Le passé (10)
Lola-Rose
Aubin commence à tousser, je me tends et j'agrippe le médicament dans mon sac. J'écoute sa respiration : une crise peut débuter à tout moment. L'asthme d'Aubin est sévère, ce n'est pas de l'essoufflement quand on court longtemps et vite, c'est l'emballement, la suffocation qui peut arriver à tout instant. A cause des particules fines. Pourtant, la pollution a diminué. Mais c'était trop tard. Peut-être qu'elle est rentrée dans mon corps quand j'étais enceinte. Avoir la pollution en soi. J'ignore comment dépolluer son propre corps. La pollution a diminué, peut-être que ma pollution à moi a diminué. Peut-être qu'un jour, on inventera des machines à dépolluer les corps. Peut-être les a-t-on déjà inventées : je sais si peu du monde en dehors de notre quartier fermé et des quelques arrondissements parisiens où je me rends. Pas plus qu'un paysan du Moyen-Age. Avec la peur de respirer.
La toux d'Aubin s'arrête, la crise n'aura pas lieu cette fois ; il prend des crayons. Je l'observe avec une autre peur : je regarde ses petits doigts potelés qui enserrent le manche comme un bâton et j'essaie de prêter une intention à ses gestes désordonnés : est-ce du dessin ou du coloriage ? La feuille n'est vierge que d'un côté, mais sans motifs à colorer : aucun constat n'est possible.
Enzoo
Il y a une ombre devant mon ordinateur. Devant le coloriage que je suis en train de réaliser. Lola-Rose s'est plantée à côté de moi, elle a mis son manteau rouge fraise écrasée et tient le petit Aubin par la main. Elle veut que je sorte, moi j'en ai pas envie.
– J'ai pas envie de la pollution, des attentats, des émeutes, des gens qui me dévisagent.
– Mais il y a pas d'émeutes et d'attentats en ce moment !
– J'ai pas envie des couleurs trop grises, trop pisseuses. Je suis juste bien ici. Je comprends pas pourquoi il faut que je sorte.
– Un être humain n'est pas fait pour être enfermé dans un appart' toute sa vie ! Elle me fait Lola-Rose. Tu ne te sens pas seul ?
– Je suis pas seul, il y a toi et Aubin. Elle me regarde fixement et ne répond pas, elle a les yeux plus foncés.
– Marcher, courir, sortir avec des amis, regarder les arbres, écouter quelqu'un jouer de la musique, emmener son enfant faire du manège, partager, murmure Lola-Rose.
Orange brûlé, vert lichens, vert mélèze : je continue à colorier. Je sais pas quoi lui répondre J'ai pas envie de faire partie du monde, j'ai pas envie de ce monde, je veux juste des couleurs, des couleurs et des jeux et qu'on me laisse complètement tranquille. Lola-Rose et Aubin ont quitté la pièce, j'entends la porte d'entrée de l'appartement qui s'ouvre et se ferme. Je suis seul.
Lola-Rose
Aujourd'hui, ma solitude, c'est de la gangrène : elle ne va pas s'arrêter. Pourtant, j'ai un autre bébé dans le ventre ; pourtant, Aubin accroche ses bras de bambin à mon cou et me murmure : Maman rouge, Maman bleu, Maman jaune, Maman j'aime.
Aujourd'hui, j'ai rappelé la mère de mon père. Comme si je voulais me raconter des bobards, comme si j'espère encore qu'on pourra me consoler. Elle vit dans l'Est parisien, dans les quartiers musulmans où je ne suis jamais allée. Je cache mes cheveux avec un foulard sombre pour passer inaperçue. Nous traversons des quartiers de tours aux façades sales et abimées. Ma grand-mère m'attend sur un banc dans un terrain de jeux devant son immeuble. Elle est d'origine maghrébine, elle porte un voile et des vêtements sombres. Ses dents sont abimées mais il y a encore de la force dans ses yeux.
Elle demande que nous discutions ici car l'appartement est bruyant : elle vit dans la famille de son fils, avec sa femme et plusieurs enfants. Aubin s'accroupit par terre et joue avec des cailloux. Ma grand-mère ne connait pas ma mère, elle ne l'a jamais vu avec son fils. Il n'a jamais eu de petite amie.
– Je pensais qu'il était homosexuel, ajoute-t-elle.
– Vous ne savez rien alors ? Et où est-il maintenant ?
– Je ne sais pas où il est. Peut-être que Leila, elle sait des choses. C'est une de mes filles, sa sœur.
– Maman, tiens, je te donne celui-là et celui-là, dit Aubin en m'apportant deux cailloux.
Leila, elle n'habite pas trop loin de chez moi, dans un minuscule studio. Pas de voile, des cheveux détachés qui ressemblent aux miens et une jupe jaune ajustée. Elle nous accueille, Aubin et moi avec un grand sourire qui fait oublier la fatigue de son expression. Elle nous propose de la grenadine et du thé, elle fait chauffer l'eau avec une sorte de réchaud. Elle m'explique qu'elle est la seule de la fratrie qui a été proche de mon père, que les trois autres sont devenus rigoristes musulmans.
– On était en colocation avec Kamil quand cela s'est passé avec ta mère. Il avait dix-neuf ans. Il avait rejoint un réseau d'étudiants qui faisaient des enfants aux femmes mûres. Il fallait être célibataire, avoir un physique correct et une bonne intelligence. Kamil avait besoin d'argent et a signé un contrat de six mois avec différentes clauses : je me souviens qu'il m'avait parlé du chiffre de six enfants maximum par étudiant et qu'il ne pouvait pas continuer après vingt-cinq ans. Certaines choses étaient négociées entre la cliente et l'étudiant : la question des fausses couches, de la procréation médicalement assistée, la reconnaissance éventuelle de l'enfant, la possibilité d'être ou non contacté un jour par celui-ci, le moment où l'étudiant et la cliente cessaient de se voir : première échographie, deuxième, accouchement,...
Ma mère avait donc loué un papa, comme on loue un bien de consommation ; mon père avait vendu sa semence, comme un pépiniériste vend ses graines. J'étais soulagée de ne pas avoir trouvé la facture : la facture de ma propre vie.
- Tu te demandes pourquoi ta mère a choisi un Arabe, non ? Parce que moi je me suis posé la question... Elle s'en foutait qu'il soit arabe, elle voulait un gosse. De toute façon, il ne porterait pas son nom. Et Kamil, cela le faisait marrer : je favorise la mixité sociale, fanfaronnait-il.
Il a fréquenté ta mère un bout de temps car ça n'a pas marché tout de suite. Et elle est tombée amoureuse de lui mais elle ne lui a rien dit ou alors c'est lui. Bref, ils n'ont pas assumé.
En se levant de sa chaise, Aubin renverse le verre de grenadine que Leila lui avait proposé ; elle prend une éponge et nettoie le liquide rose. Il gémit que son pantalon est mouillé. Leila le regarde, fouille dans un placard et sort un pantalon à sa taille. Je la fixe d'un air étonné, aucun enfant n'habite ici, elle a peut-être un neveu de cet âge.
– Et il est où, mon père maintenant ?
– C'est une bonne question, dans une communauté près de la mer, je crois.
– Il fait quoi ?
– Peut-être qu'il pêche des poissons s'il en reste.
– Mais avant ?
– De l'insolence, de la dissidence.
– Ah bon ? Pourtant, je n'ai jamais entendu parler de lui.
– Bah les dissidents agissent dans l'ombre.
– Oui, mais ils se connaissent.
– Sauf s'ils ne sont pas dans le même camps.
Elle me fixa étrangement, perplexe : peut-être essayait-elle de deviner dans quel camps j'étais. Peut-être que mon père avait été un terroriste. Un terroriste qui n'en crève pas en kamikaze et qui prend sa retraite tranquillement dans une station balnéaire.
Enzoo
Je suis seul dans l'appartement, j'arrive pas à travailler, je joue à un nouveau jeu de coloriage depuis ce matin. La version gratuite sans gains. Je peux mettre le son à fond et laisser les stores baissés pour que la luminosité vienne pas faire des ombres et des contre-jours sur l'écran. Lola-Rose est partie avec Aubin et m'a ni dit où elle allait ni quand elle rentrerait. J'ai perdu cinq parties et j'en ai gagné huit. Je peux inverser la tendance. Je devrais sortir et acheter quelque chose à manger, mais je continue à jouer. Un paquet de chips, ça me suffit. Je joue encore, les éléments de coloriage sont de plus en plus complexes, je sais pas si mes adversaires sont des robots ou des humains. C'est un bon jeu. Je gagne la partie suivante. Je devrais m'arrêter un peu mais je veux en gagner une encore. Il y a un bleu que je sais pas refaire, dont je connais pas le nom, cela me surprend puis m'énerve. Je continue, j'achète le jeu pour débloquer les gains et avoir plus de couleurs. Je perds de justesse, je suis dégouté, alors je recommence. Il y a plus de chips et j'ai soif. J'aurai du acheter des bonbons.
Lola-Rose est toujours pas rentrée.
Lola-Rose
- Non, Lola, ton père n'est pas un terroriste. Un de tes oncles, notre frère, oui.
Aubin voit un jouet dans le placard que Leila a laissé ouvert, il demande s'il peut le prendre. Elle acquiesce et lui tend l'objet, un circuit de voitures. Il commence à jouer, au pied de la petite table autour duquel nous sommes assises. Leila boit une gorgée de thé et reprend : -
Maman, ta grand-mère, travaillait dans une blanchisserie industrielle et mon père dans un centre de triage. Ils avaient élevé cinq enfants. Ton père et moi, on voulait autre chose. On a fait des études pendant une demi-douzaine d'années en même temps que des petits boulots puis on a monté un endroit où les gens pouvaient fabriquer ce dont ils avaient besoin. On voulait rendre les gens autonomes des Chinois, du plastique ; on voulait qu'ils puissent se fabriquer leur brosse à dents seuls avec du matériel de récup'. Mais pas seulement : Kamil, il faisait aussi des réunions dans une salle à l'arrière, des réunions politiques. On avait changé d'identité pour éviter d'être liés à la communauté musulmane. Peut-être que tu as entendu parler de ce lieu, mais que tu ne savais pas que c'était nous.
– C'était la Fabrique ?
– Oui.
– J'y suis allée mais je n'ai pas vu d'homme qui ressemblait à mon père.
– Il n'était là qu'une partie du temps, les gens qui venaient se débrouillaient entre eux et puis on a créé un deuxième lieu du même type. Cela fonctionnait bien mais les autorités venaient régulièrement tout vérifier et nous imposaient une liste de dossiers à remplir, de formulaires, de travaux,... Tous les six mois, de nouvelles normes rentraient en vigueur. Cela coûtait de l'argent, nous en avions peu et surtout cela prenait une énergie énorme : il manquait toujours un document, nous ne savions jamais exactement ce qu'il fallait. Les agents nous menaçaient et plusieurs fois, nous avons crû que nous allions devoir fermer. Nous avons tenu six ans avant qu'on soit obligés de le faire. Kamil a alors décidé de partir, de créer une communauté ailleurs. Moi, je ne pouvais pas m'en aller.
J'ai eu un enfant il y a six ans. Quand il a eu l'âge, je ne l'ai pas mis à la maternelle de coloriage, les autorités ont fini par s'en rendre compte et me l'ont enlevé, expliqua-t-elle, les yeux secs mais la voix vibrante de tristesse, le corps accablé.
Je ne peux pas m'en aller, je veux le récupérer. Aujourd'hui, je ne sais pas combien de temps je vais tenir sans colorier, je n'ai pas l'électricité ici et avec l'hiver, cela va être encore plus difficile. Les piles, les bougies, du gaz,...Tout à chercher en permanence. Je devrais rejoindre la banlieue des non-colorieurs, vivre dans une carcasse de véhicule, mais si j'y vais, je ne récupérerai jamais mon fils. Il faudrait que je devienne une bonne colorieuse pour ça.
Enzoo
Lola-Rose, elle a retrouvé de la famille de son père. Moi non, moi j'ai rien retrouvé, ni pour mon père, ni pour ma mère. Que dalle.
« Toi, tu n'as pas cherché », elle remarque. Elle, elle avait un indice, ce numéro de téléphone ; moi, j'ai rien du tout. Je mange des bonbons de toutes les couleurs, les meilleurs ce sont les noirs, juste noirs. Lola-Rose, elle veut pas que j'en donne à Aubin. Je mange des bonbons de toutes les couleurs en cachette. Et puis, je me fais surprendre par cet enfant de trois ans qui me tend ses petites mains poisseuses. Et on mange ensemble les bonbons. Maman, les bonbons qu'il faut pas manger de Papa, ils sont bonbons. Je suis pas un papa rigolo et Aubin, je le rembarre souvent mais bon je l'aime mon fils.
Ca sonne. C'est sa tante qu'elle a invitée. Personne ne vient chez nous d'habitude. Elle a l'air gentille et triste. Je suis content qu'elle vienne ; Lola-Rose invite aussi d'autres personnes, des amis de sa tante. Je parle avec eux, parfois. Leila n'a plus son fils ; moi j'ai plus ma mère.
Lola-Rose
S'ils ont enlevé son fils à Leila, ils vont m'enlever Aubin. Alors on doit partir. Loin. Enzoo ne veut pas en entendre parler.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top