Prologue

New York, 2018.

Désirée


— Tu viens déjeuner avec moi, ma chérie ?

Je tourne la tête vers mon père, un peu gênée de devoir refuser, mais finis par la secouer d'un air contrit.

— J'ai prévu autre chose, papa.

Il cligne des yeux, en les plissant légèrement, et je le sens sur le point de faire un commentaire, qu'il retient sur ses lèvres entrouvertes.

— Tu es sûre ? insiste-t-il. C'est un de nos plus gros clients qui nous invite, pour fêter le succès de son divorce.

Je grimace, ce qui fait sourire le grand brun aux tempes grisonnantes, à la stature solide et aux yeux bleus perçants. Pourtant, c'est bien lui qui a obtenu cette réussite, par son talent et son expérience : maître Edmond Conrad est le meilleur dans le monde impitoyable des avocats spécialisés en problèmes familiaux, et les plus riches font appel à lui pour s'en tirer au mieux dans leurs divorces. Hommes ou femmes, il obtient le meilleur des arrangements pour eux, et je ne doute pas qu'encore une fois, son client doit être satisfait de ne pas s'être fait plumer par une épouse trop exigeante.

— J'ai prévu une séance shopping avec une copine, murmuré-je, gênée.

Il ne répond pas, mais je sens que je l'ai déçu. Encore une fois. Pourtant, il ne dit rien, et se contente de hocher la tête, avant de quitter mon bureau avec un sourire.

Il espérait sans doute autre chose de moi, que de devenir simple secrétaire. Mais il m'a embauchée, malgré tout, lorsque j'ai raté ma seconde année d'école de la magistrature, pour la seconde fois consécutive. J'avais grillé toutes mes cartouches, et il a dû se faire à l'idée que je ne serais jamais avocate. Adieu ses rêves de reprise de son cabinet Newyorkais par sa fille unique !

J'ai eu honte, sur le coup, de lui avoir fait de la peine. J'aime mon père plus que tout au monde, et savoir que je l'avais déçu, ça m'a minée plus que de raison. Cependant, le sentiment a vite été atténué par une sorte de soulagement : la vérité, c'est que j'ai toujours détesté le droit, et si je me suis engagée dans cette voie, c'est bien parce que le poids de la tradition familiale m'y obligeait. Chez les Conrad, on est avocat en père en fils, et il semblait évident à tout le monde qu'il n'y avait pas d'autre carrière à envisager pour moi. Je l'ai cru, moi aussi, à un moment, mais désormais, ce n'est plus le cas.

Quelque part, mon manque d'intelligence m'a sauvée d'un métier que je ne voulais pas exercer. Secrétaire non plus n'est pas mon rêve, mais pour l'instant, il me permet d'être indépendante, et de payer le loyer d'un studio. C'est déjà pas mal.

Je ramasse les papiers éparpillés sur la surface de mon bureau, fais quelque rangement, puis me saisis de mon sac à main en me rendant compte qu'il est déjà bien tard, et que je vais être en retard à mon rendez-vous.

Le temps d'attraper l'ascenseur qu'un collaborateur de mon père me retient gentiment, de descendre au rez-de-chaussée, et j'arpente déjà la 13ème avenue, où se situe le cabinet Conrad&Son, fondé par mon grand-père voilà des décennies, et que je ne reprendrai pas, hélas.

Chassant ces considérations accablantes, je secoue la tête, resserre le lien de mon trench, remonte le col dans un vain espoir de couper le vent et la pluie qui s'abattent sur Manhattan aujourd'hui, et fends la foule dense des Newyorkais en ce milieu de journée.

Ici, de toute façon, il y a toujours du monde : des employés, pour la plupart, quelques touristes, reconnaissables à leur nez en l'air alors que les autochtones foncent en fixant le trottoir. Je maudis mes talons hauts, mais accélère le pas, en espérant que l'homme que je suis censée rencontrer au Midnight Café ne sera pas déjà parti.

Ce n'est qu'avec dix minutes de retard que je pousse la porte de l'établissement, et mon regard balaie la salle avec appréhension, jusqu'à ce qu'un soupir de soulagement ne s'échappe de mes lèvres : il est encore là, occupé à siroter un café fumant, et à regarder son portable avec attention. Sans doute consulte-t-il ses mails ou les dernières nouvelles, avec un air détendu.

— Je suis désolée pour le retard, monsieur Mitchell.

Le trentenaire n'est pas fâché : relevant un regard étonné sur moi, il se reprend vite en m'octroyant un sourire sincère, tandis que sa main droite me désigne la banquette en skaï rouge qui lui fait face.

— Pas de souci, miss Conrad. J'avais moi-même cinq minutes de retard.

Sans prendre le temps de retirer mon trench, je m'assieds, lissant ma jupe droite sur l'assise rembourrée.

— Vous avez du nouveau ?

Mon empressement le fait sourire légèrement, et je me morigène de l'impatience dont je fais preuve, alors que mes fesses sont à peine calées sur le siège.

— Vous ne voulez pas un café, avant ?

Je secoue la tête : non seulement je veux des réponses de suite, mais de toute façon, je serais bien incapable d'avaler quoi que ce soit, alors que je brûle de savoir ce qu'il a trouvé. Rien, peut-être ? D'un coup, mon enthousiasme se prend une douche froide, quand je me rends compte que c'est peut-être le cas.

J'ai tout misé sur lui, depuis des mois. Le meilleur, parait-il. Et ses honoraires le confirment ! Si lui ne trouve rien, personne ne le pourra.

Il a dû comprendre mon désarroi, parce que le brun un brin impressionnant qui me fait face s'empresse de poursuivre.

— J'ai vraiment fait tout ce que j'ai pu, reprend-il. Mais... je n'ai pas votre réponse.

Eh voilà, j'en étais sûre ! Il vient de doucher en moins de quelques secondes le dernier espoir qu'il me restait. Ma gorge s'assèche, et une boule vient s'y loger, désagréable, gênante, mais sans doute pas autant que le poids qui vient de basculer sur mon cœur.

Un sentiment étrange prend naissance dans mon ventre, mélange de déception et de tristesse, et j'avale ma salive avec difficulté.

— Je suis désolé, poursuit-il. Vraiment. C'est rare que je ne parvienne pas à un résultat. Il faut croire que ce secret était particulièrement bien gardé.

Je hoche la tête, incapable de répondre, alors que des larmes menacent de franchir la barrière de mes paupières.

— Mais j'ai quand même un petit quelque chose que vous ignoriez, intervient-il à nouveau. Je pense que ça va vous intéresser.

Je lui balance un air las, mais le regarde poser sur la table une pochette jaune, dont il extrait une feuille A4 qu'il tourne pour me la mettre sous les yeux.

— Votre acte de naissance, précise-t-il avec un sourire discret.

Je hausse les deux sourcils, stupéfaite.

— Mais je croyais qu'il avait été perdu ! m'exclamé-je.

— C'était le cas, confirme l'homme en face de moi. Mais j'ai fait des recoupements avec toutes les naissances des Etats-Unis qui ont eu lieu le même jour que la vôtre. Ça n'a pas été simple, mais j'ai trouvé. Regardez.

Je me penche, fébrile, mais l'émotion et l'énervement font danser les lettres et les chiffres devant mes yeux embués.

— Là, me montre-t-il du doigt.

Il a dû se rendre compte de ma fébrilité, parce que son index se pose sur le papier, à cheval entre deux lignes superposées.

— Votre mère adoptive a dit vrai : elle a bien gardé le prénom qui vous avait été attribué à la maternité.

Et c'est vrai : sous son ongle manucuré, l'étrange prénom qui est le mien depuis vingt-trois ans éclate de sa singularité : Désirée. Une consonnance française que personne n'a pu s'expliquer, et qui m'a fait m'interroger depuis toutes ces années : ma mère naturelle était-elle française ? Ou aimait-elle juste l'idée ?

En vérité, je n'ai jamais compris ce choix. Mes parents adoptifs l'ont gardé, m'ont-ils expliqué, parce que c'était vrai. Il leur a semblé tout à fait adapté de le conserver, étant donné que je l'étais vraiment, quand au bout de quinze ans de mariage, je suis apparue dans leur vie, un beau matin de janvier, quand l'agence d'adoption les a appelés pour leur dire qu'une fillette de trois jours les attendait.

Quelque part, j'ai toujours trouvé ça ironique, voire même un brin cruel, que le corps médical m'affuble d'un prénom pareil, alors que la femme qui venait de me mettre au monde venait de m'abandonner. Et vingt-trois ans plus tard, et bien que l'eau soit passée sous les ponts, la blessure est toujours aussi vive.

Rien n'a pu m'enlever de l'esprit que ma génitrice n'avait pas voulu de moi. Comme une plaie jamais vraiment refermée, je traine cette tare comme un boulet. Et l'enfance heureuse que j'ai vécue, dans l'amour et l'opulence, n'a réussi à combler ce trou béant dans mon cœur. Je n'ai manqué de rien : ni de l'amour d'une mère, ni de la protection d'un père. Mes parents adoptifs ont tout fait pour moi, et je leur en suis reconnaissante à jamais.

Pourtant, je n'ai jamais cessé de penser à l'auteure de mes jours, et vers dix-huit ans, la retrouver ou tout du moins mettre un nom sur ce fantôme qui a hanté mes nuits est devenu une priorité. Sauf que là, tout part en fumée. En atteste le néant de la case « nom de la mère » qui me nargue avec arrogance.

Elle n'a pas voulu laisser de trace. Elle ne m'a donné aucune chance de la retrouver un jour. Et le trou dans mon palpitant s'élargit encore un peu.

— Je sais que ça ne vous avance pas à grand-chose, murmure Aaron Mitchell. Mais je me suis dit que ça vous ferait quand même plaisir de l'avoir.

J'opine du chef, sans même regarder le détective privé qui reste penché vers moi.

— Au moins, vous savez d'où vous venez.

Je relève la tête, et plisse les yeux dans une interrogation muette, et il s'empresse de poser son index un peu plus bas.

Denver, Colorado.

Rien qui puisse me permettre de poursuivre mes investigations : c'est la capitale de l'Etat, et ce serait comme chercher une aiguille dans une meule de foin, de trouver quelqu'un parmi les sept-cent-quinze-mille habitants.

Pourtant, d'un coup, mon cœur ralentit alors que j'assimile l'information. Je ne suis pas Newyorkaise, mais du centre des Etats-Unis. Je n'ai pas obtenu ce que je cherchais, mais tout à coup, le savoir comble un peu le mystère de ma naissance.

— Merci, réussis-je à articuler au bout de plusieurs minutes.

— Je suis désolé de ne pas pouvoir faire plus, miss Conrad. Vraiment. J'espère que vous saurez continuer malgré ça. Vous êtes jeune. Peut-être la chance vous sourira-t-elle plus tard, et que vous obtiendrez votre information ?

— J'en doute, parviens-je à murmurer. Mais merci pour tout, monsieur Mitchell.

Le détective me sourit, se lève, et quitte le café, me laissant seule avec mon vide intérieur. Sous mes mains tremblantes, la feuille se froisse légèrement, et je renifle pour éviter de me laisser submerger par les émotions.

Mon regard dévie vers la fenêtre, et je me mets à observer les passants, qui, indifférents à la vitrine derrière laquelle je les dévisage, continuent leur chemin. Qui, parmi tous ces gens, ignore ses origines ? Quelques-uns, sans doute, mais la majorité ne se soucie même pas de savoir de qui ils sont issus, tellement cela leur semble naturel.

Pour moi, c'est un mystère. Et visiblement, ça le restera.

Il va falloir que je m'y fasse. Et à cet instant, cela me semble presque insurmontable.

Lorsque je sors de mes réflexions, c'est pour me rendre compte qu'il est l'heure que je reparte au travail. Oh, mon père ne m'en voudrait pas de mon retard, il m'aime trop pour ça. Mais quelque part, je dois me concentrer sur mon boulot, parce que c'est tout ce qu'il me reste.

Est-ce que ça suffira ? Sans doute que non. Mais je n'ai pas le choix : je vais devoir me contenter de ce que j'ai, et vivre du mieux que je peux, avec ce manque qui s'agrandit tous les jours un peu plus.

Fébrile, je me lève, et entreprends de rebrousser chemin vers les locaux de Conrad&Son. N chemin, je m'arrête dans la première boutique abordable pour mon budget, saisis un sac à main au hasard d'un portique, et paie. L'avantage de l'article étant de ne pas avoir besoin de l'essayer, je reprends ma route, mon alibi dans un sachet au nom de la marque.

Je n'ai aucune envie de parler de ce rendez-vous, que j'ai tenu à garder secret aux yeux de mes parents. Ils sont au courant de mon désir de retrouver ma mère naturelle, mais c'est trop tôt, je crois, pour leur dire que j'ai entamé des recherches dans leur dos.

Je ne sais même pas pourquoi, d'ailleurs, je m'ingénie à les tenir à l'écart. Peut-être parce que je voyais ça comme un voyage initiatique personnel, que je devais faire seule ? Non, la vérité, c'est sans doute parce que j'avais peur de les peiner. Je les aime d'un amour inconditionnel, et il est hors de question que je fasse du mal à Edwige et Edmond Conrad. Ils sont devenus ma famille, et pour rien au monde je ne veux risquer de troubler cet amour mutuel qui nous lie depuis vingt-trois ans.

Et quand je réintègre mon bureau, et que je m'installe sur mon siège, mon esprit ne se concentre plus que sur mon job. Laissant de côté les conclusions de ce rendez-vous vite expédié, j'essaie de faire le focus sur ce que j'ai : des parents aimants, un métier stable, des amis formidables, des collègues sympa, un appartement confortable. Ai-je besoin de plus ?

Chassant la petite voix qui tente de se frayer un chemin pour répondre par la négative, je la balaie d'un revers mental. Si je la laisse parler, c'en est fini de ma tranquillité d'esprit. De toute façon, je n'ai pas le choix. Si je laisse mes doutes et mes envies de vérité prendre le dessus, c'en est fini de moi.

Je n'aurai aucune réponse. Le détective Mitchell me l'a réaffirmé. Alors autant cloisonner cette partie-là de ma vie. Pour ma santé mentale, je crois que c'est indispensable.

Et quand mon père m'interpelle pour que je rédige une lettre qu'il se met à me dicter sans plus attendre, c'est avec le sourire que je m'exécute.

J'ai tout. Je dois oublier le reste.

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