Sur les routes (4)
Enzoo
La vieille dame. Ses yeux bleu dragée qui pleurent, ses yeux malades déjà toujours un peu ruisselants, ses mains noueuses tachetées d'un brun feuille morte. C'est à mon tour d'abandonner des gens : parce que tout recommence. J'enfourche mon vélo, je regarde le vert absinthe devant moi et je sens mes mollets si douloureux. Lola-Rose veut continuer par les routes de campagne, qui allons-nous rencontrer ?
Lola-Rose
Le couple ne veut pas partir, ils veulent mourir ici. Ils regrettent juste que personne ne les enterre. Peut-être que personne ne viendra. On ne peut pas promettre de revenir. Je presse un peu de mon lait pour eux ; ils nous donnent un livre illustré pour les enfants. C'est un adieu. Aubin fait un bisou aux deux vieillards et une larme s'arrête dans les plis du visage sec de la vieille femme.
Enzoo
Moi, j'y connais rien en nature. On a fait pousser des lentilles à l'école et puis c'est tout. Fallait pas trop sortir, avec la pollution, les attentats, les normes ; fallait mieux regarder la nature à la télé mais moi j'en avais pas envie : moi, tout le monde le sait, si ça se coloriait pas, je m'en foutais. Les gens étaient asthmatiques, allergiques, obèses, dépressifs. D'ailleurs moi aussi. Je suis gros comme un cachalot et j'ai pas de souffle. Enfin maintenant, après ces jours à vélo, le pantalon me tombe et je dois l'attacher avec une ficelle. J'ai peur là-dedans, dans la nature ; des serpents vert fluo, des loups aux yeux jaunes, de me perdre. Il faut qu'on retrouve l'autoroute, vite. Les sangliers, cela tue les hommes non ? Les enfants sont contents, eux : cela fait trois plombes qu'ils mattent des bestioles accroupis par terre. J'avais trouvé un vieux bouquin sur la reconnaissance des fleurs par la couleur chez ma grand-mère mais comme il y avait que trois pâquerettes en bas de notre immeuble, j'avais lâché l'affaire. Aujourd'hui, j'aurais bien aimé l'avoir. J'aurai dû chercher sur les insectes, dit Lola-Rose. Pour pouvoir les manger. Les manger ? Aubin rit. Manger des fourmis. Puis il me fixe là avec ses grands yeux bleu givré. Il prend des bâtons, il a l'air heureux. En coloriant, j'avais perdu l'idée de la mort ; en coloriant, j'avais voulu devenir machinal.
Lola-Rose
La campagne effraie Enzoo. Nous reprenons l'autoroute, ses voies ridiculement vides. Il est peut être midi quand nous apercevons de petites ombres au loin. C'est un groupe de personnes qui se tient debout au milieu de la route, ils viennent de s'arrêter. Des islamistes. Nous pouvons difficilement les éviter : ils nous ont déjà vus. La sueur de mon front n'est plus que celle de l'effort, c'est celle de la peur aussi : je cherche du regard leurs armes. Ils sont cinq. Trois femmes intégralement voilées dont une semble très petite, sans doute une enfant et deux hommes. On continue de pédaler. Une des silhouettes noires s'avance vers nous, un nourrisson contre elle. Je devine une jeune fille sous le niqab. Elle nous salue en français et fixe son regard sur Blanche.
– Est-ce que vous auriez du lait en poudre pour bébé ? Demande-t-elle timidement. Nous n'en avons plus, le voyage a duré trop longtemps.
Comme nous ne répondons pas, elle insiste :
– Au moins un tout petit peu, mon fils va mourir ! Je regarde son bébé endormi, pauvres petites joues creuses.
– Nous avons cherché des fermes avec des chèvres ou des vaches pour donner du lait à notre bébé mais il a vomi tout le lait de la seule vache qu'un vieux a bien voulu traire. Sa mère poursuit :
– On peut trouver un échange ? On a peut-être des choses qui pourraient vous intéresser.
– Nous n'avons pas de lait. J'allaite mes enfants. Il est trop petit pour le lait animal. Le bébé, qui n'est plus bercé par le mouvement de marche de sa mère, se réveille et se met à hurler. Sa mère lui caresse la tête et nous fixe d'un air impuissant et las. Il doit pleurer des heures durant la nuit quand ils ne marchent plus et elle ne peut rien faire.
– Est-ce qu'on peut s'assoir tous ensemble et en discuter ? Venez avec les autres membres de votre groupe parce que je pense que vous ne pouvez pas tout décider seule.
Je ne peux pas laisser ce bébé mourir de faim, je peux l'allaiter bien sûr mais une tétée ne va pas le sauver. J'avais mon tire-lait mais je savais bien qu'ils n'avaient rien pour conserver le lait. Je ne veux pas nourrir un futur kamikaze. Je ne veux pas nourrir un enfant qui ira semer la terreur partout.
- Je peux garder le bébé avec moi mais vous êtes sa mère, alors je comprends que vous ne souhaitiez pas l'abandonner.
J'ai étendu deux couvertures pour qu'on puisse tous s'assoir sur l'herbe du fossé, je leur ai offert de l'eau. Enzoo les a regardé d'un air mauvais. Seul le père, un homme d'une quarantaine d'années vêtu d'un tee-shirt beige et d'un pantalon de survêtement fin, le visage marqué par des cicatrices au dessus de sa barbe noire, s'est assis. L'autre homme est resté avec les femmes en retrait.
– Je peux allaiter votre fils mais cela ne suffira pas, dis-je en m'adressant au père. Il faudrait qu'il reste avec moi. Vous allez où ? Pourquoi êtes-vous sur les routes ?
– Nous allons à Angoulême. Dans notre ville, c'est la guerre civile, il n'y a pas de travail et pas de soins. C'était à dix jours de marche normalement mais on ne marche pas très vite. Et vous ?
– Nous allons sur la côte Atlantique, également dans un endroit plus clément pour nous. – Que voulez-vous en échange ? Nous avons des piles et des batteries pour les lampes de vos vélos, pour vous éclairer la nuit.
– On utilise l'énergie solaire.
– Nous avons des médicaments.
– Nous en avons aussi. Ils ont peu de bagages, un sac chacun et semblent plutôt pauvres. Est-ce qu'on sauve la vie d'un bébé en échange de quelque chose ? J'ai besoin de sommeil, de sommeil et de réconfort , j'ai besoin qu'on restaure les poumons de mon fils, d'un havre non pollué, qu'on change le monde pour moi.
- Vous voulez bien que je l'allaite là tout de suite ? Pour voir s'il accepte.
Elle me tend le bébé.
- Vous l'avez allaité et arrêté ou jamais ?
- J'ai essayé mais je n'avais pas assez de lait alors on m'a dit au bout de trois jours qu'il fallait mieux lui donner des biberons, dit la petite d'un ton piteux.
Je tais qu'un seul petit pour cent des femmes n'ont pas assez de lait. Les Chinois n'avaient pas envie d'encourager l'allaitement surtout chez les islamistes. Ils pouvaient ainsi les rendre dépendants de leurs entreprises de lait en poudre. Les islamistes n'avaient pas assez de conseillères pour aider les mères qui devaient aussi faire attention à ne pas dévoiler un bout de peau de trop alors les mères avaient du mal à suivre les préceptes du Coran incitant à allaiter les enfants deux ans. Je m'isolais avec le bébé et sa mère derrière un arbre un peu plus loin. Les musulmans n'étaient pas d'accord sur l'allaitement en public et là comme le nourrisson avait tout oublié du sein, je n'étais pas sûre d'y parvenir du premier coup. J'avais décidé de prendre Blanche avec moi, elle téterait un sein et cela stimulerait l'autre, ce qu'elle fit de bon cœur. Le bébé ne savait plus téter bien sûr, mais le lait arrivait dans sa bouche, stimulé par la succion de Blanche. Il avait l'air d'aimer. La mère se mit à pleurer. Soit nous emmenions le bébé avec nous, avec ou sans sa mère soit nous le laissions mourir. L'ado-maman ne voulait pas l'abandonner et le père avait peur qu'on ne lui rende pas.
– On vous laisse le bébé.
La mère se mit à hurler.
– On vous laisse le bébé et sa maman. On reviendra les chercher.
– Enzoo, es-tu d'accord ?
– Euh je ne pige pas, il nous faut nourrir votre femme et votre gosse et tout le reste gratis ?
– Non, on reviendra vous payer.
– Quand il sera sevré ?
– Non le plus tôt possible.
– Vous avez des couches ?
– Non, hélas, on utilise des langes.
On a encore parlementé un peu. Mais peu importait finalement, peut importait l'argent, la nourriture, le temps, au milieu de cette autoroute, dans la chaleur et la sueur, nous ne savions rien de notre futur, seulement que ce bébé devait vivre.
Enzoo
Je vais me retrouver à voyager avec une ado en burqa et son rejeton. OK Lola-Rose, elle veut pas laisser le bébé crever de faim. Ok on a déjà laissé 2 vieux et là c'est un bébé mais franchement, on va avoir que des ennuis. Si les Chinois nous tombent dessus, on va nous prendre pour des terroristes. L'ado hocha la tête en écoutant les recommandations du groupe. Ils nous donnèrent dix kilos de dattes, parce que oui il faudrait la nourrir cette petite. Les adieux, ils furent pas déchirants. La première épouse et le frère s'en fichaient royal, la petite fille, elle était un peu tristoune. Seul le mari paraissait touché. Il pouvait cependant pas laisser passer l'unique possibilité de sauver son gamin. Ils repartirent avec leurs valises à roulettes et leurs sacs à dos, ils avaient même pas de cheval, d'âne ou de chameau. Je me demandai combien de gens les deux gars avaient tué.
Est-ce que ma mère a pleuré quand elle m'a abandonné ? Je me souviens pas, j'étais pas un bébé pourtant, j'avais dix ans.
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