4. Manigances saxonnes (version éditée)


Le lendemain, Brynn eut quelques difficultés pour réveiller sa maîtresse. En effet, Alinor avait passé une très mauvaise nuit. Tout d'abord, elle avait eu du mal à s'endormir, trop préoccupée par la conversation qu'elle avait surprise entre son frère et le roi et surtout par le comportement défiant d'Edwin. Elle avait perdu de longues heures à s'interroger et à échafauder de nombreuses hypothèses. Quand elle avait finalement sombré, une succession de rêves et de cauchemars avait perturbé son sommeil.

Elle avait de nouveau rêvé de son chevalier. Depuis quelques semaines, le héros de ses fantasmes n'avait plus rien de mystérieux. Désormais, il arborait les traits de Gautier. Force était de constater que, depuis qu'il avait posé les mains sur elle, ses songes devenaient de plus en plus sensuels et elle se réveillait à chaque fois brûlante de désir et en proie à une grande frustration. Elle ne se languissait plus d'un guerrier imaginaire, mais elle rêvait de Gautier et de leurs ébats. Elle revivait ses baisers, ses caresses. Elle évoquait la fermeté de son corps, la dureté de ses muscles. Elle sentait son odeur, se remémorait la sensation de sa peau souple et chaude, la douceur de ses cheveux, sous ses doigts. Oui, elle devait admettre qu'elle rêvait de son chevalier brun quasiment à chaque fois qu'elle ne dormait pas dans ses bras. Et cette nuit n'avait pas dérogé à la règle. Sauf que, cette fois-ci, elle avait fait des songes macabres où son nouvel époux occupait le rôle principal. Et cela l'effrayait plus que tout. Même si elle avait souhaité sa mort quand il avait pris possession de Thurston, elle ne voulait plus qu'il lui arrive quoi que ce soit, maintenant qu'ils étaient mariés. Sainte-Vierge! L'idée qu'il puisse être blessé ou tué l'angoissait tellement qu'elle s'en rendait malade! Au point d'avoir envie de vomir.

Alinor avait la gorge nouée d'appréhension et la nausée ne la quittait plus depuis qu'elle s'était réveillée au petit matin, le cœur battant et en proie à des sueurs froides. Elle était hantée par les images sanglantes de ses cauchemars. Épuisée par le manque de sommeil, la jeune femme avait fini par somnoler jusqu'à une heure tardive et sa suivante dut la secouer pour la tirer de sa léthargie.

Elle s'extirpa du lit avec difficulté, en proie à un mal de tête lancinant. En voulant se lever trop vite, elle fut prise de vertiges et Brynn s'alarma devant le visage blême de sa maîtresse:

— Alinor? Alinor? Qu'avez-vous, ma petite?

— Ce n'est rien, Brynn. Juste une migraine. Je suis fatiguée et un peu anxieuse, c'est tout. Va me chercher un bol d'eau chaude et apporte-moi mon coffret de simples, s'il te plaît. Une infusion me fera le plus grand bien.

— Il faut que vous mangiez.

— Non, non! Je n'ai pas faim, j'ai la gorge trop nouée pour cela. J'ai juste besoin de boire.

— Milady, que se passe-t-il? C'est le départ de messire Gautier qui vous met dans cet état?

— Non... Oui... Je... je ne sais pas. Je suis inquiète, j'ai... j'ai un mauvais pressentiment.

— Allons, ma petite... Si vous commencez à vous soucier de la sorte après seulement une journée, dans quel état serez-vous dans un mois ou deux?

Brynn apporta le coffret dans lequel sa maîtresse rangeait ses herbes médicinales, puis elle descendit aux cuisines d'où elle remonta un plateau avec un cruchon d'eau bouillante, un morceau de pain et une coupe de fruits séchés. Pendant ce temps, Alinor prépara un mélange à base de camomille, menthe, mélisse, lavande et romarin. À son retour, Brynn l'aida à s'habiller pendant que la décoction infusait. Après avoir mangé le quignon, picoré quelques lambeaux de prunes et bu sa tisane, Alinor se sentit mieux. Elle quitta sa chambre pour vaquer à ses occupations.

Elle grimpa d'abord au solarium pour saluer sa mère et les femmes qui étaient occupées à tisser, coudre et broder. Ensuite, elle se rendit dans la nursery pour passer un petit moment avec ses sœurs. Elle s'y attarda un peu pour discuter avec Aileen, puis elle décida d'aller faire une promenade avec Tornade. Même si la jument était pleine, un peu d'exercice lui serait bénéfique, car la bête n'avait pas l'habitude de rester confinée à l'écurie. Alinor passa dans sa chambre pour se changer et revêtir des vêtements simples qui ne craignaient pas les salissures. Avec la neige qui avait fondu, les chemins n'étaient que flaques de boue et elle serait sans aucun doute complètement crottée à son retour. En passant devant la cuisine, elle prit une poignée de fruits séchés pour Tornade, car la jument était fort gourmande.

Alors qu'elle sortait dans la cour, Alinor aperçut son frère qui se dirigeait vers les écuries. Elle était sur le point de le héler quand elle le vit s'arrêter brièvement et regarder autour de lui. Edwin était visiblement tendu et semblait chercher du regard un objet ou une personne. Alinor sentit tous ses sens se mettre en alerte. Une fraction de seconde plus tard, il se dirigea en hâte vers l'encoignure formée par le muret du jardin et l'angle du bâtiment des écuries. En plissant les yeux, elle distingua une forme humaine qui paraissait attendre. Lorsqu'Edwin arriva au renfoncement, le personnage sortit de l'ombre pour lui serrer la main et elle put le détailler.

L'inconnu était engoncé dans une cape de laine brune et son capuchon masquait en grande partie son visage. À voir ses braies de drap grossier, ses bottes élimées de paysan, sa barbe et les mèches longues de cheveux qui s'échappaient de son couvre-chef, il devait sûrement être saxon. L'attitude des deux hommes éveilla davantage les soupçons de la jeune femme. Edwin semblait anxieux et jetait régulièrement des coups d'œil rapides autour de lui, un peu comme s'il craignait d'être surpris en compagnie de cet homme. Alinor s'en alarma. Quelque chose était en train de se tramer entre Edwin et cet inconnu. Son frère agissait de manière trop inhabituelle pour que la situation soit anodine. Elle devait impérativement savoir de quoi il retournait, surtout si cela avait un rapport quelconque avec la mystérieuse mission confiée par le Conquérant.

Alinor s'enroula dans sa cape et en tira la capuche, bas sur son visage. À petits pas pressés, elle se dirigea vers l'entrée du jardin et passa non loin du duo en baissant la tête pour ne pas être reconnue. Elle pénétra dans l'enceinte et s'éloigna vers le fond du verger. Une fois qu'elle fut à bonne distance des deux hommes, elle se retourna pour être sûre qu'ils ne lui prêtaient pas attention, puis elle se courba en deux et rebroussa chemin en longeant le muret de pierres qui clôturait le jardin et le séparait de la haute-cour. Arrivée à l'angle sud, elle put se redresser, car elle était cachée des regards par le mur de l'écurie. Sans bruit, elle s'approcha de l'endroit où se tenaient son frère et son comparse. Le dos plaqué au mur, elle avança à pas lents et précautionneux et s'arrêta à un bras du coin du bâtiment. Là, elle tendit l'oreille pour épier la conversation des deux hommes qui se trouvaient dans l'encoignure.

La cour résonnait du bruit habituel des soldats et des serviteurs qui allaient et venaient, et Alinor ne pouvait pas distinguer tout ce qui se disait, mais les bribes qu'elle perçut la glacèrent d'effroi. À écouter les propos haineux qu'il tenait à l'encontre des Normands, l'inconnu mystérieux était un rebelle et apparemment un familier d'Edwin, car les deux hommes semblaient bien se connaître. Alinor crut d'abord avoir mal entendu. Ce n'était pas possible! Elle avait dû mal comprendre... Edwin était incapable de faire cela! Mais la suite de la discussion confirma ses craintes et elle resta tétanisée. Son frère était en train de donner l'itinéraire d'un convoi militaire normand et l'emplacement d'un campement. Il indiquait même les endroits les plus propices à une attaque. Alinor n'entendit pas la question posée par le rebelle, mais la réponse que lui fit Edwin la fit frémir d'horreur. Elle n'avait pas saisi tous les mots, mais elle ne pouvait confondre le nom qu'il avait prononcé. Elle mit sa main sur sa bouche pour étouffer son cri de stupeur.

«Dieu tout-puissant! Il trahit le nouveau roi! Pire! Il fomente une embuscade contre Gautier.»

Son propre frère était en train d'organiser la mort de son mari, alors qu'il savait que sa trahison risquait de mettre en péril la vie de leur père. Alinor dut se mordre le poing pour retenir le gémissement qui montait dans sa gorge.

«C'est un cauchemar! Edwin ne peut pas faire une chose pareille? Il doit forcément y avoir une explication logique à tout ceci!»

Elle ne pouvait pas croire, elle ne voulait pas croire que son frère soit capable d'une telle ignominie.

Elle tenta de suivre la fin de la conversation, mais elle n'apprit rien d'autre. Quand les deux hommes se séparèrent, elle était si tendue que tous ses muscles étaient contractés et qu'elle avait des crampes au ventre. Soudain, elle fut prise de violentes nausées. Dans un hoquet de douleur, elle se plia en deux et vomit son petit-déjeuner. Une fois que les soubresauts de son estomac se furent calmés, elle s'éloigna de quelques pas et s'adossa de nouveau au mur de l'écurie pour réfléchir. Frénétiquement, elle essaya de trouver une explication au comportement de son aîné et à la discussion qu'elle avait en partie entendue. Mais en vain. La mort dans l'âme, elle dut se rendre à l'évidence. Il n'y avait pas d'autre interprétation possible. Edwin espionnait pour le compte de la Rébellion. Il avait trahi son serment d'allégeance à Guillaume de Normandie, mais surtout il avait renié sa loyauté à son père et complotait contre son mari. Son frère venait de trahir sa famille!


Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top