Le passé (8)
Lola-Rose
Stéphane, Marco et d'autres, ils ont décidé de refaire de vrais reportages. « Ils vont venir et vous fusiller comme Charlie si vous faites ça », a crié Benjamin, le père d'une des deux petites filles du squat. Il n'y a pas eu de vote possible, parce que les deux camps, ceux qui voulaient ne surtout pas faire de vagues et ceux qui voulaient tout dénoncer, ils ne pouvaient pas s'entendre. Moi j'essayai de ne pas intervenir, de ne pas proposer mon aide au tournage, de me faire toute petite petite, de dessiner dans un coin comme une enfant de cinq ans. Parce qu'Enzoo et moi, on serait chacun dans un camps. Parce que Maman et moi, on serait chacun dans un camps. Tous les deux, ma famille : je ne pouvais pas batailler contre eux, pas là tout de suite devant tout le monde.
Ils sont partis filmer dans Paris, pas les touristes chinois devant la Tour Eiffel mais les gens qui crachaient du sang, qui grelottaient, qui ne pouvaient pas être soignés, qui n'avaient pas de nouvelles de leurs proches. Ils ont filmé les gens qui faisaient la queue pour manger. On voit des gens qui se battent parce que l'un a doublé l'autre dans la queue, on voit des gens blessés, des gens qui pleurent, qui hurlent, des enfants qui devaient attendre depuis des heures et qui sortent de la file pour faire pipi dans le caniveau. Ils sont allés dans un hôpital où les patients meurent parce qu'il n'y a pas assez de médicaments et de matériel. Ils sont allés filmer tous ces gens qui passaient leur journée à chercher comment passer une nuit au chaud. Ils ont fait des montages et ont interverti leur reportage avec celui qui était prévu par la chaine de télévision. C'est à ce moment-là qu'on a su que c'était la fin du squat. Les gens s'engueulaient. Maman m'a dit que je n'allais pas pouvoir rester.
– On va aller où ? Et les autres, ils vont rester ?
– Déjà, je veux te sauver, toi, ma fille. Une famille a réussi à trouver un autre endroit où loger, mais c'était la seule. Il ne suffisait pas de squatter un appartement inhabité, il fallait de l'électricité.
Vous auriez pas pu attendre le printemps pour foutre la merde ? Se sont plaint des squatteurs. Claire, la copine de Marco, elle disait que la démocratie, si on ne parvenait pas à la faire vivre avec vingt personnes, cela prouvait bien que c'était une utopie, que les squatteurs n'étaient pas mieux que ceux qui nous gouvernaient.
– Pourtant il y a des animaux qui arrivent à coopérer et à prendre des décisions. Probablement pas ce cheval que tu es en train de dessiner mais des macaques, les abeilles, les fourmis.
– Ce n'est pas un cheval, c'est le Tarpan des Steppes.
– Le quoi ? Demande Claire.
– Il serait l'ancêtre des chevaux, il aurait été domestiqué et aurait été exterminé par la colonisation russe. Ce qui est intéressant est qu'on a essayé de le reconstituer à deux reprises dans les années 1930 : la première tentative est d'un scientifique polonais avec la race « Konik Polski » puis les frères Heck avec la race qui s'appelle cheval de Heck. Des « chevaux de Heck » existent encore aujourd'hui.
Peut-être qu'on pourrait refaire tous les animaux qu'on détruit. Et, si l'espèce humaine disparaît, peut-être qu'on pourrait nous refaire. Comme des enfants qui cassent leurs jouets et qui les reconstruisent.
Enzoo
Moi je voulais rien savoir de leurs magouilles ; je voulais juste qu'on me fiche la paix, je voulais juste pouvoir colorier, manger, baiser et dormir. Moi j'avais pas envie de voir les véritables couleurs de Paris, j'avais pas envie d'avoir peur.
Lola-Rose
La tristesse restait bloquée en moi comme si j'avais une écluse dans ma gorge. L'ambiance de cocon qui s'était créée au squat malgré les manques avait disparu. Maman m'a annoncé qu'on irait habiter chez son copain.
J'étais encore au squat quand deux Chinois ont débarqué. On a tous cru qu'ils venaient arrêter certains d'entre nous ou bien nous mettre dehors. Mais ils cherchaient seulement Enzoo.
C'est toi qui colorie ? Qui colorie longtemps et beaucoup ? On a du travail pour toi.
« Colorier nouveau projet avec belles couleurs qui plait aux enfants.» Il s'agissait de colorier les illustrations de manuels scolaires. Rien de bien méchant. Il a dit oui. Les deux Chinois étaient employés d'une entreprise de recrutement. Ils cherchaient les Français qu'ils pouvaient faire travailler pour des boites chinoises.
Enzoo
Un boulot, du fric. J'ai dit aux Chinois que je voulais surtout un logement chauffé, même petit mais chauffé. Ils ont compris. Ils ont trouvé et j'ai quitté le squat quelques jours après Lola-Rose. Je me retrouvai seul, soulagé mais sans joie.
Lola-Rose venait me voir, comme avant, dans mon appartement précédent. On faisait l'amour en plus, c'est tout. J'avais beaucoup de taff et cela m'allait bien ; je voulais pas voir le monde.
Lola-Rose
J'ai pleuré en quittant le squat, ceux que j'y laissais, ce que j'y avais vécu. Je quittai une famille, une maison, je quittai la résistance. La guerre aussi. Le Chinois de ma mère était un type distant et taiseux. Je ne savais pas s'il était gentil. Il était utile : il payait les médicaments, le logement et le chauffage. Ce qu'il faisait n'était pas très clair : il travaillait au ministère comme conseiller. Le premier reportage de Stéphane avait amené à la fin du journal télévisé dans les studios : la présentatrice est allée travailler ailleurs. Là où les reportages qu'on nous transmettait étaient préparés.
On pouvait concocter tous les reportages qu'on voulait, ils ne passeraient plus à la télévision. On a quand même continué à filmer avec le matériel du studio. Pour les diffuser sur Internet. Ce n'était visible que par une minorité de personnes, ceux qui avaient passé des heures et des heures à contourner l'Internet officiel, ce qui devenait de plus en plus difficile avec le perfectionnement des systèmes de censure. Maman n'allait plus travailler aux studios, elle allait pourtant travailler pour l'Etat, au ministère de la Dette, dans un des plus grands services.
- Et toi Lola-Rose ? Tu ne peux pas rester comme ça sans activité, me souffla-t-elle un soir.
- Mais Maman, je n'avais pas d'activité non plus avant ! Et je dessine. Dans son froncement de sourcils, je lus : Le dessin ? Des enfantillages. Elle déclarait que c'était à force d'avoir trop de gens qui se prenaient pour des artistes que la France avait oublié de se demander comment vraiment gagner sa croûte.
– Maman, les filles de mon âge, elles se prostituent ou elles se voilent, tu préfères quoi ? C'était un jour où son Chinois n'était pas là, où on dinait toutes les deux dans son appartement sans fantaisie. Je voyais derrière son air éthéré sa maladie chronique et dans sa placidité qu'elle n'arrivait plus à être joyeuse.
– Elles ne font pas toutes ça, il y en a qui étudient honnêtement. Oui, elles apprenaient le chinois pour se trouver un mari chinois. Certes, ils n'étaient pas commodes mais entre un Français musulman, un Français sans toit, et un employé chinois, elles savaient qui choisir pour s'en sortir. Maman ne m'avait pas demandé de retourner à l'école.
– Et pourquoi maintenant ? Maintenant que j'ai seize ans et que l'école n'est plus obligatoire ?
– Parce que tu as seize ans et qu'on doit penser à ton avenir.
Elle n'a pas le regard moralisateur qui devrait s'accorder à sa phrase ; elle a l'air plutôt mal à l'aise et perplexe, entortillant ses cheveux autour de son index. Peut-être qu'elle sentait que je ne pouvais pas me ranger docile et apeurée ; peut-être qu'elle savait qu'aujourd'hui j'étais allée au squat voir Stéphane et Marco. Peut-être qu'elle savait que j'allais lui répondre ceci :
– Et à quel avenir je peux avoir le droit ?
– Je ne sais pas, Lola, mais glander et gribouiller toute la journée ce n'est pas un avenir. Peut-être des études, un métier...
Elle savait bien que cela n'était pas aussi simple, que Paris n'était pas une sympathique ville étudiante regorgeant d'opportunités professionnelles, qu'il fallait choisir dans la très petite liste des disciplines que le gouvernement promouvait pour pouvoir survivre. Les universités gratuites où on étudiait les sciences humaines, cela n'existait plus. On pouvait choisir d'étudier la colorimétrie, la photométrie ou l'optique ou partir à l'étranger. Mais les seuls vols à Paris étaient pour la Chine : quitter le pays pour une autre destination nécessitait beaucoup de temps, de relations et d'argent.
– Je vais réfléchir Maman...
Elle soupira et commença à débarrasser la table. C'est vrai que je ne pouvais pas passer mes journées à glandouiller et à faire des dessins. Je sentais en moi une pulsion vers des actions extrêmes, cela me démangeait d'agir, pas juste une gêne comme une petite piqûre d'insecte mais une douleur féroce : il fallait que je me révolte. Comme un instinct, un réflexe, comme ces animaux qui vont sortir leur griffes ou mordre pour se défendre. Le lendemain, je retrouvai Marco et Stéphane : besoin de dure révolte mais d'un maitre aussi, je ne pouvais me fixer d'actions seule. Ils m'ont offert un ersatz de café, fade et trouble, on ne trouvait plus rien de mieux à acheter, et ont écouté, attentifs, mes questions successives :
– Comment résister puisque ce n'est pas vraiment la guerre ? Pourquoi découvrir la vérité puisque personne ne souhaite la connaître ? Puisque ceux qui l'apprennent n'ont aucun moyen d'action ?
– Nous avons des moyens d'action Lola-Rose, mais ils sont moins faciles que de signer des pétitions. Il faut risquer un peu plus, répondit Marco.
– Il faut renverser le gouvernement, ajouta Stéphane. Les gens le toléraient cependant : les attentats étaient moins nombreux. Les Chinois voulaient une colonie paisible et commençaient à y parvenir : Paris intramuros était maintenant propre et beau. Renverser le gouvernement, c'était aussi peu à ma portée que de rétablir les transports aériens sans kérozène, que de faire disparaître les milliards de tonnes de plastique qui souillaient terres et océans, que de faire revivre les espèces éteintes. J'ai alors demandé à ma mère si je pouvais faire un stage dans son ministère. Elle a accepté, soulagée de savoir ce que j'allais faire de mes journées. Elle ne savait pas quelles étaient mes motivations.
Enzoo
C'est Lola-Rose qui me l'a annoncé. Des dizaines de milliers de morts. Des attentats simultanés. Que des malades et des vieux. Les hôpitaux et les maisons de retraite. Moi je voulais rien savoir, je regardai pas les informations.
Les hôpitaux sont aussi des maternités : ont-ils tué aussi les bébés qui venaient de naitre ? Oui sans distinction : les explosifs ne sont pas dans la distinction.
Lola-Rose
Avant, les terroristes s'attaquaient à la jeunesse fêtarde et débauchée. Aujourd'hui, ils ont tué des malades et des personnes âgées. Peut-être pour mettre fin à notre héritage d'un pays qui avait soigné si généreusement, peut-être pour souligner dans le sang que nous sommes si vulnérables, que personne ne sera protégé.
Enzoo
Et Lola-Rose, elle a commencé à bosser au Ministère.
Lola-Rose
Peu à peu, le squat des studios s'était vidé. Trop de peur, trop de tensions.
Stéphane, Marco et Claire avaient déménagé, ils avaient trouvé un autre squat et avaient magouillé pour prendre l'électricité à côté d'un endroit public. Personne ne savait ainsi où ils habitaient. C'était petit chez eux mais sûr. Enzoo n'avait pas très envie de m'écouter quand je venais le voir ; je ne pouvais pas lui parler de mes discussions avec Marco et Stéphane, de nos plans d'action. Je lui ai expliqué que moi aussi j'avais besoin d'un vrai travail et qu'au ministère, c'était possible, il n'a pas trop cherché à comprendre.
Des adolescents buvaient, fumaient joints sur joints, moi c'est dans la révolte que j'étais grisée. Je n'avais pas d'amis de mon âge : ceux que je connaissais jouaient à des jeux de coloriage, discutaient de jeux de coloriage, gagnaient un peu d'argent avec leurs jeux de coloriage pour s'acheter des feutres, des chips et du maquillage, et n'en avaient rien à faire de l'état du pays. L'Etat promettait des emplois pour tous les jeunes et avait inauguré un premier centre de coloriage où des gens étaient payés à remplir des formes sans dépasser.
Je n'aime pas les gens qui travaillent au Ministère. Parfois, je vais à la cantine et j'écoute les conversations, c'est rare que j'apprenne quelque chose mais je me fais des sortes de relations. J'ai rencontré un gars qui est responsable de la sécurité des réseaux, il a les yeux qui brillent quand il parle des tactiques mises en place pour éviter que quiconque puisse déjouer la censure. Ma chef est une femme qui se comporte comme une enfant docile : elle fait tout ce qui est écrit dans les circulaires qu'elle reçoit et tyrannise tous ceux qui ne font pas comme elle. Elle me donne des traductions à vérifier, car les robots peuvent avoir quelques bugs et il peut rester des anomalies. Ma chef fait sa pause tous les jours à la même heure pour aller manger à la cantine et moi à ce moment là je m'infiltre dans les systèmes. C'est comme ça que j'ai découvert qui avait commis les attentats contre les hôpitaux. Ce ne sont pas des terroristes islamistes mais des robots du gouvernement. Des robots kamikazes qui ont été conçus à cet effet. Qui n'ont aucune existence officielle, des explosifs semi-autonomes sans boite noire et sans famille éplorée.
– Pourquoi ont-ils fait ça ? C'était la seule raison d'être de ce gouvernement, la sécurité.
– Sans doute parce que les vieux et les malades, ça coûte trop cher. Et puis s'il n'y a plus du tout d'attentats, il n'y a plus d'ennemi et les gens ne vont plus tolérer les privations. Il n'y avait pas de train à faire dérailler mais peut-être des robots à saboter.
Stéphane n'était pas convaincu :
– Tu veux empêcher les robots du gouvernement de nuire mais c'est juste de la prévention des risques. Cela ne va pas renverser le système.
– Oui mais si le gouvernement devient impuissant, c'est mieux, non ? Et puis cela va sauver des vies.
– Je ne sais pas. On deviendrait aussi des terroristes alors, un danger de plus qui permettrait au gouvernement de se servir de cette menace supplémentaire pour pouvoir être encore plus totalitaire.
– Et nous tuer serait légitime, ajouta Marco.
– Je veux le faire quand même.
Enzoo
- Je ne dessinerai pas pour les Chinois, surtout pour que mon travail serve d'album à colorier propagandiste, Lola-Rose me dit ça d'un air méchant.
- Hé ! C'était juste une proposition.
Hier, Yen et Yang m'ont demandé si je connaissais un bon dessinateur, qui avait de l'expérience pour dessiner des pages à colorier et je me suis dit que Lola-Rose serait parfaite, elle faisait cela depuis son enfance.
Elle connait les procédés pour réaliser un dessin qui se colorie bien, elle connait toutes les pratiques, de l'applat en un clic, au mouvement de souris qui apparaît comme un pinceau sur l'écran. Elle sait ce qui est plaisant à colorier, ce qui l'est moins. Elle sait comment dessiner de façon à que le coloriage soit mis en valeur, que le choix des teintes et le soin apporté soient frappants. Beaucoup de dessinateurs oublient complètement la couleur, ils s'en souviennent que lorsque le dessin est achevé ; leurs dessins sont virtuoses, expressifs, tout en mouvement mais quand on ajoute la couleur, ils se banalisent, deviennent vulgaires et sans âme, comme de jeunes filles magnifiques pour lesquelles le maquillage altère la beauté.
Beaucoup de dessinateurs se font plaisir sans avoir à l'esprit que leur dessin devra être colorié par un enfant ou du moins par quelqu'un qu'est pas professionnel. Je prends son visage rougi de colère dans mes mains et l'embrasse : on peut pas parler plus, elle a envie de pleurer et finira par me traiter de mercenaire. Elle a ses règles mais j''aime lui faire l'amour dans ces moments là aussi : colorier avec son sang les parties de son corps, j'aime voir les différentes teintes de rouge, même le noir des caillots de sang. J'aime colorier avec mon sexe devenu coquelicot, un gros pinceau, colorier sa bouche, ses fesses, avec mes doigts aussi que je plonge et replonge dans sa vulve ensanglantée pour reprendre son encre rouge et l'appliquer sur son corps.
Lola-Rose
Au début du 20ème siècle, ce sont les femmes des dessinateurs de bande-dessinée qui coloriaient leurs planches, puis c'est devenu un métier : Enzoo m'a demandé l'inverse, moi je devrais dessiner et lui colorier. J'ai refusé bien sûr : je préfèrerai vendre mon corps que mon âme. Peut-être qu'on ne peut pas être amoureuse de son ennemi. Je pensais souvent qu'on devrait se quitter. Je restais au Ministère pour avoir des choses à lui raconter car le reste de ma vie était bien trop secret. J'étais trop jeune pour avoir une double vie. Je ne pouvais pas arrêter de l'aimer parce qu'il n'avait pas les mêmes idées que moi. J'avais besoin de le retrouver à chaque fois que je risquais tout. On avait commencé une vie étrange de travail acharné et le dimanche, on regardait ensemble des séries télévisées rediffusées blottis l'un contre l'autre et on oubliait tout.
Stéphane et Marco se moquaient un peu de notre couple déjà vieux, vieux de routines sédentaires, sage, responsable, besogneux :
- Ah, nous à dix-sept ans, on faisait la fête et on séchait les cours, on taxait un peu de fric à papa maman et on négociait pour organiser des soirées quand ils étaient partis.
Stéphane et Marco continuaient de filmer dans la ville et de diffuser via des serveurs piratés. C'était difficile et risqué. D'autres personnes avaient rejoint le mouvement, j'assistais à des discussions animées dans des squats. Certains disparaissaient, sans que l'on sache pourquoi et de nouveaux arrivaient.
Moi, je passais certaines nuits à essayer de saboter des robots avec l'aide d'autres jeunes avec la même révolte qui faisait durcir leurs yeux dans leurs visages acnéïques. Je disais à Enzoo que j'étais chez ma mère, et ma mère pensait que j'étais chez Enzoo. J'arrivai fatiguée au Ministère et mes collègues pensaient que j'avais trop fait la fête.
Enzoo
Si j'étais pas dans le coloriage, j'aurai jamais pu différencier les Chinois entre eux comme mon beau-père qui trouvait qu'un Chinois et un autre Chinois, c'était pareil, même couleur de cheveux, même sorte de nez, mêmes yeux noirs et bridés, il y a des gros et des maigres, des jeunes et des vieux, des grands et des petits mais c'est tout. Mon beau-père connaissait pas de Chinois personnellement ; ils représentaient simplement la menace. Les premiers que j'ai connus ont été mes patrons. J'ai colorié beaucoup de Chinois donc maintenant je connais les différences et j'ai réalisé qu'elles étaient aussi importantes qu'entre deux Français.
Pourtant, je reste comme mon beau-père, les Chinois, ils ont pas de véritable personnalité pour moi, un peu comme des robots. Je parviens encore moins à communiquer avec eux qu'avec les Français.
Lola-Rose
Pour saboter, nous devions localiser les lieux où étaient stockés les robots et s'y infiltrer. On aurait dû construire des robots qui pourraient détruire les leurs. On n'en avait pas l'argent. Le gouvernement n'en avait pas non plus, les robots étaient fournis par les Chinois, ils en avaient peu. Des robots susceptibles de commettre des attentats, encore moins. On ne connaissait pas la forme du robot à l'avance. Le premier que nous avons découvert était une machine, un assemblage de pièces. Mais le suivant a été une petite fille d'environ cinq ans, au visage angélique, le genre de personnage très difficile à détruire tellement elle semblait jolie, émouvante, humaine. On ne connaissait pas non plus quel système de protection était mis en place. Des caméras, des gardiens, des alarmes, d'autres robots peut-être. On s'était dit qu'on ne tuerait pas d'humains sans savoir si c'était réellement possible. La première fois, même si les lieux étaient protégés, l'effet de surprise nous a permis de parvenir jusqu'au robot en maitrisant bien notre attaque. Pas d'humain, juste des systèmes automatiques d'alarme. Nous avions beaucoup discuté sur ce que nous ferions des robots. Nous pouvions les brûler ou les détruire sur place ou les emmener avec nous. Nous avons décidé de les voler et de nous en débarrasser ensuite pour réduire notre temps de présence dans les lieux du gouvernement.
En s'infiltrant dans des réseaux virtuels, Stéphane me fournissait des informations pour préparer notre intrusion et nous comparions avec celles que je trouvais au Ministère.
Au bout de quelques semaines de préparation, nous avons décidé de lancer la première opération. Nous sommes partis à quatre en transports en commun et nous avons attendu le milieu de la nuit dans un bar. Nous avions du matériel dans des sacs à dos pour désactiver les alarmes et les caméras, ainsi que le robot lui-même. Personne ne nous a arrêté ; nous sommes revenus dans le nouveau petit squat de Stéphane, Marco et Claire avec un robot tueur sous le bras, emballé dans une couverture. L'euphorie de quatre ados qui avaient récupéré un trésor.
On peut le programmer pour nous ? A demandé l'un du groupe. Marco s'est interposé. On ne se va pas se lancer là dedans, dans une gueguerre de robots qui nous dépasse. On doit le détruire. Il a eu gain de cause : personne ne se sentait de prendre le risque d'un robot incontrôlable. On pourrait garder les composants ? A tout de même suggéré un autre jeune. Si quelqu'un les trouve, ils auront la preuve que c'est nous, ai-je statué. On s'est donc débarrassé entièrement du robot, comme un meurtrier dissimule le cadavre.
Puis on a recommencé. Avec la petite fille-robot. Le robot-petite fille. On n'était pas une armée, juste quelques jeunes, on ne pouvait que détruire les robots un par un.
Le gouvernement n'avait pas perpétré d'attentats depuis notre première destruction, on s'en réjouissait. Peut-être que nos actions avaient un impact. Il n'en avait cependant commis qu'un seul auparavant, celui contre les hôpitaux. Contrairement aux terroristes amateurs dont les tentatives étaient parfois déjouées ou qui manquaient leur cible, le gouvernement ne devait pas échouer. Nous non plus. Je refusais de penser à ce qui adviendrait de nous si on se faisait prendre dans les hangars étatiques.
Enzoo
Dans les séries qu'on regarde avec Lola-Rose, c'est pas notre monde, je sais bien. Les séries, elles racontent des histoires de héros. Notre monde, c'est sans héros. Juste des gens qui survivent ou qui font des conneries. Colorier, c'est pas chevaleresque, c'est pas justicier, c'est pas humanitaire. Je sais bien qu'être un grand colorieur ou le meilleur joueur de jeux de coloriage, c'est pas héroïque. Lola-Rose, il n'a pas son héros. Elle le dit pas, elle le pense peut-être pas. Mais moi, j'en suis sûr que ça lui manque.
Lola-Rose
Où sont Stéphane et Marco ? Cela fait plusieurs fois que je viens chez eux et qu'ils sont absents. Je tombais directement sur le répondeur de leurs téléphones. Je ne les avais pas vus depuis le robot petite fille qu'on avait rapporté dans leur squat et la difficile séance où il avait fallu casser son petit visage si humain. Le premier geste avait été une épreuve. Le premier geste qui a rendu la suite si simple, puisqu'il avait permis de détruire son apparente humanité.
C'était la première fois depuis ces deux dernières années de dissidence commune que Stéphane et Marco n'étaient pas joignables. On avait tant partagé. La peur, l'impuissance, des rigolades aussi. Le départ de Claire, la compagne de Marco ; les crises de Stéphane, qui sombrait dans des états atones après avoir vociféré contre la Terre Entière.
Où est-ce qu'ils étaient ? Dans notre groupuscule, personne n'avait d'informations à donner. Quelqu'un finit par dire : Tu sais, ceux qui disparaissent, c'est qu'ils ont été pris ; ceux qui disparaissent, on ne les revoit jamais. Tout a pleuré dans mon corps, mes yeux, mes mains, mes chevilles ; tout a tremblé. Inondé de désespérance.
Je ne pouvais pas ajouter Stéphane et Marco dans mon carnet à dessins. Ils étaient pourtant mes êtres éteints. Je n'avais plus la force de continuer à être une terroriste, pas sans eux, pas sans pouvoir venir me nicher dans un fauteuil défoncé de leur squat et leur raconter mes minuscules exploits. Je n'avais même plus la force d'aller au Ministère. Pendant une semaine, je me suis fait porter malade. Je restai avec Enzoo toute la journée. Je voulais faire l'amour. Une consolation, un oubli.
Les préservatifs trainaient partout.
Enzoo séchait mes larmes et me gardait dans ses bras, je restai sur ses genoux lorsqu'il coloriait. Je regardais, fascinée, la virtuosité de ses gestes. Il aurait pu jouer d'un instrument. Il ne voulait pas me laisser seule, il m'habillait, me prenait par la main et m'emmenait dehors pour acheter ce qu'il ne pouvait pas commander en ligne. Il me déshabillait aussi, prenait sa douche avec moi. J'étais sa poupée pleureuse. Au bout d'une semaine, je finis par retourner au Ministère, mais je ne reprenais pas les sabotages. Je me sentais moi-même un robot.
Enzoo
Lola-Rose, l'énergique, était une petite chose recroquevillée toute pâle. Ses larmes sont transparentes. J'ai essayé de les colorer. Elle a eu l'air d'un clown. Au moins, elle a ri. Un peu. Quelle couleur irait le mieux aux larmes ? Je les aimerais d'une teinte de violet, un mauve électrique : peut-être héliotrope.
Lola-Rose
Enzoo a vomi toute la nuit après avoir avalé un plat chinois. Depuis quelques années, dans l'alimentaire, tout vient de Chine. Les gens n'ont plus d'argent pour acheter des produits européens, et les Chinois sont ravis de pouvoir exporter davantage. Mais ils ne faisaient aucun effort, sinon le prix. Les emballages sont en chinois, et rien ne garantit la qualité. Si j'achète des raviolis, j'ai beau lire la liste des ingrédients, je n'ai aucune confiance : il pouvait s'agir de raviolis fabriqués dans des conditions d'hygiène déplorables et qui contenaient du rat ou des tomates avariées. Les gens tombaient malades, et certains produits étaient identifiés mais les enquêtes devenaient rares, les analyses étant coûteuses. Alors les informations se transmettaient par le seul réseau qui n'avait pas été supprimé, et qui devait être contrôlé, une sorte d'application kitsch avec peu de fonctionnalités. Attention au bœuf Tang, ma sœur a eu la chiasse toute la nuit après en avoir bouffé. Evitez absolument le riz aux crevettes Ning, j'ai été malade comme jamais, failli en crever.
Enzoo, quand il a été embauché par les Chinois, il s'est mis à acheter les plats tout faits du magasin le plus proche. Il n'avait plus de problème d'argent, mais aucune motivation pour la cuisine. Comme Enzoo est employé par des Chinois, un médecin est venu le voir le lendemain et a confirmé que c'était un intoxication alimentaire. Je me demande si les Chinois à Paris mangent eux-mêmes chinois. Le lendemain, j'ai commencé à vomir aussi.
Mais ce n'était pas un mauvais plat : je suis enceinte.
A dix-huit ans.
Cela datait du mois dernier, une période floue de larmes où peut-être que nous avions oublié une fois un préservatif. Une période floue où je n'avais jamais pensé à donner la vie tant la mort était mon seul panorama. Une période floue qui a distinctement produit ces petits traits sur le test de grossesse.
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