Sur les routes (3)

Enzoo

Pour éviter les convois militaires et les bulldozers que j'ai observé aux jumelles, nous avons pris une sortie et nous sommes arrivés à l'entrée d'un village. J'ai jamais vu de village. J'en ai colorié pourtant, avec l'Eglise, la place, l'école et la mairie et les petites maisons autour. J'en ai colorié pour un fascicule touristique sur la France. Il en existe donc encore qui sont pas des reconstitutions pour touristes.

Lola-Rose

Un village : une vieille église, une place avec des arbres et une fontaine. Une mairie. L'endroit semble désert. Il ne l'est pas : sur un banc, est assis un couple de vieillards. Une couverture sombre posée sur leurs quatre épaules les entoure comme un drapé de velours d'un tableau. L'homme fait la lecture à la femme, il est concentré sur la page du livre et elle écoute avec attention, le visage si immobile avec ses rides si profondes qu'elle pourrait être sculptée. Nous nous arrêtons net et descendons de nos vélos. Ils nous aperçoivent et poussent un cri de surprise. Leurs corps raides se crispent davantage. A côté de chacun d'eux est posé un fusil, ils mettent chacun la main sur le leur. Ils nous regardent, aperçoivent les enfants dans la carriole et ils sourient. – C'est qui ? Dit Aubin. C'est qui ? C'est qui ? Presse Aubin de sa voix aiguë en sautant hors de la carriole.

– Je suis une habitante du village, chevrote la femme. Elle enlève la couverture rêche et peluchée de ses épaules, détache sa main de son fusil et se lève avec une grande lenteur pour venir vers lui. Et voici mon mari et toi ?

– Je suis un petit garçon qui tousse alors papa et maman sont partis en voyage mais on est un peu perdus je crois. Vous êtes très très vieille.

– Nous cherchons à rejoindre la mer, nous ne vous voulons aucun mal, dis-je précipitamment.

– Nous non plus, dit la vieille qui a l'air si émue de voir des enfants. Voulez-vous boire quelque chose ? Ils nous invitent à les suivre dans leur petite maison à quelques mètres et nous offrent des verres d'eau. Aubin sort dans le jardin et trouve une vieille balançoire.

– Nous l'avions gardé pour nos petits-enfants, dit l'homme d'un ton infiniment triste. Mais nous n'en avons pas.

– Vous n'avez plus de famille ?

– Nous avons eu des enfants, l'un est mort, l'autre est en Chine.

– Nous sommes restés ici, nous n'avons aucune raison de partir, nous ne dérangeons personne.

Lui, il était le maire de la commune, d'une commune qui s'était endettée comme de nombreuses autres. Mais un jour, il a fallu rembourser. Il n'y avait plus assez d'impôts à prélever, alors tout a cessé. Les travaux de voirie, le repas de Noël dans la salle des fêtes, les transports scolaires. Puis un autre jour, on est venu chercher les habitants qui restaient. Lui et sa femme se sont cachés dans leur cave et ne sont ressortis que lorsque les cars étaient partis. Ils sont les derniers habitants du village. Ils ont toujours l'électricité et l'eau courante, personne n'a pensé à les couper, ils cultivent un potager, se nourrissent de pommes de terre et de légumes. Ils savent que lorsqu'ils n'auront plus de force pour entretenir leurs petites récoltes, que si le mildiou ou une mauvaise saison les anéantit, que lorsqu'ils n'auront plus de réserves, ils n'auront plus rien à manger. Ils savent qu'au moindre problème de santé, ils mourront. Qu'ils devront se suicider s'ils veulent éviter une agonie lente et douloureuse. Ils savent qu'ils mourront seuls. Que personne ne viendra les enterrer. Blanche ne veut pas d'eau mais réclame à téter. J'ai envie de donner un peu de mon lait à ces deux derniers habitants pour qu'ils vivent plus longtemps.

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