2. Appréhensions


Une fois l'ouverture dégagée, Alinor coinça le panneau avec une bûche prise près de la cheminée. Elle s'empara de l'une des bougies et en alluma la mèche dans les braises du feu. Ainsi parée, la chandelle dans la main gauche et son épée dans la droite, elle s'avança dans le corridor secret. Sans hésitation, elle longea le boyau étroit jusqu'à l'escalier en colimaçon. Elle descendit d'un niveau et s'engouffra dans le couloir qui desservait les chambres du deuxième. Alors qu'elle passait devant la porte dérobée menant aux appartements seigneuriaux, Alinor fit une courte halte pour s'assurer que lady Judith dormait. Tout était silencieux à l'étage et la jeune fille continua son chemin, convaincue d'être la seule à être éveillée à cette heure.

Quand elle arriva devant le mur qui la séparait de l'antre du baron, Alinor connut un bref moment de panique. Elle appuya son front contre la pierre froide et respira profondément à plusieurs reprises pour se calmer. Par précaution, elle regarda par l'œilleton pour vérifier que le chevalier était seul dans sa chambre. La pièce était plongée dans la pénombre. Grâce à la faible lueur qui provenait de la cheminée, elle vit une masse sombre couchée dans le lit. Le Normand était bien là et semblait dormir. Elle détestait ce qu'elle s'apprêtait à faire, mais elle n'avait pas le choix. Elle devait impérativement neutraliser Fougères. Il en allait de la vie de son père ! Pourvu qu'il ne résiste pas !

Alinor fit une rapide prière et posa la chandelle au sol. Du bout des doigts, elle parcourut les contours des pierres à la recherche du petit levier. Elle le trouva sans trop de difficultés, fit jouer le mécanisme pour ouvrir le passage, puis elle souffla sur la bougie et l'utilisa pour bloquer le panneau secret. Alors que son cœur battait à tout rompre, elle s'avança dans la chambre sur la pointe des pieds. Ses yeux étaient habitués à l'obscurité et grâce à la lueur des braises qui rougeoyaient encore dans l'âtre ainsi qu'au rayon de lune qui filtrait le long de la fourrure obstruant la fenêtre, elle pouvait se diriger sans peine vers le grand lit.

Quand elle arriva à proximité de la couche, sa gorge se noua. Le Normand reposait paisiblement, le visage tourné vers elle, le bras gauche nonchalamment relevé au-dessus de sa tête. Alinor ne put s'empêcher de le contempler quelques instants. Dans le sommeil, ses traits étaient détendus et il paraissait plus jeune. Plus insouciant. Plus accessible. Il dormait torse nu et Alinor ne put résister à la tentation d'admirer le haut de sa poitrine qui émergeait de la fourrure. Les muscles de ses épaules et de son bras, même dans cette position décontractée, étaient bien découplés et dégageaient une impression de puissance. De manière étonnante, il était peu velu, ce qui permettait de distinguer nettement le relief de ses muscles et le réseau veineux qui les parcourait. Il était surprenant de voir un homme aussi brun avec un torse imberbe. Certes, le chevalier avait les avant-bras recouverts d'un duvet foncé et il présentait une touffe de poils sombres sous l'aisselle, mais le reste de sa poitrine était glabre. Alinor ressentit un pincement au ventre.

« Il est vraiment beau », pensa-t-elle à son corps défendant.

Elle secoua la tête pour se débarrasser de cette idée inopportune. Elle ne devait plus se faire piéger. Il lui fallait surmonter cette attirance malvenue et demeurer insensible à son charme ténébreux. Il était exclu qu'elle se laisse attendrir, elle avait une tâche à exécuter. Fougères était l'ennemi à neutraliser. Pour le salut de son père, elle devait aller au bout de sa mission. Forte de cette résolution, elle leva son épée et en dirigea la pointe vers la gorge de l'homme assoupi.

Sa main droite tremblait tellement qu'elle dut se servir aussi de la gauche pour raffermir sa prise sur la poignée de son arme. Le métal n'était qu'à quelques pouces de la poitrine du baron et Alinor était sur le point de le réveiller, quand elle prit pleinement conscience de la situation et de sa dangerosité. Si jamais il se redressait brusquement lorsqu'elle le tirerait de son sommeil, il s'empalerait de lui-même sur sa lame. Elle pouvait le tuer sans le vouloir ! Il était impossible de prévoir sa réaction à son réveil et, connaissant la nature impétueuse de son ennemi, il y avait beaucoup trop de risques...

Effrayée par cette possibilité, Alinor détourna son épée du torse du Normand et laissa son bras retomber le long de son flanc. Il fallait trouver un autre moyen de le neutraliser ! Elle pouvait se débrouiller pour le blesser légèrement, mais il y avait toujours le risque qu'il résiste et veuille se battre malgré tout. Or elle ne souhaitait pas croiser le fer avec lui. D'une part, elle n'était pas sûre de le vaincre et, d'autre part, elle ne voulait pas risquer de le meurtrir gravement ou pire, de l'occire si elle se laissait emporter par l'ardeur du combat.

« Par Sainte-Walburge, pourquoi n'ai-je pas pensé à lui administrer un somnifère ? Si j'étais descendue manger à la table seigneuriale, j'aurais pu verser une potion soporifique dans sa nourriture ou sa boisson sans qu'il s'en aperçoive ! Au moins, il aurait été plongé dans un profond sommeil et j'aurais pu le ligoter sans aucun risque. Quelle idiote ! » se fustigea-t-elle.

Hélas, le temps lui était compté et elle ne pouvait attendre la nuit prochaine, elle devait impérativement agir cette nuit. Regardant une nouvelle fois l'homme qui dormait paisiblement, Alinor inspira, puis leva de nouveau son arme avec l'intention de le blesser pour le rendre inoffensif. Si elle faisait entrer la lame avec le bon angle dans son épaule, elle ne toucherait pas d'organes vitaux. Elle l'épinglerait sur le lit et il ne pourrait plus bouger. Mais elle risquait d'endommager les tendons... Alors qu'elle s'apprêtait à frapper, elle fut prise de tremblements et sentit la bile remonter dans sa gorge. Avec un gémissement presque inaudible, elle abaissa le bras.

« Non ! Je ne peux pas ! »

Elle était incapable de le faire souffrir volontairement, c'était au-dessus de ses forces ! Elle ne pouvait pas lui faire ça, alors qu'il l'avait consolée et protégée à plusieurs reprises. Certes, Fougères l'avait meurtrie dans sa chair par le passé, mais elle lui avait rendu la pareille. Il l'avait insultée, mais elle aussi. Même si maintenant il la méprisait, elle ne lui voulait pas de mal. Elle sentit les larmes sourdre de ses paupières et secoua la tête comme pour chasser le désespoir qui l'étreignait. Elle était impuissante à nuire à son ennemi !

Désemparée, Alinor resta un long moment immobile à regarder le Normand dormir. Seul le bruit de son souffle troublait le silence de la chambre. Avec un petit sourire de dérision, elle remarqua que le chevalier ne ronflait pas, contrairement à la plupart des soldats. Il avait une respiration calme et profonde, semblable à celle des malades à qui elle faisait boire de la valériane pour dormir. Ce rappel à ses potions soporifiques donna aussitôt une idée à Alinor. Si elle ne voulait ni le tuer ni le blesser, elle pouvait l'assommer ! Cela aurait le même effet qu'un somnifère, avec un réveil un peu plus douloureux toutefois. Ragaillardie d'avoir enfin trouvé la solution à son dilemme, la jeune fille affermit sa prise sur la poignée puis, sans tergiverser, elle s'avança vers le Normand. Elle appuya son bassin contre le rebord du lit, se pencha en avant et leva l'épée pointe en l'air. Sans bruit, elle tint son arme au-dessus de la tête du dormeur. Elle repéra l'endroit exact où elle devait frapper près de sa tempe, puis elle retint sa respiration, serra sa main sur la fusée et abaissa brusquement le bras.


fusée : partie de la poignée de l'épée sur laquelle se referment les doigts.

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