Le passé (5)
Lola-Rose
Je ne vois pas Enzoo parmi les enfants qui descendent ; je continue alors de monter les marches. La fumée devient de plus en plus suffocante, j'ai peur que les flammes me rattrapent. Je finis par trouver Enzoo qui est absorbé dans son coloriage. Viens, il y a le feu ! C'est un vrai feu ? Je croyais que c'était un exercice alors je suis pas venu, dit-il. Tu n'as rien senti ? Je le presse dans l'escalier. J'ai les yeux qui me brûlent. Au rez-de chaussée, la fumée est partout mais le feu a été éteint. L'incendiaire s'est enfui. Le concours reprend et Enzoo gagne. Il a reçu des livres à colorier et le droit de visiter Versailles racheté par les Chinois depuis quelques mois. Quand je rentre, je ne dit rien à Maman. J'ai dix ans alors des terroristes, j'en verrai d'autres, peut-être qu'il y en aura un qui me tuera. Maman renifle dans l'air mais ne fait aucune remarque.
Enzoo
Le feu, je l'ai même pas vu et j'ai gagné. Moi, j'ai gagné.
Lola-Rose
Onze ans. J'ai du sang dans ma culotte, l'école est fermée et je continue d'accompagner Enzoo aux concours de coloriage, aux tentatives d'attentats aussi. La peur effroyable formidable est partout. Je traduis ce que disent les Chinois à Enzoo : il a le droit de voyager pour faire des concours, il devient une petite star. On l'oblige à maigrir.
Quand on a eu à nouveau école, on était cinquante par classe avec des Chinois qui venaient par deux à tout moment. Les élèves qui n'écoutaient pas ne recevaient pas de déjeuner. Nous avions beaucoup d'exercices et de devoirs. Des graphiques à colorier, des textes à restituer par cœur, des idéogrammes chinois, des récitations. Ceux qui ne le faisaient pas étaient privés d'électricité : leurs parents recevaient un message d'explication et n'avaient plus de courant pendant plusieurs jours, parfois plus. Ceux qui ne se rendaient pas à l'école voyaient la coupure encore plus longue dans leurs foyer. Il y eut des familles qui faisaient les devoirs de leurs enfants mais ils ne pouvaient pas aller en classe à leur place. Il y eut le père d'un élève de ma classe, tellement en colère de ne plus avoir d'électricité qu'il en a frappé son fils à mort. Il y eut une mère qui s'est suicidée avec son fils handicapé mental qui ne pouvait pas faire les devoirs. Ils ont ouvert des écoles pour les handicapés.
Il y eut des familles qui parvenaient à faire éviter l'école à leurs enfants en les inscrivant à des cours par correspondance. C'était très cher ou bien il fallait connaître les bonnes personnes. Maman, elle connaissait les bonnes personnes : après de nombreuses fois où j'ai été privée de déjeuner, un professeur m'a frappé parce que je dessinais en classe au lieu de faire les exercices.Quand il a recommencé, elle a dit que je suivrais des cours par correspondance. Il fallait rendre un paquet de copies par semaine mais personne ne les corrigeait.
Enzoo
Je dois poser pour des photos avec des morveuses de cinq ans ; je dois manger seulement deux biscuits au goûter. Mais j'ai plein de crayons, plein de tee-shirts, plein de trucs quoi. Je suis un petit peu connu. J'ai demandé s'il y avait des concours de coloriage en Turquie. Ils m'ont dit « Non ». Je vais plus à l'école mais les Chinois, ils m'emmènent souvent dans les écoles qui ont réouvert pour montrer comment je colorie aux enfants. Je vais dans les centres de loisirs, dans les magasins de loisirs créatifs, sur les plateaux télé. Je fais des campagnes de publicité. Ils ont changé mon histoire, je suis un pauvre orphelin dont les parents avaient été tué dans des attentats. De toute façon, je vais pas leur dire que Maman m'a abandonné. Un riche Chinois a proposé de m'adopter. Ce n'était pas possible sans l'accord de mes parents. Je pouvais plus vivre chez Nounou, ça collait pas avec l'histoire, ma nounou au voile fushia sur la tête. Ils m'ont trouvé un logement avec quelqu'un pour s'occuper de moi. J'avais des ampoules aux mains, on me soignait, on me trouvait des gants, j'avais deux gardes du corps. Je devais être mignon, bien habillé, bien coiffé. Ils aimaient pas trop que Lola-Rose, elle m'accompagne : elle refusait qu'un coiffeur l'approche, elle était trop maigrichonne et mal fagotée. Mais elle était ma traductrice. Où est Papa ? Il m'a pas vu à la télé ? Il m'a pas vu sur les abris de bus ? Peut-être que c'est vrai, qu'il a été tué dans un attentat.
Lola-Rose
Enzoo n'aime pas ce qui n'a pas de contours, ce qui ne peut pas se colorier à l'intérieur. Par exemple, il n'aime pas les vases s'il n'y a pas un trait dedans qui indique le niveau de l'eau et un autre trait qui referme le vase. Il n'aime pas les nuages étirés, éthérés qui n'ont pas un dessin bien net. Moi il me manque un contour : mes cheveux. On ne sait pas vraiment où ils s'arrêtent, car ils sont bouclés et dépassent un tout petit peu de partout, comme des fils de toile d'araignée mais en boucles marron. Enfin pas marron, Enzoo dit qu'ils sont mordorés et alezan. Je ne peux pas m'empêcher en entendant ces deux mots, mordorés et alezan, de me voir princesse sur un beau cheval, les cheveux au vent. Ma mère a raison : faut vraiment qu'elle me mette du plomb dans la cervelle. Elle a jamais l'air d'avoir rêvé, elle. Peut-être que je tiens ça de mon père. Mais mon père, je le connais pas. Enzoo, il ne veut pas chercher son père, il attend qu'il le trouve mais moi je veux trouver le mien, mort ou vif.
Ma mère ne laisse pas trainer ses affaires et ses secrets dans un tiroir de sa chambre mais je sais qu'elle a un coffre à la banque. J'ai dessiné un portrait flatteur du Chinois qui avait accès au sien et il m'a laissé voir ce que je souhaitais. La plupart des Chinois sont super faciles à corrompre sauf qu'on a rien à leur donner, on n'a plus d'objets de valeur, ceux qui nous restent sont des objets de pacotille fabriqués par les Chinois eux-mêmes. Les bijoux de famille ont peu à peu disparu au profit des écrans plats, des séjours au ski et autres trucs qui ne se transmettent pas. Heureusement pour moi, certains Chinois aimaient les dessins, ils trouvaient que cela avait un côté plus romantique que les clichés pris avec leurs tablettes. Ils envoyaient le portrait à leur petite amie restée en Chine pour la faire patienter. Et puis aucun d'eux ne savait dessiner. Heureusement pour moi, les Français non plus : à l'école, ils avaient appris l'art contemporain : c'est à dire rien sur la technique pour dessiner quelque chose qui ressemble à quelque chose. Alors je n'avais pas trop de concurrence, il y avait quelques portraitistes à Montmartre et dans les endroits typiques mais la plupart gribouillaient des caricatures correctes mais qui ne pouvaient faire rêver les Chinoises. Dans le coffre, j'ai trouvé un dossier intitulé Père de Lola-Rose : j'ai tout photographié et je suis sortie. Il y avait son nom, son adresse. L'adresse était associée à un numéro de téléphone de domicile ; je n'avais jamais appelé chez quelqu'un. J'ai beaucoup tremblé puis j'ai appelé.
– Bonjour, je souhaiterais parler à Kamil, s'il vous plait.
– Non, je suis sa mère, il n'habite pas là, a répondu une voix de vieille femme. Mais qui êtes-vous ?
J'ai raccroché. Dans le dossier, j'ai trouvé une photo. Les cheveux de mon père : on ne sait pas vraiment où ils s'arrêtent, car ils sont bouclés et dépassent un tout petit peu de partout, comme des fils de toile d'araignée mais en boucles marron. Enfin pas marron, mordoré et alezan. Mes cheveux sont ceux de mon père. Le soir, Maman m'a révélé qu'elle avait une maladie. Je n'ai pas rappelé. Trop de temps a passé. Je n'ai plus trouvé le courage. Je suis quelqu'un qui n'a pas de force, pas comme ma mère qui se bat. Elle a essayé ma mère de m'inculquer la force mais ce n'est pas venu, moi je ne tiens pas debout toute seule : j'ai besoin d'un youpala et de quelqu'un devant qui me regarde et m'applaudisse. Par exemple, je dessine mais c'est sans envergure. Sans envergure, c'est Maman qui l'a dit. Elle voulait m'envoyer ailleurs. Elle ne m'avait pas faite pour peupler le pays. Mais elle a perdu tout son argent.
Enzoo
Treize ans. Je suis déjà une ancienne star, visage bouffi. Je suis trop moche et trop vieux pour qu'on m'exhibe dans les salons et dans les foires. Et j'en avais ma claque de toute façon. Je bouffais, je me branlais, je coloriais. Je n'ai pas de famille, pas d'amis, pas même un clébard. Je connais tous les dégradés des couleurs de mon acné. Je ne vais pas au collège. J'ai envie de crever. Qu'ils me trouvent ces terroristes et m'achèvent. Il y a Lola-Rose qui vient parfois me visiter comme on vient voir un panda. Je ne suis même pas beau et noble comme un panda. Je suis le vieux panda en peluche de son enfance à qui on fait des câlins, devenu tout rêche et gris, qu'on finira par laisser sur une commode pour aller vivre de véritables histoires.
Parfois, elle reste à côté de moi pour dessiner. Au début, je croyais qu'elle me préparait un album de coloriage. Quand j'eus colorié tous les albums gagnés à des concours et que j'eus plus d'encre pour imprimer des coloriages trouvés sur Internet, j'ai demandé à Lola-Rose de me faire des dessins. J'adorais les colorier, surtout ses dessins de vitraux qui restaient mes préférés mais elle pouvait pas suivre, surtout avec mes boulimies de coloriage, des crises qui avaient débuté quand ma mère était partie avec Téa, et où je pouvais colorier pendant une journée entière. Alors le hard-discount pour moi ça été les mangas, les vieux mangas mal traduits, mal ficelés qui se vendaient à quelques centimes, qui servaient plus. Ils pouvaient servir à faire du feu quand on pouvait pas mettre de chauffage, mais les gens avaient pas de cheminée alors c'était trop dangereux. Parfois, je tombais sur des dessins porno, trashs, et c'est ainsi que j'ai fait mon éducation sexuelle, à travers les mangas érotiques.
Lola-Rose dessinait des animaux. Tous les gosses adoraient colorier des animaux. Les animaux de la jungle surtout. Une fascination puérile pour la girafe et le lion, je sais pas si c'était les parents qui la transmettaient en fournissant à leur progéniture toutes sortes d'animaux en plastique, en dessin animé. Peut-être que c'était pour un enfant que Lola-Rose connaissait. Puis j'ai regardé un peu plus ce qu'elle griffonnait. Un animal sur la page de gauche, mais pas sur celle de droite. Lola-Rose dessinait l'extinction des espèces. La première page représentait un dauphin tout mignon et à côté le dauphin mort dans une rivière polluée.
Enzoo
Quand Lola-Rose repart, je sens mon ventre qui me fait super mal. Je voudrais la retenir, je voudrais qu'elle soit toujours disponible pour moi et je pourrai colorier tranquillement.
Lola-Rose
Enzoo, les terroristes ils veulent le buter, ils veulent lui rentrer ses crayons de couleur dans le cul. Enzoo, il devient moins à la mode. Il y a cette gamine si mignonne qui répond avec le sourire aux interviews et aux enfants, qui colorie à merveille. Maman, elle n'a pas pu continuer à payer le chauffage et le loyer alors on a déménagé. Un Monsieur s'est mis à dormir au travail, puis un couple avec un bébé. Puis nous. Maintenant qu'elle peut me confier à ses collègues le soir, Maman est souvent absente. Elle rentre le lendemain matin, je ne sais pas où elle va. Elle m'a dit que mon papa était d'origine algérienne. Je le savais déjà. Elle ne m'a pas dit que son amant est chinois : je le sais aussi. Il lui paie ses médicaments. On n'a rien pour nous. On a des arbres, du nucléaire, on a de bons sols. On a vendu le Louvre, la Tour Eiffel, on a vendu le Mont Saint-Michel, le domaine de Versailles, la Grotte de Lascaux. On a mis fin à toutes les allocations, les bourses, les aides, les médailles. L'Etat ne devait ne plus rien donner du tout. On a mis fin à la Sécu. Vos médocs chers Français, payez-les vous. S'il le faut, avec votre cul. Je dessine. Un animal éteint sur chaque page de gauche. Cela sera un très gros livre de coloriage. Sur la droite, c'est plus difficile, je dessine comment l'animal s'est éteint. Pour le dauphin de Chine, je dois trouver comment me débrouiller avec tout ça :
– la pollution importante des rivières chinoises et notamment du Yangzi Jiang ;
– le nombre croissant de cargos parcourant le Yangzi Jiang, empêchant l'écholocation du dauphin de fonctionner ou les blessant avec leurs hélices ;
– les filets de pêcheurs capturant les dauphins ;
– les chamboulements environnementaux dus au barrage des Trois Gorges.
C'est trop triste de dessiner tout ça. Mais les dinosaures ont bien disparu aussi. C'est trop triste de dessiner tout ça. L'espèce humaine disparaitra aussi un jour. Il n'y aura personne pour lui faire un livre de coloriage. Mais elle aura laissé tellement de trucs trainer qu'on ne risque pas de l'oublier tout de suite.
Enzoo
Il y a les jeux vidéos de coloriage, ça fait passer le temps et puis je suis très fort. Sur des millions de joueurs en ligne, je fais partie des dix premiers. Parfois, je reçois des demandes d'interviews mais j'ai plus envie de montrer ma tronche à des millions de youtubeurs. J'ai une chaine où je donne des cours de coloriage mais on entend que ma voix et on voit que mes doigts. Ca rapporte plein de fric juste pour moi parce que ça fait pas partie de mon contrat ; plein de fric mais aucune satisfaction. Je le garde pour aller voir ma mère et ma sœur quand je saurai où elles sont. Lola-Rose me dit que je devrais sortir de chez moi. J'ai essayé mais je sais pas quoi y faire. Dehors, c'est le monde de Monsieur et Madame Gris, avec des immeubles décolorés, des gens qui font la grimace ou qui portent des masques pour pas respirer l'air pollué. Dehors, le ciel est parfois gris étain, parfois gris acier. Lola-Rose me dit qu'elle se souvient pas de la dernière fois où il a été bleu. Elle m'a emmené dans des endroits où il y avait des couleurs, un parc avec des jeux pour enfants, mais j'aime pas ça, le bruit et le mouvement, ça m'empêche de me concentrer sur les teintes. J'ai qu'une envie, c'est de retourner chez moi devant ma tablette et colorier, colorier, jusqu'à que tout devienne flou, jusqu'à que mes yeux piquent. Lola-Rose, elle sort un carnet et elle croque un enfant. La maman s'en aperçoit et s'approche pour regarder. Elle lui dit qu'elle est impressionnée et Lola-Rose lui demande si elle veut le dessin. La mère acquiesce.
– Est-ce que vous auriez quelque chose à me donner en échange ? La femme répond qu'elle a pas d'argent pour un dessin.
– Je vous demande pas d'argent mais quelque chose à échanger par exemple des fruits ou des légumes.
– On a rien. Des crottes de nez ? Ricane l'enfant. Des chaussettes trouées ?
Lola-Rose, elle est pas une mendiante, elle insiste pas.
Lola-Rose
Je dessine les animaux disparus : je ne vais dans aucune école. Je suis des cours par correspondance qui ne m'intéressent pas ; Maman, elle vérifie bien que j'envoie bien toutes les évaluations ; moi, je fais en sorte d'avoir la moyenne. Souvent, je m'isole ou je vais chez Enzoo. Dans le squat, il y a trop de tensions. Pas seulement à cause des toilettes pas nettoyés. Il y a ceux qui haïssent les Chinois, ceux qui haïssent les islamistes ; ceux qui haïssent les pro-Chinois, ceux qui haïssent les pro-islamistes.
– Il y a moins de morts causés par des attentats que par les accidents de la route ou par les violences conjugales. Sans les islamistes, cela serait le même chaos.
– Il nous manquerait un ennemi.
– On a les Chinois.
– Les Chinois sont présents que parce qu'on veut bien d'eux. La France s'est endettée toute seule. On a pas su se calmer. Arrêter de consommer.
– Les attentats ça a rien à voir avec l'endettement, ça à avoir avec notre faiblesse.
– Quelle faiblesse ? Les pays plus puissants ont leurs attentats aussi !
– La faiblesse des rêves possibles.
– Les islamistes, c'est juste des gens malheureux en plus.
– Comme les gens qui tuent leur femme ? Je ne suis pas d'accord. Et ce n'est pas le même risque.
– Si on parle de risques, alors enlevons les voitures de ce pays.
– C'est qui va arriver de toute façon : on n'a plus de quoi les payer.
– Alors c'est qui l'ennemi ? Ces pauvres types qui n'ont d'autre espoir que les Vierges du Paradis ?
– Les Chinois qui nous achètent petit à petit.
– L'intelligence artificielle qui va nous remplacer.
– L'ennemi c'est nous-même.
On ne peut pas prendre de repas tous ensemble sans que le ton monte, que les idées soient lancées comme des couteaux à travers la pièce. Maman a dit que c'est comme si on avait demandé à un militant d'extrême-droite et un gauchiste de vivre ensemble. Il n'y a que la pauvreté qu'on a de commun. Je vais chez Enzoo avec mon carnet à dessin rempli d'animaux éteints et je m'assois tout tout près de lui, pour sentir la chaleur de son corps, entendre sa respiration et le moindre de ses mouvements. Je voudrais qu'Enzoo m'aime extra-fort, pas d'un tout petit bout de son âme, de ce tout petit bout qui n'est pas fêlé. Je voudrais qu'Enzoo me prenne la main comme si c'était nécessaire, me prenne la main à chaque fois que nous marchons côte à côte et que lorsqu'il doit la retirer de la mienne, qu'il la reprenne encore juste après. Je voudrais qu'il caresse très lentement ma joue et me dise tout bas quelque chose de tendre.
Mais Enzoo, on dirait la mine enserrée dans une armature de bois d'un crayon de couleur, on dirait que je ne peux avoir que le petit bout un peu friable qui dépasse, qu'il ne peut donner plus.
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