenant en bons termes avec le nouveau roi, leur père avait récupéré leur fief. Alors, pourquoi risquer de tout perdre en agissant de la sorte? À moins qu'il n'y soit obligé? Était-il victime d'un chantage? Avait-il reçu des menaces de la part des rebelles?

Rageusement, elle essuya les larmes qui inondaient ses joues et renifla contre le dos de sa main. Sa migraine revenait plus forte qu'au réveil et la tête lui tournait de nouveau. La jeune femme pesta contre ces malaises qui l'affaiblissaient. Au diable les manifestations de ses angoisses! Depuis quelque temps, elle avait l'impression de devenir une mauviette. Pourtant, ce n'était vraiment pas le moment de se sentir mal! Elle devait réfléchir, trouver une solution pour contrer la trahison d'Edwin. Si elle ne faisait rien, son père et Gautier risquaient de trouver la mort dans une embuscade. Ils étaient d'excellents guerriers et dans un combat honorable, ils auraient peu de chance d'être vaincus, mais il ne s'agissait pas d'un affrontement loyal, ils allaient tomber dans une chausse-trappe. Elle ne pouvait pas rester sans rien faire à attendre qu'on vienne lui annoncer le trépas des deux hommes. Non, elle ne supporterait pas de devenir veuve ou orpheline à cause de la fourberie de son frère!

Elle devait agir pour éviter cela! Il n'y avait pas moult possibilités: soit elle se confrontait à Edwin et elle l'obligeait à avouer la totalité du plan des rebelles, soit elle faisait en sorte que son père et son mari soient informés de ce qui se tramait. Le problème était qu'elle ne se sentait pas prête à affronter son frère. Elle n'arrivait pas à admettre sa culpabilité et elle risquait de se laisser manipuler. De plus, si elle l'empêchait de nuire en le maintenant au secret, cela pouvait alerter les rebelles. Elle n'avait donc pas le choix, elle devait avertir Gautier et son père. C'était la seule issue. Mais si elle prévenait son mari, il ferait un mauvais parti à Edwin et elle ne pouvait pas davantage supporter l'idée que son frère soit jugé et exécuté pour trahison. L'unique solution était de mettre en garde son géniteur. Oui, c'était la meilleure chose à faire! Elle devait parler à son père. Lui saurait quoi faire. Il pourrait faire en sorte que son contingent évite le piège mortel des rebelles et il pourrait empêcher Edwin de nuire, tout en préservant sa vie.

Forte de cette résolution, Alinor sécha ses dernières larmes et se redressa en vacillant. Elle s'appuya un instant contre le mur, le temps de retrouver son équilibre et que ses jambes cessent de trembler. Une fois remise de ses émotions, la jeune femme sortit du jardin et se dirigea vers les écuries. Elle alla voir Tornade pour lui donner les gourmandises qu'elle avait apportées. Tout en caressant l'animal, elle réfléchit et tenta d'élaborer un plan d'action.

Tout d'abord, elle devait se procurer une monture. Elle ne pouvait pas prendre Tornade, car elle allait devoir mener un train d'enfer pour rattraper l'ost de Gautier et elle ne voulait pas risquer de provoquer une fausse-couche chez sa jument. Ensuite, personne ne devait savoir quels étaient ses projets. Nul ne devait connaître son départ ni sa destination. Surtout pas son frère! Il fallait trouver un subterfuge pour que personne ne s'inquiète de son absence tout au long des deux jours qui allaient lui être nécessaires pour rejoindre son père et son mari.

Après une dernière caresse sur le museau de Tornade, Alinor sortit du box et se mit à la recherche d'une bête qu'elle puisse monter. Elle élimina d'emblée les destriers, car la disparition d'un cheval de combat ne passerait pas inaperçue. Elle hésita un court moment entre une jument alezane et un hongre bai, avant de finalement choisir le mâle. Le hongre, dénommé Rock, avait l'air plus puissant et plus résistant et il semblait moins caractériel que la femelle. Une fois son choix fait, Alinor quitta les écuries pour regagner le donjon et la tranquillité de sa chambre. Avec fébrilité, elle fouilla dans ses coffres où elle sélectionna des vêtements pour son escapade. Elle les serra dans un baluchon avant d'être confrontée à un nouveau dilemme.

Il était hors de question qu'elle porte des atours féminins, mais elle tergiversait entre enfiler son haubert ou des habits de vilain. Les couleurs de son tabard étaient trop connues des gens de Thurston pour qu'elle puisse passer inaperçue, mais, si elle s'affublait en paysan, elle susciterait la curiosité en montant un coursier tel que Rock. De plus, si elle partait seule et sans arme sur les routes, nul doute que son père et son mari la tanceraient vertement. En espérant toutefois qu'elle arrive sans encombre à destination... En vérité, là encore, elle n'avait pas vraiment le choix. Alinor se résolut finalement à revêtir une tenue guerrière pour le voyage, mais de la dissimuler avant son départ de la forteresse. Elle décida de quitter le château sous un accoutrement quelconque de servante et d'apporter dans son baluchon, broigne, casque et épée.

La jeune femme avait besoin d'un complice qui puisse faire sortir Rock de l'enceinte fortifiée sans attirer l'attention et l'accompagner sur la route. Sachant que son frère remarquerait immédiatement l'absence d'un des housecarls de leur père, Alinor jeta son dévolu sur Wilf. Le palefrenier était débrouillard et discret. De plus, il avait bien servi sa maîtresse jusque-là, il était orphelin, et surtout ce n'était pas un familier d'Edwin, donc nul ne remarquerait son absence. Personne ne s'étonnerait de voir un garçon d'écurie conduire deux chevaux hors de la forteresse sous le prétexte de les exercer.

Alors qu'elle préparait ses affaires, le regard d'Alinor tomba sur son coffret d'herbes médicinales. Elle devrait peut-être apporter un peu de son mélange pour soigner sa migraine ou une potion pour combattre son anxiété? Ces malaises provoqués par l'angoisse la diminuaient physiquement et ce n'était vraiment pas le moment de se montrer faible et... Mais bien sûr!!! La voilà, la solution! Elle allait prendre l'excuse d'une affection pour justifier son absence. Personne ne trouverait anormal qu'elle disparaisse pendant deux jours si elle était trop malade pour quitter son lit. Il suffisait de mettre Brynn dans la confidence, ainsi sa fidèle servante interdirait l'accès à sa chambre en prétextant un risque possible de contagion. En plus, ce n'était pas réellement un mensonge puisqu'elle avait bel et bien des problèmes gastriques...

Ravie d'avoir trouvé des solutions à tous ses problèmes, Alinor appela sa suivante. Elle lui expliqua à demi-mot la situation et lui demanda de garder le secret sur son escapade. Brynn ronchonna, car elle craignait pour sa sécurité, mais elle finit par se laisser fléchir. Sur les ordres de sa maîtresse, elle emporta le baluchon et alla quérir Wilf, à qui elle transmit les ordres de la jeune femme. Avant de remonter à l'étage, elle s'arrêta aux cuisines où elle prit de quoi faire une collation et elle en profita pour lancer les commérages sur une probable maladie infectieuse de sa maîtresse. Quand Brynn revint dans la chambre, Alinor avait préparé les vêtements qu'elle comptait revêtir ainsi que la cape de laine qui lui servirait à dissimuler ses armes. Elle avait ôté son bliaud et sa tunique de dessous et était sur le point de s'habiller lorsqu'elle entendit sa mère et sa sœur dans le couloir. Sans se concerter, Alinor se précipita dans sa couche et s'emmitoufla sous les fourrures tandis que Brynn faisait disparaître les vêtements et les armes sous le lit.

*

Quand lady Judith toqua à la porte, elle était légèrement anxieuse. Elle avait entendu la rumeur qu'Alinor était malade depuis le matin et elle avait tenu à s'assurer par elle-même que ce n'était pas grave. Aileen l'accompagnait. Inquiète pour sa sœur, elle voulait s'enquérir de sa santé. Lorsque Brynn ouvrit le battant et que lady Judith vit la forme allongée sous les fourrures, elle interdit à sa cadette de s'approcher du lit. À voix basse, elle interrogea la servante:

— Que se passe-t-il, Brynn? Comment se porte Alinor?

— Elle ne va pas bien, lady Judith. Depuis ce matin, elle a la migraine et des nausées.

Désignant le coffret de simple ouvert sur la table, la servante ajouta:

— Elle s'est préparé une décoction avec de la menthe et de la camomille au réveil et elle a mangé un quignon de pain, mais son état ne s'améliore guère.

— S'est-elle levée?

— Oui, brièvement. Mais elle a dû se recoucher.

— Tu penses qu'il s'agit d'une de ces terribles migraines comme lorsqu'elle était jouvencelle?

— Je l'ignore, milady. Vous savez que depuis quelques années, ses migraines deviennent rares... Mais quand cela arrive, elle doit rester alitée au calme plusieurs jours avant que cela ne passe.

Sans faire de bruit, lady Judith s'approcha de la couche de sa fille pour l'interroger:

— Comment te sens-tu, ma chérie?

— Pas très en forme, maman. J'ai très mal à la tête, j'ai des vertiges et j'ai régulièrement des nausées.

— Depuis quand es-tu malade?

— Cela a commencé hier matin, puis cela s'est amélioré et là ça empire de nouveau.

— Tu as beaucoup de nausées? Tu vomis? Tes malaises arrivent à quel moment de la journée?

— J'ai vomi tout à l'heure, mais sinon j'ai plutôt des nausées en général et elles arrivent à n'importe quel moment. À vrai dire, j'ai l'impression d'avoir constamment mal au cœur.

— Tu n'as pas de fièvre? Tu as mal ailleurs qu'à la tête?

— Non, maman. Ne vous inquiétez point, je suis sûre que ce n'est pas grave. Avec quelques jours de repos, cela passera. Je suis juste un peu fatiguée et mon foie n'a peut-être pas supporté les excès que nous avons faits avec tous les banquets de ces derniers jours. Nous n'avons pas l'habitude de ripailler ainsi.

— D'accord. Je vais te laisser te reposer, ma chérie. Fais-moi quérir si cela empire ou si tu as besoin de moi.

Avant de quitter la pièce, lady Judith prit la servante à part et lui recommanda à voix basse:

— Veille bien sur elle, Brynn! Il s'agit peut-être d'une migraine ou simplement des premières manifestations d'une grossesse, mais cela pourrait également être une affection gastrique ou infectieuse. Préviens-moi immédiatement si elle a de la fièvre ou si les vomissements s'intensifient.

— Comptez sur moi, milady!

*

Dès que sa mère et sa sœur eurent quitté la chambre, Alinor se leva et s'habilla rapidement avec l'aide de Brynn. Alors qu'elle se baissait pour ramasser son baudrier et son épée, elle fut prise de vertiges. Aussitôt, la servante s'alarma:

— Que vous arrive-t-il? Milady? Alinor, qu'y a-t-il?

— Ce n'est rien, juste un petit étourdissement.

— Asseyez-vous et mangez un morceau!

— Non, non, ça va, Brynn!

— Ça ne va pas, vous êtes toute pâlotte! Tenez, mangez un peu de fromage.

— Non, je n'ai pas faim! Et enlève ce fromage de sous mon nez, il me donne envie de vomir!

— Vous avez encore mal au cœur?

— Les nausées sont constantes depuis hier.

— Vous êtes sûre que...

— Ce n'est rien, Brynn! Je t'ai déjà dit que c'est l'angoisse qui me rend malade! Cela s'arrêtera quand j'aurai prévenu mon père. Maintenant, finissons-en! Prépare-moi les vivres pendant que je m'occupe des armes. Le temps presse, je dois me mettre en route le plus vite possible et rejoindre Wilf derrière le moulin du village.

Devant l'air déterminé d'Alinor, la servante n'insista pas et exécuta ses ordres.



Chausse-trappe: piège.

Haubert: cotte de mailles.

Broigne: tunique faite d'étoffe épaisse ou de cuir recouvert d'anneaux ou d'écailles de métal.

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