Chapitre 1
Désirée
New York, avril 2022
— Tu ouvres tes courriers, parfois ?
Je ris en lançant un regard amusé vers Charline, qui, aussi curieuse qu'à son habitude, n'a pas hésité à fourrer son nez dans ma corbeille à lettres de l'entrée. Moi, je me suis déjà débarrassée de mes escarpins, et me suis affalée de tout mon long sur mon canapé démodé à grosses fleurs, récupéré chez Mamie quand elle en a changé, l'an dernier. Il est plutôt laid, mais il est solide, et s'affaisse à peine sous mon poids.
— Quand c'est intéressant, réponds-je.
Mon bras en travers des yeux, je prends quelques secondes pour souffler, alors que j'entends nettement que ma meilleure amie s'installe sur le fauteuil en face, comme elle le fait toujours. Entre nous, pas de gêne, pas de tergiversations. Sans doute a-t-elle posé ses pieds nus sur la table basse, sans plus d'élégance que mon allure de baleine échouée. Mais c'est vendredi soir, et nous sommes crevées, exténuées par une journée complète de boulot, au terme d'une semaine marathonienne.
— Et c'est quoi, intéressant, pour toi ?
— Les présoldes dans mon magasin préféré ?
Ma réponse la fait ricaner, et moi sourire en retour. Bon sang, j'ai une de ces envies de dormir !
— Tu veux vraiment aller en boite, ce soir ? reprend-elle d'une voix lasse.
— C'était prévu non ?
— Ouais, mais t'es aussi naze que moi... On pourrait pas juste commander une pizza et zieuter un film en streaming ?
Je soulève mon avant-bras, pour la regarder : effectivement, elle a l'air aussi au bout du rouleau que moi, et ses yeux fermés attestent qu'elle n'est pas loin de dormir.
— Soirée pyjama, du coup ? proposé-je.
— Ce serait top, non ? Toi, moi, une pizza bien grasse, et un film romantique. What else ?
— Un mec ? réponds-je, amusée. C'est pas en restant ici comme deux vieilles mémés célibataires qu'on va se trouver quelqu'un.
Je la vois balayer l'air de la main, puis la rabattre comme si elle pesait trois tonnes.
— On trouvera le prince charmant demain, murmure-t-elle. On sera plus en forme. De toute façon, je suis tellement claquée que je suis capable de rentrer avec Shrek sans m'en rendre compte. Rappelle-toi la dernière fois qu'on a fait ça... les mecs n'étaient pas terribles, une fois observés en pleine lumière.
Je ricane à nouveau, mais trouve la force de me relever sur l'assise pour saisir mon portable.
— Pas faux. Enfin le mien, ça allait, mais le tien, bon sang !...
J'évite de justesse un coussin lancé à pleine vitesse, et me mets à rire devant sa mine renfrognée et son nez froncé.
— Oh ça va ! grogne-t-elle. Il était pas si moche.
— Quasimodo avait plus de charme, rétorqué-je.
— Mais quelle peau de vache !
— Chuuuuttt ! lui intimé-je d'un doigt sur la bouche. J'appelle la pizzéria. Et si tu ma balances encore un truc à la tronche, je te prends une Hawaïenne !
Sa grimace renforce mon hilarité, mais au moins, elle se tait, le temps que je commande une Reine et une Royale. Je lance mon portable sur le sofa, et rejoins la cuisine pour en sortir deux verres que je remplis de coca. Une sale habitude à laquelle nous ne dérogeons jamais.
— Bon, reprend Charline, on a une demi-heure devant nous, avant que le livreur n'arrive. J'espère qu'ils nous envoient un Apollon !
— Tu peux toujours rêver...
— Mais oui ! gronde Charline. Laisse-moi espérer, quoi ! Bon, en attendant, et si on ouvrait ce courrier ?
Je grogne, en avisant la pile monstrueuse qu'elle tient dans les mains. Je n'en ai franchement aucune envie. Il stagne là depuis plus d'une semaine, les lettres s'accumulant les unes sur les autres au fur et à mesure des jours, sans que je ne daigne en faire autre chose que les balancer dans la corbeille le soir en rentrant.
— Allez, insiste ma meilleure amie. Encore une semaine, et tu ne t'en sortiras plus.
Je le sais pertinemment, mais j'ai du mal. J'en traite tellement au travail que le mien m'est carrément insupportable. Pourtant je sais qu'elle a raison : s'il y a un courrier urgent, je vais m'en mordre les doigts.
D'un œil noir, j'obtempère, et lui tends la main, sur laquelle elle dépose une partie des lettres, un air triomphant sur le visage. Ce qu'elle peut m'énerver !
Pourtant, je l'adore : j'ai connu cette jolie blonde à la Fac, et si elle a réussi avec brio ses études d'avocate, elle ne m'a pas laissée tomber pour autant quand j'ai abandonné les miennes. Sept ans que nous nous connaissons, sept ans que nous sommes inséparables.
D'un geste brusque, j'arrache à moitié la première, avant de la balancer aussi sec sur la table basse en grinçant des dents.
— Facture !
Mon ton grincheux ne l'atteint pas, puisqu'elle se met à rire, tandis qu'elle imite mon geste avec la feuille qu'elle tient entre ses mains.
— Re ! répond-elle.
— Tu vois, grommelé-je. Rien d'intéressant dans tout ça ! Factures, factures, factures, tu veux me plomber mon week-end ?
Elle hoquette de rire, mais continue à déchirer les enveloppes tandis que j'extrais une lettre de la nouvelle que j'ai prise en main. Aucun en-tête, pas de logo, juste une enveloppe blanche anonyme. Je la balaie des yeux, en soupirant.
— Chouette, une arnaque... Bordel, ils n'ont rien d'autre à faire, les gens, que de dépenser un timbre pour ce genre de connerie ? Sérieux, y a vraiment des gens qui se laissent avoir par des trucs pareils ?
Je vais pour la balancer sur la table basse, quand la jolie main manucurée de Charline l'intercepte au passage. Je lève les yeux au ciel, abasourdie par cette envie idiote de vouloir y jeter un œil : comme si ça avait le moindre intérêt, tiens...
— Rhô, laisse tomber, m'exclamé-je. T'as jamais eu le coup du « Vous êtes l'heureux héritier de votre Oncle Tartempion ! Donnez-nous votre RIB, vous allez recevoir plusieurs millions ! »
Charline s'esclaffe, en opinant du chef.
— Ah si, souvent. N'empêche, si seulement c'était vrai... Je dirais pas non à un peu de fric facile. On pourrait se payer des vacances au soleil ! Les Bahamas, tiens ! Dis donc, ils s'améliorent, y a même un vrai cachet notarial, avec un vrai nom, et tout, et tout !
— Pffff !
— Ouais, conclut-elle. Dommage que tu ne connaisses effectivement personne au Colorado !
J'arrête son geste d'un mouvement instinctif, alors qu'elle s'apprête à poser la feuille sur le tas à jeter. Je n'ai pas réfléchi. C'est mon cerveau qui vient de bugger sur le nom de l'Etat qu'elle vient d'énoncer, comme une alarme involontaire qui se met à hurler dans ma boite crânienne.
— Quoi ? s'amuse-t-elle. T'as un vieil oncle au Colorado, en vrai ?
Je ne réponds pas, et d'une main fébrile, déplie le courrier pour le relire avec attention. C'est une coïncidence, ce ne peut être autrement ! Pourtant, le sang cogne contre mes tempes, tandis que l'évocation de ce lointain souvenir vieux de trois ans resurgit des méandres de ma mémoire. Non, c'est forcément le hasard !
Mes yeux parcourent le document, mais je suis bien trop fébrile pour comprendre les tenants et les aboutissants du courrier. Les lettres et les chiffres s'embrouillent, faisant ressurgir ma dyslexie d'enfance. Je l'ai surmontée il y a bien longtemps, mais visiblement, le stress la fait réapparaitre quand rien ne va.
— Tu es convoquée pour l'ouverture d'un testament ?
La voix de Charline me fait relever des yeux à la vision floue vers son visage d'ange, et je fronce les sourcils en essayant de faire le focus sur ses paroles.
— Testament ? Où ça ?
— Là, s'amuse-t-elle en posant son index sur une ligne. Lundi matin, à Denver, à onze heures. Sans rire, tu connais quelqu'un là-bas ? C'est pas une connerie ?
Mon cerveau chamboulé ne sait que lui répondre.
— Non, parviens-je à susurrer. Je... sais juste que je suis née là-bas. Tu te rappelles, je t'avais montré mon certificat de naissance ?
Charline redevient calme, et s'assied à côté de moi, une main sur le papier.
— Sérieux ? demande-t-elle. Mais alors, c'est peut-être quelqu'un de ta famille ? Qui a voulu te laisser quelque chose ?
Mes neurones s'entrechoquent, alors que les idées les plus confuses tentent de se faire une place sous ma boîte crânienne.
— Non, murmuré-je au bout de quelques secondes, incrédule. Pourquoi me contacter maintenant ?
— Peut-être quelqu'un pris de remords ? Va savoir !
Je tourne la tête vers elle, et l'observe sans vraiment la voir. Une tentative de renouer ? De réparer une erreur avant de mourir ? Je n'ose y croire.
— Appelle ! s'écrie Charline en pointant le numéro indiqué sous le tampon du cabinet notarial. Qu'est-ce que t'as à y perdre ?
Perdue, je me contente de lui obéir, mais fronce les sourcils quand soudain elle m'en empêche.
— Quoi ? râlé-je. C'est toi qui viens de me dire de le faire !
— Ouais, mais c'est peut-être quand même une arnaque. Auquel cas, ils te raconteront des cracks pour te faire raquer. Regarde déjà si le cabinet existe, et vérifie si c'est le même numéro !
Je cligne des yeux, abasourdie : merde, je n'y avais même pas pensé !
— On voit bien laquelle des deux a terminé ses études, grommelé-je en m'exécutant.
Charline lève les yeux au ciel, avant de brandir son téléphone devant mes yeux.
— Il existe ! s'excite-t-elle soudain. Et les données correspondent ! Regarde !
Bon sang, elle a déjà la réponse, alors que je n'ai même pas encore ouvert mon navigateur.
— Allez, appelle ! m'enjoint-elle avec empressement.
Je ne réponds pas. A ce stade de stress, c'est inutile. Je m'exécute comme un automate, et manque de raccrocher sous le coup de la panique quand je me rends compte de ce que j'ai fait.
— Y aura personne, c'est vendredi soir.
Je m'apprête à abandonner, quand tout à coup, une voix féminine retentit dans l'appareil.
— Etude de maitre Leroy Haltmeyer, bonjour !
— Je, euh...
Pas préparée du tout à cette entrée en matière, et persuadée que j'allais faire chou blanc, je perds mes mots et ferme la bouche dans un excès de panique.
— Excusez-moi, je ne vous entends pas ! insiste la femme, qui doit être la secrétaire.
— Je, euh... Pourrais-je parler à maitre Haltmeyer ? parviens-je à sortir dans un souffle.
— Monsieur Haltmeyer est déjà parti, hélas, s'excuse mon interlocutrice. Mais peut-être puis-je vous aider ? Vous avez de la chance, l'agence allait fermer pour le week-end.
Je déglutis, reporte mon regard vers Charline, qui se met à faire de grands gestes.
— Allez ! murmure-t-elle en s'énervant. Dis-lui !
Je roule des yeux, mais me reconcentre sur l'appel, avant que ma meilleure amie ne s'énerve un peu plus.
— C'est... je... j'ai reçu une lettre de convocation pour l'ouverture d'un testament, lundi matin, mais je... ne comprends pas de quoi il en retourne !
— Lundi matin ? s'étonne la jeune femme. Attendez... ah oui, la succession Grey. C'est moi qui ai envoyé les papiers aux héritiers. Mais... ça fait presque deux semaines. Vous ne le recevez que maintenant ?
Je grimace, et me recroqueville, sous le regard noir que Charline me balance, d'un air de dire « Tu vois, toi et ta manie de laisser pourrir les choses ... ». Elle n'a pas tort, et je m'en veux, sur l'instant, d'avoir manqué pareille information.
— Euh non, c'est...
Je me râcle la gorge, dans un toussotement nerveux et gêné, en essayant de me reprendre un minimum : il faut que je sache de quoi il en retourne, maintenant ! Je me redresse dans le siège, alors que Charline vient coller son oreille au téléphone elle-aussi.
— Grey, vous dites ? tenté-je. Pourriez-vous être plus précise ? De qui s'agit-il exactement ?
— Attendez, me répond la femme.
Je l'entends farfouiller dans ses papiers, puis au bout de quelques secondes interminables, reprendre la parole.
— Kelly Grey. C'est tout ce que j'ai. Maitre Haltmeyer aurait pu vous renseigner, mais je n'ai pas accès à ce dossier. C'est ma collège qui s'en est occupée. Je suis désolée.
Mon cerveau se met à fumer, en essayant de comprendre tout ce que cela implique. Merde, c'est forcément quelqu'un qui me connait, pour me citer dans son testament !
— Vous aurez tous ces renseignements lundi, n'ayez crainte, me rassure la secrétaire d'une voix douce. Vous serez là, j'imagine ?
Lorsque je m'entends répondre « bien sûr », puis la remercier avant de raccrocher, j'ai la nette impression que je suis en train de léviter au-dessus de mon propre corps, et que quelqu'un a pris la parole à ma place.
— Eh ! m'interpelle Charline. Mais c'est génial !
Je tourne la tête vers elle, complètement perdue.
— Pas l'héritage, exclut la jolie blonde. Encore que, ça, c'est la cerise sur le gâteau. Je parle des infos ! Tu te rends compte, tu croyais ne jamais aller plus loin qu'un acte de naissance, et qu'une ville ! Mais là, c'est peut-être l'occasion d'en savoir plus ! Peut-être que tu auras même les réponses aux questions que tu te poses depuis vingt-cinq ans !
— Ou peut-être pas, murmuré-je.
Partagée entre l'espoir fou qu'elle ait raison ou la voix intérieure qui me hurle de ne pas m'emballer, je ne sais plus quoi penser. Les idées s'embrouillent, se mêlent, s'entortillent dans mon esprit, et un mal de tête insidieux semble pointer le bout de son nez sous mon crâne. Eh merde !
— Y a qu'un moyen de le savoir, me répond Charline en s'adossant contre le dossier fleuri. Faut que tu y ailles !
J'écarquille les yeux, en me rendant compte qu'elle a raison. Mon Dieu, vais-je vraiment m'envoler vers Denver dans quarante-huit heures, pour tenter d'obtenir des réponses que je me pose depuis ma naissance ? Ai-je rendez-vous avec mon destin, quelque part à plusieurs milliers de kilomètres de New York, dans un état dans lequel je n'ai jamais mis les pieds ? En fait si, mais je n'en ai aucun souvenir.
Mon cœur s'emballe, ma gorge s'assèche.
Waouh. C'est juste dingue.
***
Lorsque je gare ma voiture dans l'élégante allée du pavillon de mes parents, mes mains moites glissent sur le volant, faisant couiner le revêtement plastique intérieur. Mais je n'y prends pas garde, bien trop stressée par ma visite dominicale.
Comme tous les dimanches, je me rends au repas familial, mais aujourd'hui, le cœur n'y est pas. Perturbée plus que de raison, je n'ai guère fermé l'œil depuis vendredi soir, et pas seulement parce que Charline est restée dormir, et que nous avons papoté toute la nuit, allongées sur mon lit, à élaborer mille théories sur cette mystérieuse Kelly Grey.
Mais vingt-quatre heures plus tard, je n'ai pas plus de réponses, et encore moins de certitudes. Je suis même encore plus embrouillée. Et en parler avec mes parents me chamboule encore plus, d'autant que ma mère m'inquiète, depuis qu'elle est au courant.
C'est mon père que j'ai appelé, samedi matin, et je sais qu'il lui en a parlé. C'était délibéré de ma part, de ne pas discuter avec maman directement, et sans doute un peu lâche : je n'ai pas trouvé le courage de lui faire part des événements directement. Je la connais par cœur : c'est une mère, et sa plus grande crainte, depuis que je suis arrivée dans sa vie, a toujours été de me perdre.
Mon père n'a jamais réussi à apaiser cette peur, et j'ai dû vivre avec ce regard posé sur moi en permanence, comme si j'allais disparaitre au moindre moment. Inquiète pour tout, obnubilée par sa fille unique, ma mère s'est révélée une maman poule, en toute circonstance. Mon père a dû multiplier les stratagèmes pour qu'elle accepte que j'aille à l'université, et que je les quitte. Et mon installation dans mon propre appartement, il y a de cela quatre ans, a failli virer au drame.
Je souffle un coup, claque la portière d'un geste sec, et pénètre dans la villa sans sonner. Comme prévu, la maisonnée est calme, mais guidée par quelques bruits de casseroles et de vaisselle, je rejoins la cuisine, à l'arrière, où je découvre ma mère affairée à la préparation du repas.
Comme toujours, les odeurs qui s'échappent du four me mettent l'eau à la bouche : femme au foyer, Edwige Conrad a passé sa vie à prendre soin de son mari, de sa maison et de sa fille. Et je sens qu'aujourd'hui, elle s'est encore surpassée.
— Bonjour, M'man !
Pas décontenancée le moins du monde, elle tourne la tête vers moi, et reçoit avec un sourire sincère le baiser que je pose sur sa joue rebondie. Ronde, ma mère l'est, mais j'ai toujours trouvé que ça lui allait terriblement bien. La jolie blonde n'a d'ailleurs que peu changé durant toutes ces années, et je souris de la voir si pimpante.
Pourtant, dans ses yeux, passe un éclair particulier que je ne sais reconnaitre sur l'instant, et qui me perturbe immédiatement. Est-ce à voir avec ce dont nous allons inévitablement parler, aujourd'hui ? Evidemment, suis-je bête !
L'information, si elle ne l'a pas effrayée, l'a forcément perturbée. Mes parents n'ont jamais été contre le fait que je veuille retrouver mes origines. Comme tous bon parents, ils ont compris mon besoin, je pense, de pouvoir comprendre d'où je venais. Je ne saurais même pas expliquer pourquoi.
« Tout arbre a besoin de racines pour grandir et s'épanouir », a un jour sorti mon père à sa femme, pour justifier ma requête. Elle n'a pas protesté, sans doute consciente que c'est vrai. Mais tout au fond d'elle, je sais que ça la travaille, presque autant que moi, mais pas pour les mêmes raisons. A-t-elle peur de me perdre, si je retrouve mes vrais parents ? Bon sang, ça n'arrivera pas, jamais ! Si j'ai besoin de mettre un nom sur mes géniteurs, ce sont bien les Conrad qui resteront ma famille, quoi que je trouve.
Dans un geste instinctif, j'entoure ma mère de mes bras, et pose ma joue sur son épaule. J'ai dû la surprendre, d'autant qu'elle porte un plat qu'elle s'empresse de poser.
— Ma chérie, murmure-t-elle en me rendant mon accolade. Tu arrives juste bien, allons manger. J'ai installé la table dehors, il fait bon, plein sud !
Heureuse de profiter du soleil d'avril, j'acquiesce en souriant, m'empare du plat d'accompagnement et lui emboite le pas vers l'arrière de la maison, où je découvre mon père, déjà attablé, et qui sirote un verre de vin blanc.
— Oh, Désirée ! Je ne savais pas que tu étais déjà arrivée ! Tant mieux, je meurs de faim, et ta mère m'interdit toujours de commencer si tu n'es pas là.
Son expression de chien battu m'arrache un rire franc, tandis que sa femme lui assène un regard faussement noir.
Comme prévu, c'est délicieux, et je perds toute notion du temps et de l'espace en leur compagnie. L'ambiance bon enfant repait mon besoin de sérénité, et je m'amuse à écouter mon père raconter nos mésaventures au travail, bien que je les ai déjà vécues en direct. Loin du stéréotype de l'avocat guindé, Edmond Conrad est un homme plutôt affable, prompt à dégainer un humour fin que les gens apprécient toujours. Et je ris, me délectant du climat serein du déjeuner.
Les rayons du soleil de printemps, les chants des oiseaux, et le Golden Retriever de mes parents, qui s'ébroue dans l'herbe, achèvent de me détendre complètement. Enfin, jusqu'au dessert, et au moment où mon père me sort de ma transe de bonheur.
— Alors tu t'envoles pour Denver demain, c'est bien ça ?
Je marque un arrêt, le temps de jeter un coup d'œil à ma droite, où Edwige Conrad s'est figée. Je la connais assez pour reconnaitre, à travers son corps raidi et ses lèvres pincées, les signes du stress que mon père vient de créer chez sa femme.
Aïe, pas bon !
— Effectivement, réponds-je prudemment. Il faut que j'aille voir ce qu'il en retourne. Si ça se trouve, c'est juste une erreur, hein ! Un homonyme ! Mais je dois aller, pour en être sûre.
Ma tentative de minimiser l'événement ne semble gère fonctionner : mon père me balance un rictus pas convaincu, alors que ma mère se referme comme une huitre.
Merde.
Prenant une grande inspiration, je me redresse sur mon siège et pose mes doigts entrelacés sur la table de jardin recouverte d'une nappe en tissu. Il est temps, je crois, de jouer carte sur table, et de faire le point.
— Ecoutez, reprends-je d'une voix émue. Je... dois y aller. Je ne sais pas ce que je vais y trouver. Peut-être des réponses, peut-être rien de tangible. Mais je n'ai pas le choix, vous comprenez ?
J'ai utilisé le « vous », mais c'est à ma mère que je m'adresse. Tournée vers elle, j'attends sa réponse. Les yeux rivés sur le motif de la nappe, qu'elle suit de l'index dans un geste nerveux, elle semble ne pas réussir à même me regarder. Et quand elle y parvient enfin, c'est de la peur que je lis dans ses iris clairs.
— Merde, maman, ça ne changera rien, continué-je en lui prenant les mains. Rien du tout. Tu es ma mère, et tu le resteras, jusqu'à mon dernier souffle. Tu comprends ? Comment veux-tu que j'oublie qui m'a bercée pendant des mois, qui m'a veillée quand j'étais malade, qui m'a aidée à faire mes premiers pas ? Personne ne pourra jamais changer tout cela. Je veux des réponses, rien de plus. Le reste ne m'intéresse pas.
Je ne sais pas si j'ai réussi à la convaincre, mais mon cœur se fend en voyant une larme rouler sur sa joue pâle. Du bout du doigt, je la balaie, et me penche pour l'embrasser sur la joue.
— Tu es ma maman, répété-je à voix basse, près de son oreille. Aucune loi de génétique ne viendra à bout de cette vérité.
Et je le pense. Je l'aime, peu importe que le sang qui coule dans mes veines n'ait rien à voir avec le sien.
Et quand je les quitte, deux heures plus tard, c'est avec un sourire qu'elle me salue sur le pas de sa porte, alors que je recule dans l'allée pour rejoindre la route.
Et tout ce que j'ai dit est vrai : peu importe ce que je découvrirai à Denver, ma famille est ici. Et rien ne changera ça.
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