Sur les routes (5)
Lola-Rose
Pas de place dans les carrioles pour Fatima et son bébé. On a un vélo de secours, un pliable, je l'ai troqué contre du lait. Et une écharpe pour porter son bébé dans le dos. Fatima ne sait pas faire du vélo : c'est interdit par l'islam. Il faut qu'elle apprenne. Aujourd'hui. Panique dans ses yeux :
– Et mon bébé ? Si je tombe, il va tomber avec moi.
– Si tu veux, je porterai ton bébé le temps que tu sois à l'aise à vélo.
Elle veut essayer. C'est difficile avec ses vêtements amples et trop chauds. Elle tombe, elle essaie encore, elle n'y arrive pas, elle recommence. La sueur sur ses cils, la sueur qui forme des ombres sur le tissus noir. Fatima, la farouche, la peur dans les yeux. Fatima, elle s'occupait de survie. De celle de son bébé, de la sienne. Comme si cela avait été toute sa vie, de survivre. Fatima, elle avait quelque chose d'un petit animal effrayé, d'un petit animal coriace effrayé. Alors elle y est parvenue, à faire du vélo, sans facilités, sans larmes non plus.
Enzoo
Elle a réussi la gamine à faire du vélo, même avec sa burqa. Alors on reprend la route. Mais pas bien vite, on fait plus de pauses qu'on pédale car son petit, il crève de faim. Elle aussi, d'ailleurs, ses yeux noirs bistre, ils mangeraient les enfants s'ils n'étaient pas vivants.
Lola-Rose
Le bébé de Fatima est petit et chétif, il a besoin de téter très régulièrement. Parfois, quand il pleure, je prends quelques minutes pour le nourrir, assise sur la bande d'arrêt d'urgence, comme si je n'avais pas toute l'autoroute pour moi. Souvent, nous cherchons de l'ombre. Et l'ombre, elle n'existe que sur les aires d'autoroute. Nous guettons les panneaux carrés bleus et blancs, ceux avec un sapin et une table de pique-nique, une station-service, une tasse de café, un couteau et une fourchette parfois. Celle où nous entrons devait tout avoir sauf le restaurant. Avant de m'arrêter, je guette avec vigilance l'arrivée d'ombres humaines, qui pourraient sortir du magasin derrière la station-service, qui pourraient être armées, qui pourraient nous tuer. Personne. Personne et pas un café dans les distributeurs, le magasin a été pillé mais il reste quelques sachets de bonbons intacts en plus de magazines vieux d'une douzaine d'années. Nous pouvons savoir la semaine exacte où l'activité a cessé. Nous prenons chacun des paquets de friandises et allons nous installer sur une table en bois abimée.
– J'aurais aimé allaiter mon bébé, dit tristement Fatima en avalant une poignée de crocodiles un peu durs. Je pense à la gélatine de porc présente dans ces bonbons, aux interdits de l'islam et que tout cela n'a plus d'importance, je pense que la religion ne peut éclipser la survie, que tout cela n'a plus d'importance. Qu'il y a un bébé et sa mère qui ont survécu.
– Tu peux toujours le faire. Des mères d'adoption ont pu allaiter des bébés.
Je lui raconte des histoires dont j'ai entendu parler, comment ces mères s'y sont prises. Elle hoche la tête.
- Je veux essayer.
Enzoo
Je mastique des dizaines de fraises Tagada trop élastiques et j'en donne à Aubin qui en prend et va courir essayer les jeux de l'aire, revient chercher des bonbons puis repart se balancer sur un coq à ressort.
Si elle peut allaiter son bébé toute seule, Fatima aura plus besoin de nous, elle pourrait même tous nous tuer. Elle a pas d'explosifs sur elle, mais est-elle une terroriste ? Et là, Aubin hurle parce que la couture de sa chaussette le gène. Sa petite figure est cramoisie et tremble et il pousse des cris stridents. Je me raidis et j'ai envie de l'écran, l'écran entre moi et ce trop plein d'émotions. Paravent en plastique qui mobilise mes yeux et mon attention, et les cris deviennent vivables, deviennent lointains. Il s'est calmé et j'écoute Fatima répondre aux questions de Lola. Du bout des lèvres : elle a été dans une école coranique de filles, a appris le Coran, a colorié le Coran. Elle dit pas pourquoi sa famille est sur les routes.
Lola-Rose
Nous pédalons sur l'autoroute trop large pour nous, sans ombre et sans joie. Une quatre voies, trois voix de trop. Trois voix libres, trois voix vides et la répétition continue de ces routes excédentaires, vaines, moches. Le soleil jamais atténué par un feuillage ou une maison tape sur le goudron et sur nos têtes en sueur.
Souvent encore, je me retourne de peur que des voitures nous foncent dessus à 130 km/heure. Nous entendons au loin parfois des bruits de machines agricoles. Des terres exploitées par des Chinois, rachetées depuis plusieurs décennies aux agriculteurs en faillite. Seuls les coquelicots et des fleurs jaunes dont je ne connais pas le nom dans les fossés qui ne sont plus entretenus enjolivent ce paysage d'asphalte. Juste après un péage abandonné, un homme est là, seul. Il n'est pas Chinois, il n'est pas islamiste. Il porte des vêtements en plastique transparent, plastique juste assez plissé pour dissimuler ses parties génitales. Il n'a pas d'armes, il n'a pas de sac, il n'a rien. Peut-être a-t-il déposé ses affaires quelque part. Je n'ai jamais vu personne se promener sans rien, sans un smartphone, un portefeuille, des clés. Mais ses poches sont translucides, elles ne peuvent rien dissimuler. Nous nous arrêtons. Il nous salue, sans aucune peur. Il doit avoir une trentaine d'années. Un évadé, revenu de très loin, revenu d'un lieu où tout le mal est possible.
– Bonjour, je suis Paul. Vous avez de l'eau ?
Un lieu où tout le mal est possible. Je sens sa langue âpre et desséchée dans sa bouche, ses yeux qui le brulent et son visage qui tiraille. Je le salue, je descends de mon vélo et lui tends une gourde. Sa gratitude est presque féroce.
– Vous venez d'où ? Vous allez où ? Demande Aubin de sa voie aiguë. Vous venez d'où ? Vous allez où ? Répète-t-il.
– D'un endroit pas très sympathique, répond-t-il de sa voix rauque en s'essuyant l'eau qui a coulé sur ses lèvres craquelées. Il se racle la gorge, pose ses yeux rougis de fatigue sur nous et soupire : Je sais pas où je vais, j'aimerais déjà survivre. Quitter la France. Et vous, que faites-vous là ?
– Pas grand chose, bougonne Enzoo. Blanche se met à pleurer et je vais la chercher dans la carriole, Enzoo me suit : Ne t'avise pas de lui proposer de voyager avec nous, me glisse-t-il. Il n'a même pas d'armes, il n'a rien, il va crever si on le laisse là.
- On peut tuer avec ses mains, souffle Fatima, à côté de moi.
Est-ce qu'elle l'a déjà vu ? Est-ce qu'elle l'a déjà fait ? Nous n'avons plus de vélo pour Paul et cela serait une bonne raison pour qu'il ne puisse pas continuer avec nous. Mais cet homme est seul. L'empathie est inouïe et excessive chez moi. Je vis à cœur vraiment ouvert : les sanglots, qu'ils soient silencieux ou stridents, ils viennent taper le muscle nu, comme des balles qui le mitraillent. Cela hurle à l'intérieur de moi. Mais je ne meurs pas. J'attends son histoire et j'en ai peur, il va nous la déverser, comme un acide qui attaque la peau, et va nous en faire mal. Je ne lui demande pas.
- Est-ce que cet homme doit prouver qu'il peut nous accompagner ? Je dis à Enzoo. On n'a rien demandé à Fatima.
– Son bébé allait crever.
– Cet homme aussi va crever.
– Donc on ramasse tout ce qu'on trouve de vivant en chemin ?
– Oui, s'ils ne sont pas dangereux
– Qui te dit que ce type n'est pas dangereux ?
– Qui te dit que moi je ne le suis pas ? Qui me dit que toi tu ne l'es pas ?
Oh tant d'animosité dans le regard d'Enzoo ! Il part s'assoir dans la carriole colorier.
Enzoo
Je lui ai filé un tee-shirt et un short, qu'il a mis par dessus ses vêtements en plastique. Peut-être que ce n'est pas du plastique mais un matériau avec des nanoparticules qui protège des balles, des maladies, du froid, du chaud et de la pluie. Peut-être que c'est bourré de trucs dangereux. Puis j'ai dit : Mon gars, faut que tu te trouves un vélo si tu veux continuer le voyage avec nous. Et il a répondu un truc du genre : Ok mais je voudrais que des gens sachent ce qui se passe, que cela disparaisse pas avec ma mort.
On s'est tous assis sur le goudron. On a toujours un moment d'hésitation avant de poser notre cul en plein milieu d'une quatre voies : Lola-Rose fait exprès de se mettre sur les pointillés. Fatima, son bébé contre elle, a sorti des dattes, en a mangées avec avidité, faisant un petit tas de noyaux entre ses genoux, puis a commencé à en dénoyauter avec les doigts pour Aubin qui en réclamait.
« J'imagine que vous connaissez les centres de coloriage. J' viens de m'échapper de l'un d'entre eux. Dans celui où j'étais, on n'y fait pas du coloriage de cartes postales pour les touristes chinois. On fait du coloriage de guerre. On colorie les zones où des bombes sont envoyées. On colorie des aplats pour fabriquer des armes en impression 3D. Ah oui, il ne faut pas dépasser, hein, sinon l'hôpital à côté est bombardé, sinon l'arme n'est pas efficace. Les mauvais colorieurs vont à l'abattoir puis sont servis à la cantine. Pour l'apport en protéines des bons colorieurs. Pas besoin d'élevage. Ecolo en plus. Bon, ils ont quand même des livraisons de pâtes chinoises pour compléter et d'autres trucs.
- Tous les colorieurs savent ce qu'ils mangent ?
– Pas tous. Beaucoup préféraient ne pas y penser.
– Et les enfants ?
– Les enfants ? Vous voulez savoir si on les mangeait ? Je ne sais pas, ce n'est pas arrivé quand j'étais là. Des gardes chinois surveillaient chaque unité, ils étaient armés et avaient la gâchette facile, ils avaient pour consigne de tuer chaque désobéissant. Mais en général, c'était des robots qui tuaient.
– Et toi Paul que faisais-tu ? Comment es-tu arrivé dans ce centre ?
– Les Chinois, ils ont eu un accord pour employer tous les chômeurs. Les chômeurs de façon assez large, tous les gens en fait qu'il leur plaisait. Moi, je n'étais pas chômeur d'ailleurs : je fabriquais des vitraux mais ce n'était pas un métier, plutôt le contraire d'ailleurs. Personne n'avait assez d'argent pour me les acheter. Ils m'ont convoqué avec des centaines d'autres. Ils choisissaient les endroits dévastés et remplissaient un ou deux cars vers un centre de coloriage. – Et comment t'es-tu échappé ?
– S'échapper, ce n'était pas vraiment difficile car peu de gens essayaient, ils avaient bien trop peur de ne pouvoir survivre. Une fois, quelqu'un était même revenu. Bien sûr, il a été tué. Une balle dans la nuque, à la chinoise, quoi.
Lola-Rose
Paul est parti depuis plusieurs heures maintenant. C'est la nuit. Je me dispute avec Enzoo, parce que j'ai peur que Paul meure. Enzoo a-t-il senti cette espèce de force qui m'attirait vers Paul ? A-t-il senti combien j'étais dévastée par ce que je ressentais pour cet homme ? Comme des explosifs dans le ventre.
– Tu aurais dû emmener un chien, maugrée Enzoo.
– Tu aurais pu le suggérer avant qu'on parte ?
– T'aurais pas écouté...
– Tu n'en sais rien.
Enzoo
Est-ce que je serai content dans un centre de coloriage ?
Lola-Rose
Paul n'est pas revenu. C'est le matin. Enzoo dit qu'on doit repartir. Paul est probablement mort. Enzoo s'en fout. Fatima fait téter son bébé, qui accepte de prendre le sein même pour quelques gouttes de lait. Puis elle joue avec Aubin, pendant que je surveille les deux bébés. Le rire de mon fils et la possible mort d'un homme. Il n'y a pas de nuages dans le ciel. Il n'y a pas d'oiseaux non plus. Nous rangeons nos affaires. Aubin commence à avoir du mal à respirer. Je fais signe à Fatima de prendre les bébés et je me précipite pour chercher l'inhalateur. Plusieurs fois, je l'aide à aspirer des bouffées du produit. Je le prends dans mes bras, il suffoque et transpire. C'est la première crise qu'il fait depuis que nous sommes partis.
–Tu as beaucoup de médicaments en réserve ? Me demande Enzoo.
– Oui.
Oui, j'ai des médicaments pour plusieurs mois, plusieurs mois puis l'incertitude, le danger, l'ultimatum : trouver d'autres médicaments, rentrer à Paris ou mourir.
Enzoo
Est-ce que je serai révolté dans un centre de coloriage ? Peut-être que j'en aurai rien à foutre des morts et tout ça et que je serai content de pouvoir colorier, jouer, colorier, jouer. Peut-être que je serai rassuré. Rassuré alors que des gens se font tuer ?
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