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Je suis 315 jusque dans un parc. Nous nous asseyons dans l'herbe au pied du lac, le même lac auprès duquel Joshua m'avait emmené quelques nuits auparavant. Je regarde un instant le saule pleureur abritant les lucioles de l'autre côté de l'eau, soupire en silence et souris en regardant le Cerveau sortir sa lunch box. Il commence à ouvrir sa boîte et regarde dans ma direction. Nous sommes tous les deux surpris de cet échange visuel et détournons le regard. Je m'oblige à respirer profondément pour cacher le rouge commençant à me monter aux joues. Pourtant, je ne saurais dire lequel de nous deux est le plus gêné...


Je sors moi aussi mon repas de ma sacoche, et je m'assois en tailleur. Malgré ma gêne, je tente d'engager la conversation et très vite nous rions comme deux amis en profitant de cet après-midi ensoleillé. Nous parlons des cours, des élèves du lycée, des petites manies des Physiques, de la dernière théorie sortie dans une revue scientifique, de notre mathématicien favori et de tant d'autres choses.


Le repas se termine et je regrette déjà que cet instant hors du temps se finisse lui aussi. Mais à mon grand étonnement, 315 se lève, passe son sac sur son dos et me tend sa main en souriant. Je la prends, me lève à mon tour et il m'entraîne à sa suite pour une visite du parc. Cachés entre les arbres ou derrière des cascades, des temples dédiés à des dieux anciens semblent sortir d'un rêve paradisiaque. Personne ne saurait les dater, mais ils dégagent tous quelque chose de sacré et de grandiose.


Mon camarade m'entraîne sur un chemin peu fréquenté en lisière de sous-bois. Au loin, entre les arbres, j'aperçois le monument qui fut jadis dédié à une certaine Diane, déesse de la chasse et de la Lune. Nous contournons un énorme rocher et nous arrivons à l'arrière d'une cascade. Dans le renfoncement créé dans la parois, un temple carré avec un jardin fleuri au centre se cache. C'est loin d'être la première fois que je viens en ce lieu, mais à chacune de mes visites je reste bouche bée devant une telle scène. C'est étrange de savoir que ce temple a été érigé en l'honneur de Vénus la déesse de l'amour et de la féminité, et que pourtant si peu de personne y viennent.


Je sens alors un regard se poser sur moi et je me tourne vers le propriétaire de ces yeux bleus. En voyant mon étonnement et mon incompréhension, il détourne le regard en riant doucement. Sans rien ajouter, nous entrons en montant les marches et en passant les immenses colonnes de marbre blanc. Au fond du jardin, une statue de l'ancienne déesse trône parmi les roses. L'artiste avait un talent peu commun pour retranscrire la complexité des sentiments dans ce simple corps de femme, dans ces yeux blancs en pierre.


315 me propose alors de me faire une petite visite du lieu et de son histoire. J'acquiesce en souriant et je l'écoute attentivement. Sa passion pour ce lieu est palpable, il me montre des détails que je n'avais jamais remarqué, me raconte des anecdotes que je n'avais jamais entendu. Il m'entraîne alors dans les temples d'Apollon, de Mars ou encore de Neptune, sans oublier le majestueux palais de Jupiter. Tous ces dieux oubliés semblaient nous observer dans ces bâtiments antiques. Je souhaitais tellement en savoir plus sur eux mais ils viennent d'un temps résolu, bien avant la paix prodiguée par les Grands.


Nous finissons par sortir du parc, non pas que la balade était déplaisante, mais la soif commençait à nous torturer. Nous filons vers le grand centre commercial niché au cœur du centre-ville et nous asseyons à la terrasse d'un salon de thé. Je soupire de plaisir, m'asseoir après tant de marche me fait le plus grand bien. Une serveuse Physique s'approche de nous pour prendre nos commandes et revient quelques instants plus tard avec un expresso et un choco frappé viennois coulis noisette. Je prends une cuillère de crème et profite des douces saveurs sucrées sur mes papilles. Mon camarade ne peut s'empêcher de sourire en voyant la quantité de glucides dans une seule boisson.


Plongée dans mes pensées, buvant à petites gorgées mon chocolat, je réfléchis à ce que je sais de mon camarade. Je réalise que ce ne sont que de simples banalités et quelques-uns de ses goûts. Je commence donc à l'interroger sur son passé.


"J'ai toujours vécu dans cette cité.

— Tu n'es jamais sorti ! m'étonné-je. Pas une seule fois ?

— Non, avoue-t-il. Je n'ai pas eu la chance de pouvoir participer aux voyages scolaires.

— Les voyages scolaires existent réellement ? Nous ne faisions que des visites virtuelles...

— Pas dans cette ville. C'est une cité mixte qui sert aussi d'expérience géante, les voyages scolaires sont autorisés selon ta destination et la catégorie de ton école.

— Alors pourquoi n'y as-tu pas participé ? C'est une chance !

— C'est... compliqué."


Je n'insiste pas et finis de boire tranquillement mon verre. Je lui raconte à mon tour ma vie quotidienne dans une ville de Cerveaux, comment étaient mon collège, mes camarades, les musées, les archives, l'organisation... Il finit par se confier un peu en m'apprenant qu'il est fils unique et que sa relation avec ses parents est compliquée. Un nouveau point commun...


Une demie heure plus tard, nous sommes devant la caisse et la serveuse Physique nous souhaite une bonne journée. Pourtant un détail dans le portefeuille de 315 me pose de nombreuses questions : une carte dorée. Je ne lui fais aucune remarque et nous repartons pour prendre nos métros respectifs. Sur le quais, on se salue d'une poignée de main, mais surtout, nous sourions sincèrement. A cet instant, la pensée de se faire la bise comme les Superficiels traverse mon esprit, mais d'un battement de cils, je la relègue aux oubliettes. J'entre dans le wagon en secouant la main en direction de mon ami, et il me rend mon geste avant de disparaître de ma vue. Je m'assois, le sourire toujours aux lèvres et je me repasse les différents moments de cette journée en tête.


En arrivant, mes parents m'interrogent tout en servant le dîner. C'est une habitude mais plus le temps passe, moins je la supporte. En entrant dans ma chambre, je pousse un long soupir de soulagement, m'allonge sur mon lit et allume ma montre pour découvrir que j'ai un message non lu. J'écarte les doigts et l'hologramme d'un écran apparaît au-dessus du cadran. Le message vient de Joshua, je soupire d'exaspération cette fois et finis par l'ouvrir.


Alors cet après-midi avec la Tête ?


Je reste stupéfaite. Comment le sait-il ? Je lui demande par message mais il s'amuse à vouloir me le faire deviner. Je l'imagine avec ce sourire narquois et je m'énerve d'autant plus. Au bout de quelques minutes d'échange, il finit par me révéler qu'il était au centre commercial avec d'autres Physiques. Je relâche ma tresse, réalisant qu'être vue par lui me met mal à l'aise. Je regarde à nouveau la conversation et découvre un nouveau message.


Ça te dirait de retourner au centre commercial demain pour nous préparer avant la soirée de Stacey ?


Heureusement que l'écran est virtuel sinon il me serait tombé des mains. Ma respiration s'est légèrement accélérée et je suis incapable de réfléchir clairement. Pourquoi faut-il que ma non-conformité s'exprime dans ce genre de situation ? J'appuie sur l'icône d'envoie et c'est après coup que je réalise le contenu de mon message.


Pourquoi pas.


Trop tard pour l'effacer bien sûr et je m'enfuis sous ma couette, la tête sous les oreillers. Pourquoi je ressens soudainement toutes ces... émotions ? Je m'en veux, j'ai peur, mon pouls s'accélère, ma respiration aussi, le rouge me monte aux joues... Je refuse tout ça ! Je suis une Cerveau ! Juste une Cerveau... Des larmes s'échappent, je me retourne et sanglote doucement en étouffant le bruit dans les coussins jusqu'à ce que le sommeil me gagne.


***


Quand le réveil sonne et que la radio se déclenche, mes paupières sont encore lourdes. C'est avec difficulté que je m'extraie de mon lit et que je me traîne jusqu'à la salle de bain. Après une bonne douche, mes neurones semblent enfin vouloir se remettre en marche correctement et j'en profite pour réviser efficacement pendant le petit déjeuner et le temps de transport. Quand je sors de la bouche de métro, je suis fin prête pour l'examen de sciences de l'ingénieur.


S'ensuit la même petite routine quotidienne : casier, débats, cours, débats, cours, casier, self, débats, casier, cours, débats, casier, fin de la journée. Je pousse la porte vitrée et respire enfin l'air frais de cette fin de journée. Il y a encore du monde dans la cour, principalement des Physiques discutant chiffons pour la soirée de Stacey ayant lieu le lendemain soir. Ils ne changeront définitivement pas...


Des mains viennent m'obstruer la vue. Je me retourne et tombe nez à nez avec une veste en cuir. Je soupire, ça le fait rire et sans tarder nous partons pour le centre commercial. Avec ma tenue sobre, je ne me sens pas à ma place alors que le Physique à mes côtés ne cesse d'attirer les regards et de provoquer les chuchotements des lycéennes que nous croisons. Je commence à baisser la tête quand un bras vient entourer mes épaules.


"Détends-toi, on ne fait que du shopping."


Je réprime un frisson et me retourne avec un sourire forcé. En réponse, il sourit ironiquement et pose sa main sur ma tête. Je me sens rougir et la retire de mes cheveux. Je l'entends rire mais j'accélère le pas pour qu'il ne remarque pas ma confusion. Nous finissons par nous arrêter devant un magasin de robe de soirée et Joshua me pousse à l'intérieur. Sans tarder, une hôtesse nous accueille et le Physique lui laisse la tâche de me trouver une robe de soirée. Surprise, elle me dévisage des pieds à la tête, lève un sourcil dédaigneux, part rapidement pour récupérer un mètre et ainsi prendre mes mesures. Quelques secondes plus tard, après m'avoir fait tourner dans tous les sens, elle repart vers les portants pour choisir des tenues.


Le Physique m'accompagne jusqu'au fond du magasin et me rassure d'une tape sur l'épaule. Alors qu'il s'assoit sur un pouf, je lui confie mon sac, rentre dans la cabine et tire le rideau couleur prune. Je me tourne vers le miroir et m'observe. J'ai décidément un physique de Cerveau... Une main surgit de derrière le rideau en me tendant plusieurs robes. Je les prends doucement et murmure un petit "Merci". Je les essaies l'une après l'autre et me décide pour la turquoise. Elle est en satin, une manche mi-longue et l'autre en bretelle, cintrée au-dessus de la taille, elle s'arrête juste au-dessus de mes genoux avec plusieurs jupons de tulle blanc dessous pour donner du volume à la jupe. Elle me fait ressembler à une princesse moderne, presque même, à une Superficielle.


Lentement, j'ouvre le rideau et sors de la cabine. Joshua semblait occupé mais dès qu'il m'aperçoit, ses yeux s'écarquillent et sa bouche s'entrouvre l'espace d'une demie seconde. La vendeuse semble ravie elle aussi du résultat et décide d'aller aider d'autres clientes. Je n'ose pas demander son avis à Joshua et son mutisme me rend encore plus mal à l'aise. Par réflexe, je tente de remettre une mèche inexistante dans ma tresse, mais une main vient se poser sur la mienne. Je lève mon regard pour rencontrer les iris verts du Physique. Je tente de reculer d'un pas mais ses doigts arrachent mon élastique. Mes mèches blondes commencent à s'étaler sur mes épaules et d'un geste furtif, je les retiens. Doucement, Joshua m'oblige à baisser les bras et dévoiler mon visage sans la formalité de la tresse.


J'ai la tête baissée, je n'ose pas le regarder en face, lui montrer mon individualité. Mais il me relève le menton, me sourit sincèrement et me complimente. Sur ses conseils, j'inspire à fond et chasse sa main. Désormais la tête haute, je le repousse et retourne dans la cabine me changer. Une fois mes habits sobres remis et ma tresse refaite, je rejoins le Superficiel à la caisse pour régler cet achat. Je commence à sortir mon porte-monnaie mais il m'arrête et sort sa carte bancaire pour payer à ma place. Je me révolte, lui faisant comprendre que ça ne le concerne pas. Il insiste, je remarque le regard de la caissière posé sur moi et me tais.


Quand enfin nous sortons du centre commercial après une demie heure, je soupire profondément. Joshua se retient de rire, me faisant remarquer au passage qu'en général, dans ce genre de boutique, une Physique peut y passer au minimum deux heures. Je reste abasourdie. Deux heures ! Cette fois il n'arrive pas à se retenir et éclate franchement de rire. Je fais la moue, n'appréciant pas que l'on se moque de mon ignorance, et quand enfin il arrête de se foutre ouvertement de moi, il me propose une tasse de chocolat en guise d'excuses. Je commence par refuser mais l'appelle de la boisson sucrée est plus fort et je finis, malheureusement, par accepter.


C'est ainsi que je retourne au même café que la veille, mais cette fois avec une autre compagnie. Nous commandons deux chocolats viennois et je m'installe dans le fond du fauteuil. Quand la serveuse revient, je comprends clairement à son expression que voir un Physique avec une Cerveau à une même table est loin d'être monnaie courante. Mon camarade semble le remarquer aussi, si bien que nous buvons en silence. Une fois les verres finis, nous réglons et je remarque dans son portefeuille la même carte dorée que celle de 315. Je lève un sourcil, surprise, mais encore une fois je ne dis mot.


Toujours en silence, nous traversons les rues en direction du lycée. Une fois devant les grilles, je lui tends ma main pour le saluer en détournant le regard. Cet instant d'attente me paraît une éternité, mais il finit par me prendre la main en retour. Je soupire et m'apprête à lui souhaiter une bonne soirée, quand soudain, il me ramène vers lui et me fait la bise.

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