Sur les routes (2)

Lola-Rose

Autour de nous, ce sont des hangars en tôle, tous désaffectés. Plus personne. Tout est fermé. Ce n'est pas une ville fantôme, cela n'a jamais été une ville ; c'est une zone commerciale fantôme. Je me demande si c'est surveillé. Blanche pleure, Aubin et Enzoo gémissent. Nous avons tous faim ou soif.

C'est une zone conçue pour les voitures : pas un banc, pas de trottoirs, de petits parkings en face de chaque grand magasin en tôle. Pour les piétons, il reste les bas côté où poussent des herbes rachitiques avec canettes et autres déchets surprises en dessous. Je me souviens être allée dans une de ces zones avec ma mère, d'être sortie et entrée de la voiture à chaque fois que nous voulions aller dans un autre magasin, du bruit et de la tension, de la place à chercher pour se garer à chaque fois. Nous finissons par nous installer sur un parking, nous pourrions même nous asseoir sur la route mais dans mon cerveau, il est encore enregistré que des voitures peuvent débouler à 90 kilomètres/heures sur cette deux voies.

Blanche et Aubin tètent, chacun un sein. Aujourd'hui le gauche pour mon bébé de douze mois ; le droit pour mon bambin de cinq ans. Je sors des biscuits aux noix de mon sac et en donne à Enzoo. Comme beaucoup de colorieurs indépendants, il a pris de l'embonpoint : il ne sort jamais de notre quartier, ne fait pas de sport et mange une nourriture toute préparée grasse, sucrée, salée. Moi, je suis trop maigre, comme tous ceux qui arpentent la ville à la recherche de bons plans : un coin de verdure pour qu'un enfant joue, des touristes à qui vendre des dessins, un kilo de vrais fruits....

Enzoo

Jamais, j'ai autant transpiré, autant senti les muscles de mes grosses jambes. Le ciel est bleu denim, la nuit va tomber. Il y aura que les feux de nos vélos pour tout éclairage. J'ai jamais dormi dehors. Je sais pas très bien comment est la France, je l'ai jamais visitée et elle s'appartient plus. J'ai jamais eu envie de partir en voyage en France. Je sais qu'il y a de jolis châteaux quelque part. Je sais qu'il y a pas de crocodiles.

Lola-Rose a dit que nous devions aller à l'Ouest, sur la côte et passer par le Sud pour y arriver. La région parisienne est une zone découpée, avec des grands centres de coloriage installés à l'Ouest, historiquement plus calme. Les islamistes ont pris l'Est, puis le Nord. Quand le Sud a commencé à être agité, le gouvernement y a foutu une immense base militaire et les banlieusards du Sud ont été acculés à partir. Des quartiers entiers ont été détruits.

Nous arrivons dans un quartier pavillonnaire abandonné, leurs habitants ont dû être déplacés vers les centres de coloriage ou en Chine et personne est venu squatter. C'est trop loin de Paris et voisine la zone militaire. Je demande à Lola-Rose si nous pourrions nous faire tuer. Elle me certifie que non, surtout si on reste qu'une nuit. Ils ont pas que ça à faire que de surveiller le moindre pavillon, il y a aucun magasin ici, aucun moyen de se nourrir donc personne peut y rester. Nous pouvons choisir notre hôtel pour la nuit. Depuis combien d'années ces gens sont-ils partis ? Je me souviens pas. J'ai colorié des informations à ce propos. Ca a été progressif, certains sont partis que lorsqu'ils arrivaient plus à payer leur crédit, d'autres aux premiers racolages. Il y a des maisons vides et des maisons pleines, avec des provisions dans les placards, que personne est venu piller. Je crois que les Chinois avaient pensé à déplacer les maisons mais c'était trop coûteux. Les gens ont du prendre un bus, ils ont été amenés dans un centre de réfugiés puis on a les séparés en deux catégories : les colorieurs et les autres. Les gens furent tellement contents d'être enfin employés et d'être en sécurité loin des attaques islamistes qu'ils n'émirent aucun signe de protestation. Des logements en kit furent montés dans des quartiers sécurisés comme le notre et ensuite j'ai supposé que tout allait bien puisqu'on n'entendit jamais parler de tous ces gens déplacés du Sud vers l'Est. Lola-Rose me laisse choisir le pavillon ; après en avoir visité une dizaine, je m'arrête et je prends celui avec une collection de mangas et des feutres ; je pourrais ainsi colorier avant de dormir.

Lola-Rose

Ce voyage doit changer Enzoo ou qu'il en meurt. Alors je ne lui ai pas dit qu'il était possible de se connecter en changeant la géolocalisation, il pourrait essayer bien sûr mais il n'a pas de code d'accès. Je ne veux pas qu'il oublie et qu'on nous localise ; je ne veux pas qu'il passe son temps à traiter des coloriages en ligne. Jamais, je n'ai admis qu'il colorie pour les Chinois et les islamistes en même temps ; qu'il soit un mercenaire. Il est là, affalé à barbouiller des mangas homo pour filles. Pendant qu'il colorie, penché sur le manga, j'ai lavé les enfants, je les ai changés, je les ai nourris, je les ai câlinés. J'ai posé Blanche dans un lit parapluie que j'ai trouvé dans un placard, et elle dort profondément, mais je passe toute la soirée à endormir Aubin qui n'y parvient pas. Cette maison lui fait peur. Je voudrais qu'il puisse courir et rire dans des champs, une image mièvre peut-être, qui ferait un bon coloriage. Il a les yeux écarquillés et me regarde dans le noir en hurlant. Terreur nocturne. Aucune nuit ne fut douce depuis sa naissance, et j'ai appris à vivre dans une torpeur et une hypersensibilité d'absence de sommeil. J'ai appris à vivre, avec la solitude de la fatigue comme avec une maladie chronique.

Enzoo

J'avais pas colorié avec des feutres depuis que j'étais gamin, le rendu n'est pas fameux. Quand Lola-Rose m'avait averti que les réseaux seraient coupés dès qu'on sortirait de Paris, j'ai compris que je pourrais pas envoyer mon travail. Mais si j'arrêtais, mes commanditaires, ils refileraient le travail à quelqu'un d'autre. J'étais un des meilleurs colorieurs mais à force que tant colorient, la concurrence est rude. Alors j'ai payé un gars pour faire les envois à ma place, et j'ai colorié en avance. Deux mois d'avance. J'ai pas pu faire mieux, les commandes me parviennent jamais pour une date butoir plus éloignée. J'ai mal dans les cuisses après ces heures à pédaler. Je me suis installé dans la chambre de la gamine, tout en rose, rose dragée, rose bonbon, incarnat et fushia, rose cerise, rose balai et rose Hollywood. J'ai peur qu'elle arrive. Son cartable. Ses devoirs. Elle coloriait très mal, de façon assez soignée mais elle savait pas choisir les couleurs. Le lit est pas trop petit et les draps sont propres : au moins dans le lit d'une petite fille, j'ai pas peur des traces de sperme ou de sang séchés. Dans le lit d'une petite fille, j'ai peur qu'un méchant me découvre et que je salisse les draps de ma propre pisse quand il brandira son arme sur moi, j'ai peur que les draps soient rougis par mes blessures et que j'agonise là dans les roses et les rouges de cette chambre d'enfant et de mon corps se vidant.

Lola-Rose

C'est comme s'allonger pour la nuit dans la literie toute propre d'un magasin de mobilier ou d'un décor de télévision : c'est aussi confortable que transgressif. Enzoo ronfle tranquillement sur un drap-housse rose et ne se réveille pas quand je le secoue. Aubin vient m'aider en sautant sur le lit. Il rigole et moi je regarde ses yeux cernés. Peut-être qu'on finira par n'enfanter que de bébés malades, jusqu'à que notre espèce soit trop affaiblie, respirant trop mal, pour survivre. Peut-être.

Nous reprenons la route. Un immense chantier apparaît sur le côté, une muraille commence à être construite. Ils vont reloger les gens dans leur ancienne maison une fois que le quartier sera sécurisé ou faire venir des Chinois. Ils construiront alors un centre de travail et on verra de jolies images recoloriées montrant des familles aux pommettes brillantes et au sourire satisfait. Nous ne croisons personne mais un bruit de camion de chantier retentit au loin. Nous enfourchons les vélos et repartons.

Des mois m'ont été nécessaires pour préparer ce voyage. Aucune carte de France à jour n'était disponible. Je l'ai compris en découvrant des enseignes qui avaient disparu depuis des dizaines d'années. J'étais certaine que le gouvernement devait disposer de toutes les cartes actualisées par satellite. Je n'ai rien pu obtenir. J'ai récupéré un vieux système de positionnement : toutes les routes ne peuvent avoir changé en si peu d'années. C'est toujours mieux qu'une simple boussole et que des cartes en papier que j'ai emmenées aussi. Nous avons cinq cent kilomètres à parcourir. Les enfants ont besoin de pauses, Enzoo n'a pas fait de vélo depuis des siècles. En une dizaine de jours, nous serons arrivés. Pour début juin. Si tout se passe bien : nous ne connaissons pas l'état des routes, nous ne connaissons rien sur les campagnes. Les journalistes n'y allaient plus, personne ne savait donc ce qui s'y passait. Des rumeurs circulaient : certains disaient que les Chinois avaient repeuplé les villages français, d'autres que des islamistes avaient fait plusieurs camps d'entrainement, certains parlaient d'enrôlement forcé de villageois, de tueries, de viols,...Certains pensaient à de la famille qu'ils ne voyaient plus, d'autres regrettaient leurs petits weekends champêtres ou une maison secondaire restée à l'abandon mais la plupart des Parisiens et les banlieusards avaient d'autres soucis. Je mastique des biscuits repas que j'ai échangé contre du lait tiré. Mon lait est ma monnaie d'échange. J'ai échangé des litres de lait, parfois je l'ai vendu ; parfois, j'ai fait directement téter des bébés qui n'étaient pas les miens. Cela a commencé à la naissance d'Aubin, une mère m'a demandé si je pouvais lui donner un peu de lait pour son bébé trop faible pour téter ; elle m'a proposé des couches en échange. Avec le salaire de colorieur indépendant d'Enzoo, notre famille fait partie des moins pauvres mais le lait, c'est comme le sang, il peut être plus précieux qu'une liasse de billets.

Enzoo

Une muraille épaisse couleur mastic : nous sommes arrivés devant un endroit fortifié. A l'entrée, des gardes chinois nous ont arrêtés : deux gars à la peau orange ventre de biche et au front boutonneux, qui devaient mater des filles à poil sur leur mobile quand ils nous ont aperçus. Deux gars armés. Lola-Rose a affirmé dans leur langue que sa grand-mère habitait là, Lola-Rose prête à tout bobard pour parvenir à ses fins. Ils ont répondu qu'il n'y avait plus personne ici. Quand elle leur a demandé pourquoi ils gardaient ce village vide, ils ont expliqué que c'était un lieu protégé. Il existe donc des lieux protégés ? Nous en saurions pas plus. Cela doit être un village touristique. Tous les lieux touristiques ont été préservés : les Chinois se vantent d'avoir sauvé la France. Je suis pas dupe : les Chinois se servent de la France pour se sauver eux-mêmes de leur pays trop pollué. Cela doit être un village touristique ou un centre de coloriage. J'ai envie de les supplier, à ces deux types, de me faire entrer, de me garder dans leur forteresse, qu'elle soit faite de coloriage ou de pittoresque, de crayonnage ou de clichés trop zoomés, j'ai envie de les supplier de pas me laisser continuer là, dehors, sans toit. Vivre sans toit et pouvoir être abattu comme un gibier. Gibier. J'étais un colorieur de renom.

Un colorieur de renom qui est juste un petit bonhomme à vélo quand il passe le péage de Saint-Arnoult. Cela fiche la trouille, toutes ces voies vides. Aubin a voulu les compter : il y en a trente-neuf. Trente-neuf voies sans une voiture. Cela serait le coloriage le plus ennuyeux possible à réaliser. Des bandes grises fer, parfois gris de Payne ou ardoise selon la luminosité et de gros pointillés blancs.

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