1. Plan


Alinor s'enferma dans l'herboristerie et n'en sortit qu'après la tombée du jour. Elle se sentait si misérable qu'elle avait des difficultés à réfléchir à ce qu'il convenait de faire. Accablée de honte, à la suite du rejet du baron normand, elle n'osait paraître devant lui. Elle craignait trop de voir à nouveau le mépris dans ses yeux. Elle ne pouvait rester cachée jusqu'à la fin des temps. Il lui faudrait bien l'affronter à un moment ou à un autre. Il fallait qu'elle se secoue et se reprenne !

Une fois sa crise de larmes terminée, elle se prépara une décoction pour calmer ses nerfs éprouvés. Tout en sirotant son infusion, elle tenta de se rappeler la chronologie des événements. Le Normand avait tout d'abord résisté à ses approches avant de céder à son envie. Ils s'étaient tous les deux laissés emporter par le désir avant qu'il se rétracte quand elle l'avait quasiment supplié de la prendre. Ensuite, il l'avait traitée de façon méprisante en lui faisant sentir qu'il la considérait comme une prostituée. Pire, il estimait que les ribaudes valaient mieux qu'elle, car elles étaient plus honnêtes. Une seule conclusion s'imposait : il avait découvert son plan. Il avait compris qu'elle avait des motifs cachés pour le séduire. Se pouvait-il qu'il ait deviné ses intentions concernant son père ? Si tel était le cas, il serait encore plus méfiant et il deviendrait encore plus dangereux d'essayer de libérer les prisonniers saxons ! Andrew, Royce et Lawrence avaient raison sur un point : elle n'avait pas le droit de faire courir un tel risque à ses gens ; si leur tentative n'était pas couronnée de succès, les répercussions seraient terribles pour tout le monde. Le bâtard de Normandie ordonnerait sans nul doute des représailles. Elle ne pouvait mettre en péril les habitants de Thurston ni ses propres soldats. Il n'y avait qu'une solution ; c'était à elle, et uniquement à elle, de venir en aide à son père. Si elle échouait, elle serait seule à en payer les conséquences, car elle était certaine que le Conquérant ne châtierait pas des innocents. Elle avait déjà une ébauche de plan en tête.

À la nuit tombée, Alinor regagna le donjon. Elle pénétra discrètement dans la salle et, en rasant les murs, rejoignit le petit cellier où était dissimulée l'entrée de l'escalier dérobé. Elle fit jouer le mécanisme, puis se précipita dans le passage secret. Elle parcourut tous les corridors, espionnant chacune des pièces susceptibles d'abriter le baron ou son second. Elle espérait ainsi surprendre une conversation pouvant lui donner des indications sur le convoi de prisonniers ou sur ce que projetait de faire le chevalier de Fougères dans un futur proche. Elle finit par le trouver dans sa chambre.

Il était de nouveau torse nu et s'apprêtait à se laver avant le repas du soir. Comme il était seul, Alinor estima qu'il était inutile de s'attarder, car elle n'apprendrait rien de nouveau en l'épiant à sa toilette. Malgré sa résolution, elle éprouva quelques difficultés à détacher ses yeux du corps sculptural de son ennemi. Elle sentit sa respiration s'accélérer quand elle vit ses muscles rouler sous la peau à chacun de ses mouvements. Il était indéniable que le baron était un magnifique spécimen de virilité. Un chevalier ténébreux dans toute sa splendeur !

La jeune fille s'obligea à s'arracher à sa contemplation. Elle secoua la tête pour chasser les pensées un peu trop sensuelles qui l'envahissaient et observa minutieusement l'agencement de la chambre. Elle repéra la place de la chaise à haut dossier et des coffres par rapport au lit, ainsi que l'endroit où il rangeait son équipement guerrier. Satisfaite de son inspection, elle rebroussa chemin, puis monta à l'étage supérieur. Après s'être assuré que la pièce était vide, elle ouvrit le panneau et y entra.

Alinor passa les heures suivantes à tourner en rond dans son refuge en essayant de mettre au point son plan pour délivrer l'ancien thane. Son père ne serait sauf que si elle parvenait à le libérer avant la venue de l'usurpateur. Elle avait décidé d'agir seule et l'unique solution valable consistait à réduire le baron à l'impuissance avant l'arrivée des prisonniers, mais surtout avant celle de Guillaume de Normandie. Elle considérait toujours Gautier de Fougères comme un ennemi, mais ses sentiments à son égard étaient maintenant ambivalents. Elle ne le haïssait plus comme au début. Il s'était rendu maître du fief de sa famille et par fidélité envers son père et son défunt roi, elle se devait de le détester. Mais d'un autre côté, elle l'estimait, car il démontrait des aptitudes guerrières hors pair et manifestait un sens de l'honneur assez poussé. Elle lui était reconnaissante de s'être montré juste et honnête avec les Saxons. Il avait aussi fait preuve de compassion et de gentillesse à plusieurs reprises. S'il n'avait pas fait étalage de son arrogance et de son entêtement, ils auraient pu cohabiter sans trop d'incidents. Malheureusement, il était un peu trop autoritaire, trop dominateur pour ne pas heurter sa fierté, elle qui avait l'habitude d'être indépendante et maîtresse de ses actes.

De plus, le trouble qu'Alinor ressentait en sa présence n'arrangeait pas la situation. Elle avait des difficultés à admettre son désir pour un homme, qu'elle se devait de considérer comme un ennemi, par loyauté envers son père. Pourtant, les faits parlaient d'eux-mêmes ; à son corps défendant, elle était attirée par le chevalier brun. Elle avait été profondément blessée lorsqu'il l'avait rejetée dans l'herboristerie, à l'instant même où elle s'était abandonnée à son étreinte. Inexplicablement, elle avait eu mal, quand il lui avait dit qu'il préférait les bras d'une ribaude et l'avait insultée en la traitant de puterelle. Ce manque de contrôle sur son corps et ses émotions la fragilisait, et elle détestait cela.

Ne voulant pas risquer de rencontrer le baron de Fougères, Alinor resta enfermée dans sa chambre toute la soirée. Elle ne descendit pas dans la salle commune pour le souper et se restaura avec un plateau que lui apporta Brynn. Celle-ci, inquiète de son humeur morose, tenta de la faire parler, mais sa maîtresse refusa toute discussion. Elle se contenta de prétexter une grande fatigue avant de la renvoyer. Le dîner était plutôt alléchant : la soupe était épaisse, le pain était chaud et doré à point, la viande sentait bon les aromates. Mais Alinor ne fit pas honneur au repas ; elle n'avait pas d'appétit. Elle s'obligea à avaler un peu de potage et elle goûta deux cuillerées de ragoût, mais sa gorge nouée l'empêcha de manger davantage. Elle était trop anxieuse pour avoir faim. Elle ne pensait qu'à l'exécution de son plan. Pour essayer de se détendre, elle se servit une timbale de vin épicé. Rassérénée par la boisson, Alinor mit de côté le cruchon et le gobelet, prévoyant d'en boire quelques gorgées pour se donner du courage avant de passer à l'action.

Quand Brynn revint chercher le plateau, elle trouva un air préoccupé à sa maîtresse. Inquiète devant sa mine sombre, elle tenta une nouvelle fois de susciter ses confidences, mais en vain. Alinor ne voulut pas discuter et invoqua sa fatigue et un début de mal de tête pour se coucher tôt. La servante n'insista pas et aida la jeune fille à se dévêtir. Une fois qu'Alinor fut en chemise de nuit, elle la fit asseoir sur un tabouret devant l'âtre et entreprit de brosser ses longs cheveux. Puis elle termina en lui massant le front, les tempes et le cuir chevelu pour essayer d'apaiser sa migraine. Ces soins apportèrent un peu de réconfort à Alinor qui se détendit un peu. Lorsque sa maîtresse fut installée dans son lit, la servante la recouvrit avec les fourrures, puis elle éteignit la torche murale et ne laissa que deux bougies allumées sur le manteau de la cheminée. Après lui avoir souhaité un bon repos, elle quitta la pièce en emportant le plateau.

Aussitôt qu'elle entendit les pas de Brynn décroître dans le couloir, Alinor rejeta les peaux de bête et sortit du lit. Elle alla à la porte, souleva le lourd madrier de bois qui était appuyé au mur et le glissa dans les attaches de fer pour condamner l'accès. Depuis que le baron l'avait surprise dans son bain, elle avait pris l'habitude de barrer sa porte afin d'éviter toute visite intempestive d'un Normand, quel qu'il soit.

Alinor prépara les affaires dont elle avait besoin et les rassembla sur la chaise à haut dossier, puis elle retourna s'allonger. Il fallait maintenant attendre que les occupants du château se couchent. Elle ne pourrait agir que lorsque le baron serait endormi. Au chaud sous les fourrures, la jeune fille étudia toutes les possibilités qu'elle avait pour mener à bien son dessein.

Elle devait neutraliser Fougères avant la venue des prisonniers saxons. Or, le convoi était déjà en route, et susceptible d'arriver dès le lendemain. Le temps était compté, il n'y avait plus une minute à perdre. Elle devait agir cette nuit ! La question était de savoir de quelle manière elle allait pouvoir se rendre maîtresse de la forteresse. Certes, elle pouvait se débarrasser du chevalier par les armes et demander ensuite à ses soldats saxons de maîtriser le reste de la garnison normande. Mais ce plan impliquait d'entraîner avec elle dans la rébellion les gens de Thurston, de mettre leurs vies en péril. Et surtout, cela signifiait qu'il lui faudrait tuer Fougères de sa propre main. En serait-elle capable ?

À cette idée, Alinor fut parcourue d'un frisson glacé et sentit son front se couvrir d'une sueur froide. Son esprit et son cœur se révoltèrent. Elle ne pouvait pas le mortir ! Non, elle se savait incapable de l'occire pendant son sommeil ! D'une part, même s'il l'avait humiliée et insultée, Fougères ne méritait pas la mort pour autant. Et d'autre part, elle ne pouvait se conduire de manière si déshonorante. Elle était prête à éliminer un homme les armes à la main pendant un combat, mais pas à l'assassiner lâchement alors qu'il était désarmé. Lui moins qu'un autre !

Si elle ne le supprimait pas, elle devait le neutraliser pour le faire prisonnier. C'était, sans nul doute, la meilleure solution. Elle devait le prendre en otage et le garder captif jusqu'à l'arrivée des prisonniers. Ensuite, il lui suffirait de l'échanger contre son père. Elle ne relâcherait Fougères que lorsque lord Dunstan serait libre et hors de danger. Elle deviendrait une fugitive tout comme lui, mais c'était un faible tribut à payer. Ainsi, il n'y aurait pas de perte humaine.

Rassérénée d'avoir trouvé la solution à son dilemme, Alinor souffla les bougies et attendit patiemment qu'il n'y ait plus aucun bruit dans la forteresse. Au milieu de la nuit, elle se leva et se prépara. Elle enfila de fines chaussures de daim, puis passa un surcot fendu sur les côtés par-dessus sa chemise. Elle but une timbale de vin pour se revigorer et faire cesser les tremblements qui l'agitaient. Puis, elle tira son épée de son fourreau et s'avança vers le mur qui recelait le panneau secret. À la lueur du feu mourant, elle effleura les pierres du bout des doigts et fit jouer le mécanisme pour l'ouvrir.


Puterelle: jeune prostituée.

Mortir: tuer, mettre à mort.

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