Sur les routes (8)
Lola-Rose
La pluie s'est arrêtée et la chaleur a repris. En pédalant, Paul se met à chanter. Il n'a pas la voix d'un ange mais bien celle d'un homme, un homme avec des ailes d'anges amputées. Je n'ai jamais eu si peur qu'un homme s'enfuisse. Des contractions émotionnelles : la douleur est peut-être moins forte que les utérines mais il n'y a pas de soulagement, je ne peux pas expulser mes sensations comme un œuf non fécondé.
Cela dessine dans ma tête, cela dessine tant d'être humains ; Enzoo, lui, doit colorier dans sa tête en pédalant, il doit transformer chaque champs en un aplat, chaque ciel aussi.
Vers le milieu de l'après-midi, Blanche commence à pleurer. Sans s'arrêter. Elle est trop chaude, elle ne veut pas quitter mes bras. Nous devons faire une pause et chercher de l'ombre.
Toute la nuit, Blanche, mon bébé, frissonne d'une fièvre trop forte ; toute la nuit, je la veille. Mon bébé qui ne va pas bien du tout. Je ne sais pas ce qu'elle a. Au petit matin, nous décidons de nous diriger vers la ville la plus proche. Si en route, la fièvre n'a pas baissé, nous chercherons un médecin. Aubin me demande gravement si sa sœur va mourir. Je pense à ces méningites qui tuent si rapidement.
Nous arrivons à Nantes. La ville n'est pas gardée. Dans les rues, des carrioles circulent, conduites par des chevaux. Je ne vois aucune voiture ou transports en commun, seulement quelques vélos ou des personnes à pied. Nous demandons un médecin à l'un d'entre eux pour une urgence. Il nous mène dans une ruelle et nous montre une porte : ici, elle vous aidera.
Fatima-Christine et Paul restent avec Aubin, les vélos et les carrioles à l'extérieur. Une salle d'attente avec quelques personnes. Une grande femme trop mince aux yeux doux en blouse blanche avec des sandales me voit avec Blanche et me fait signe d'entrer. Je ne suis plus que toute la fragilité d'une mère qui attend le verdict : son enfant va-t-il mourir ? J'explique en quelques mots la situation, le médecin a l'air surpris que nous venions d'arriver à Nantes. Elle ausculte Blanche.
– Elle va guérir.
– Qu'est-ce qu'elle a ?
– Une insolation.
– Seulement ?
– Oui.
Elle me conseille de ne pas repartir de suite et passe un coup de fil.
– Je ne peux pas vous faire visiter la ville mais j'ai un ami, Luc, qui peut s'occuper de vous. Un homme chauve, la peau noire, un anneau dans l'oreille, entre dans la pièce : d'une voix rauque de fumeur, il salue chaleureusement la médecin. Nous rejoignons Paul, Christine-Fatima et Aubin. Luc se présente, pose quelques questions et affirme qu'il va nous trouver un endroit où passer la nuit. Il enfourche son vélo et promet qu'il ne va pas nous emmener très loin ; nous le suivons alors dans les rues, croisant toutes sortes d'attelages tirés par des chevaux ou des deux roues. Après avoir traversé le fleuve, la Loire qui ouvre et referme deux bras liquides, formant une ile en pleine ville, il nous fait signe de nous arrêter et nous entrons dans une large cour, écurie et parking, où sont arrêtés chevaux et vélos. Il n'y a plus de touristes ou de voyageurs, nous explique-t-il, il n'y a donc plus d'hôtels, il en reste seulement les façades. Parfois, ils abritent des maisons de passe. Mais ici, on pourra vous loger.
Il connait les patrons, plaisante avec eux et nous fait asseoir dans une large salle d'environ cinquante couverts avec du mobilier vieillot et dépareillé. Nous commandons le plat unique puis il commence à nous parler de la ville :
– Nantes est isolée. Les Anglais nous livrent par bateau de la nourriture et des médicaments mais cela a un prix. Nous avons commencé par échanger tout ce que nous avions de précieux : les bijoux et les objets de valeur mais cela n'a pas duré longtemps.
– Et maintenant, vous faites comment ?
– Comme on peut. On arrache les métaux qu'on trouve par exemple.
– Qui choisit ce qui vous est livré ?
– Au début, c'était la ville qui commandait et fixait les prix de revente. Des choix ont dû être faits car la mairie ne pouvait pas gérer des allées et venues incessantes de bateaux et payer tous les frais. Il n'y eut plus de couches jetables mais des langes pour les bébés, plus de produits de beauté sophistiqués, de gadgets high-tech, de nourriture pour animaux domestiques, de cigarettes et de plusieurs centaines de produits qui n'étaient pas jugés nécessaires. Mais les mécontents s'en prenaient à la mairie alors l'activité a été laissée à plusieurs structures privées. Il y a toujours autant d'insatisfaits mais les coloriages et les boites pour chats sont revenus dans les rayons et le Maire n'est plus l'unique responsable.
– Et les gens ne cherchent pas à quitter la ville ?
– Il y a des adolescents surtout qui se faufilent dans les bateaux qui repartent en Angleterre. Quand on les découvre, on ne les jette pas à la mer ; on se sert de leur corps pendant la traversée, ils deviennent prostitués. Certains, très rares, sont revenus, avec des médicaments par exemple. Ils ont alors accepté les viols de l'aller et ceux du retour. Encore plus rarement, certains parviennent à les éviter.
– Que font les gens ici ?
– L'élevage et le soin de chevaux mobilise des habitants. Certains travaillent, il reste quelques services publics. On cherche ce qu'on pourrait vendre aussi à d'autres pays : pour l'instant, on n'a pas trouvé d'idée extraordinaire. Certaines personnes font pousser des légumes et des fruits aux abords de la ville. Mais ce n'est pas suffisant. On a essayé d'en produire dans des sous-sols désaffectés. Il n'y en avait pas assez. A Nantes, il n'y a jamais eu de métro. Il faudrait pouvoir construire des sous-sols mais on n'a plus de sable.
– Plus de sable ? Mais il y a la mer, des plages pas très loin.
– Il y a l'océan oui mais le sable a quasiment disparu. En ce moment, on broie du verre, du béton récupéré, des gravats mais il en faut beaucoup. On ne sait donc pas si on va y arriver.
Je vois dans les yeux de Paul qu'il le savait. Paul qui a besoin de sable pour créer des vitraux, Paul qui ne peut aller jusqu'au ciel. Il y a quand même quelque chose du ciel dans les vitraux. Pourra-t-il reprendre, continuer ou est-ce que les créations humaines sont-elles trop de destructions ? De sable, de bois, de métaux, d'eau ? Les inventions, les chefs d'oeuvres sont des pillages, qui nous semblaient légitimes, petits pillages inoffensifs et dérisoires, un peu de terre pour une sculpture, un peu de lin pour une toile, pillages devenus baobabesques, titanesques, hubrisesques, d'une tour Eiffel à une Burk Kalifa, d'une Notre Dame de Chartres aux archipels artificiels du Golfe Persique, de carrières de calcaire à des centaines de millions de tonnes de sable. Et moi ? Puis-je ne pas user la nature en la dessinant ? Autour de nous, les tables se remplissent, de femmes et d'hommes, d'enfants parfois : pas d'air asiatique, aucun voile sur les cheveux, aucune langue étrangère.
– Il n'y a pas de touristes mais il n'y a pas non plus d'émigrés, n'est-ce pas ?
– Les musulmans vivent dans une partie de la ville, ils sont moins nombreux. Ils ont leurs propres bateaux qui n'accostent pas aux mêmes moments ; quand un bateau arrive dans la partie non musulmane de la ville, des pilleurs islamistes ne sont jamais loin ; quand un bateau arrive dans la partie musulmane, des voleurs non musulmans sont dans les parages. Un homme se dirige alors vers notre table, nous salue et chuchote quelque chose à l'oreille de Luc :
- Le Maire voudrait vous voir, nous explique-t-il.
Enzoo
Les choix sont les mêmes qu'à l'aller : l'autoroute ou la campagne, et la chaleur s'intensifie. Les enfants dans la carriole continuent d'être calmes, ils sont faibles et livides. Ils n'ont rien à faire, pas même un livre de coloriage. Ils parlent peu ; beaucoup somnolent toute la journée. Première fois que je me sens adulte et vivant, vivant et adulte. J'ai même plus envie de colorier.
Et il y a Hélène. J'ai même plus envie de colorier mais j'ai envie de son corps. Je comprends maintenant Lola-Rose, Lola-Rose qui veut pas de demi-vie, Lola-Rose qui a pris la route à bras le corps, prête à tout éprouver.
C'est complètement fou de se mettre à faire l'amour lors de ce voyage. On attendait que tous les enfants dorment. Dans la pénombre. Pas de place pour la couleur. Juste des sensations. Le corps extraordinaire d'Hélène. Pas de place pour la couleur de nos corps mais elle a jailli la couleur, différemment, à l'intérieur de mes paupières, comme lorsqu'on regarde le soleil les yeux fermés. La couleur de l'orgasme.
Peut-être qu'on aurait jamais dû commencer. A l'aube, on refaisait l'amour, juste avant les premiers réveils des enfants. Dans le silence. Peut-être qu'on avait plus besoin de se poser de questions.
On rencontrait personne sur le chemin. Il faisait bien trop chaud. Fallait veiller à que les petits se déshydratent pas.
Une euphorie m'habitait. Je me prenais pas pour un héros. C'était comme si j'avais un grand ciel à l'intérieur de moi, que la couleur était plus à appliquer convenablement mais qu'elle explosait à l'intérieur de moi. Et un bonheur complètement taré, bonheur de fin du monde.
Lola-Rose
Nous n'étions présents dans la ville que depuis quelques heures mais le Maire était déjà au courant de notre présence : personne n'y était arrivé depuis bien longtemps, seuls des gens cherchaient à s'enfuir.
On raconte que sa femme est partie en Chine avec ses enfants et qu'il ne les a jamais revus, commente Luc pendant qu'il nous conduit à la mairie. On raconte que sans lui, la ville aurait été aux mains des Chinois. Je continuai à l'observer, cette ville, autour de moi : Nantes n'avait plus de prestige, plus rien n'était entretenu. Les métaux étaient récupérés et revendus, les façades délabrées. Mais, autour de nous, les gens continuaient à vivre, un couple là se disputait ; plus loin, un autre s'embrassait. Des enfants couraient dans les rues en criant et des petits vieux discutaient, cane à la main, au milieu des trottoirs. Le Maire nous attendait dans un bureau à la tapisserie vieillotte, sourcils broussailleux et barbe épaisse, l'air affable et pirate en même temps. Il nous demanda de lui parler de notre voyage, de Paris. Il écouta attentivement puis nous laissa lui poser des questions.
– Les Chinois ne sont jamais venus à Nantes ?
– Bien sûr qu'ils sont venus. Mais ils ont dû repartir.
– Pas parce qu'ils n'aimaient pas le climat, je suppose ?
– Parce qu'on ne les a pas laissés l'aimer. Ils ont été chassés. Plus un seul Asiatique ne vit dans la ville d'ailleurs, ajouta-t-il avec une certaine fierté.
– Mais pourquoi cela s'est-il passé ainsi à Nantes et pas à Paris ?
– Question d'équipe au pouvoir.
Il n'en dit pas plus et ni Paul, ni Fatima-Christine ni moi ne lui en demandèrent davantage. Aubin se mit à sortir les stylos d'un pot à crayon posé sur le bureau et à les essayer ; le Maire lui en tendit d'autres, amusé. Blanche venait de se réveiller.
Il nous raconta que tous les jours, des habitants de la ville lui faisaient part de leurs inquiétudes et que certains allaient même jusqu'à le supplier de collaborer avec les Chinois. Pour l'avenir. Toutes les nuits, il se demandait s'il avait pris la bonne décision. Il nous demanda s'il avait pris la bonne décision. Que pouvions-dire, nous, qui étions des étrangers à sa ville ?
– J'ai vu des enfants de tous âges dans les rues. Il n'y a plus d'écoles ?
– Non. Personne ne savait plus quoi enseigner dans les écoles, ni comment payer les professeurs, il y a seulement des écoles coraniques dans la zone musulmane de la ville. Les gens s'apprennent entre eux ce qu'ils souhaitent apprendre, adultes comme enfants et cela fonctionne plutôt bien. Pour apprendre à lire comme pour apprendre à soigner une blessure ou à coudre un bouton. Nous avons alors évoqué la communauté près de la mer ; le Maire en avait entendu parler, il ne comprenait pas pourquoi des gens étaient partis s'installer sur la côte au lieu de rester à Nantes.
– Ils viennent de Paris et personne à Paris ne sait que Nantes n'est pas dangereuse. A Paris, nous n'avons aucune information sur le reste de la France. Comme vous, vous n'en avez pas de Paris.
– Oui, les réseaux sont bloqués. Notre réseau à Nantes est seulement interne à la ville. Le Maire semblait réfléchir mais il ne dit rien de plus.
Il faillit parler à nouveau mais s'arrêta. Je sentais sa triple solitude : celle d'un d'homme sans famille, d'un homme au pouvoir, d'un homme au pouvoir d'une ville coupée du monde. Sa triple solitude et son envie de nous retenir. Blanche se mit à pleurer : il était temps pour nous de partir. Il ne lui restait plus qu'à nous souhaiter bon courage, ce qu'il fit.
Enzoo
Le petit a été pris de convulsions et il est mort. Il avait cinq ans. C'était un des plus jeunes. A peine plus âgé qu'Aubin. Suite de malnutrition sévère. Peut-être que nous n'aurions pas dû rouler avec cette chaleur, murmure Hélène.
J'avais jamais vu d'enfant mort, j'avais jamais vu de mort.
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