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J'écoute attentivement le professeur d'éducation morale et civique tout en prenant soigneusement des notes. Malgré notre retard, je tente de faire bonne figure en étant encore plus assidue qu'à l'accoutumé. Malheureusement ce n'est pas le cas de mon voisin qui, lui, semble être retombé dans ses vieux travers de Physique. Je lui donne un coup de coude pour qu'il fasse moins de bruit et remets ma tresse en place.


Joshua se retourne vers moi, sourit narquoisement et reprend sa conversation là il l'avait laissé en parlant encore plus fort. Je soupire et tente d'écouter les explications à propos du respect des deux sociétés dans la vie quotidienne.


Pour la énième fois il nous répète qu'en principe les Cerveaux et les Physiques sont séparés, par conséquent, toute l'organisation de la planète est scindée en deux. Certaines villes ont des spécialités, comme une ville dédiée à l'ingénierie nautique à une centaine de kilomètres d'ici. Notre ville étant une des exceptions, une multitude d'expériences y sont pratiquées quotidiennement pour vérifier le taux de cohabitation acceptable entre nos deux sociétés. Ainsi certaines règles émises par les Grands dès la fin de la Reconstruction ont pu être réaffirmées au fil des rapports scientifiques.


Le principal exemple de ces dix dernières années a été l'interdiction de relation sentimentale entre deux membres de société différente. Ces couples sont voués à l'échec et leurs enfants ne peuvent pas ressentir de lien d'appartenance envers une des sociétés, les reléguant au rang peu glorieux de Non-Conformistes. J'ai tenté de faire des recherches sur toute cette génération d'enfants, mais c'est comme si leur existence avait été effacée des registres. J'ai été contrainte d'abandonner. A cause du manque d'informations et... à cause d'un autre événement...


Je suis sortie de mes souvenirs et du début de migraine par une question venue du fond de la salle : "est-il seulement possible d'éprouver de véritables sentiments pour une personne de l'autre société ?". Je me retourne et découvre avec stupeur que l'interrogatrice n'est autre que Stacey, la Superficielle ayant tenté de m'intimider devant les casiers. Autour d'elle, plusieurs personnes de sa bande lui font signe que sa question est tabou. Malgré cela, son regard montre sa détermination à obtenir la réponse.


Après quelques secondes d'hésitation, le professeur entame son explication en mettant en avant qu'une compréhension inter-sociétale complète est impossible et que par conséquent, ce que l'on pourrait juger comme des sentiments ne sont qu'en réalité de la curiosité. Cela explique que les relations à long terme entre un Cerveau et un Physique sont totalement impossibles.


Alors que j'analyse cette information en émettant plusieurs hypothèses silencieuses, j'entends un léger soupir s'échapper des lèvres de mon voisin. Je l'observe du coin de l'œil : la tête baissée, les yeux fermés, il semble complètement refermé sur lui-même. Ce contraste avec sa personnalité habituelle, combiné à son comportement de la veille dans le parc, me fait réaliser à quel point il m'est inconnu. Je reporte mon regard sur le professeur et mes yeux s'arrêtent sur le dos de 315. Lui aussi je ne le connais pas, mais il semble sincèrement s'inquiéter de mon intégration et de mon bien être au sein de cette nouvelle ville.


La fin du cours fini par arriver, je range mon classeur en vitesse dans ma sacoche car le self vient tout juste d'ouvrir et déjà de nombreux lycéens traversent les couloirs. A la porte, 478 et 315 m'attendent patiemment tout en discutant avec quelques membres du Cercle de l'Élite qui passaient prendre des nouvelles du professeur. Je les rejoins en inclinant la tête pour saluer mes aînés, ces derniers me saluent par une poignée de main. Je rougis mais j'arrive néanmoins pas à le cacher : ce n'est pas tous les jours que l'on a l'opportunité d'être reconnu par de tels génies ! Nous nous apprêtons à rejoindre les escaliers quand une personne me retient.


"652, je peux te parler un instant, me demande gentiment Joshua.

— Elle est occupée, l'interrompt 315 en le fusillant du regard.

— Je ne savais pas qu'elle avait un petit caniche comme garde du corps, réplique le Physique entre ses dents. J'en ai seulement pour une minute."


Sentant la tension monter entre les deux garçons, je décide de poser une main sur les bras du Cerveau en lui souriant, et d'accepter de suivre Joshua un peu à l'écart.


"Je ne sais pas comment tu peux supporter cette Tête à claque, siffle mon voisin.

— Il n'est pas méchant quand on le connaît, soupiré-je. Tu voulais me poser une question ?

— Oui..., commence-t-il en passant une main dans ses cheveux. Disons que la soirée d'hier était sympa, j'espère juste que tes parents n'étaient pas trop furieux...

— Non ne t'inquiète pas, j'ai juste eu le droit à un interrogatoire en règle, rié-je nerveusement en triturant ma tresse.

— Et je me demandais... enfin, Stacey fait une petite fête ce week-end, et si tu veux venir bah...

— Oui, pourquoi pas. En plus on aura notre compte-rendu pour le lundi ! Ça nous fera du contenu.

— Ouais, acquiesce-t-il en baissant la tête. Bon appétit alors.

— Merci, répondis-je légèrement perdue par son changement soudain de comportement. A toi aussi."


Je repars vers le groupe de Cerveaux, tout en m'interrogeant sur les raisons de cette réponse froide et distante. Où ai-je mal répondu ? Mais cette question se perd dans le fond de mon esprit quand 478 m'interroge sur la raison de mon mutisme. Je sens alors le regard perçant du blond sur moi. J'ai peur qu'il découvre que le Physique me préoccupe malgré ses mises en garde. J'arbore alors un sourire et les rassure en leur mentant sans ciller. Ils semblent se détendre et je soupire intérieurement.


Lors de l'après-midi, j'évite le regard de mon voisin de classe ainsi que ceux de tous les Superficiels. Je prie pour qu'ils n'interviennent plus, d'abord car j'ai assez de problèmes comme ça à cause de leur société, ensuite pour ma propre santé mentale. La journée arrive à son terme et après être rentrée par métro, avoir subi un nouvel interrogatoire de mes parents, je m'effondre sur mon lit. L'espace d'un instant, je ferme les yeux et fais le vide dans mon esprit. En image mentale je visualise un lac glacé par une belle journée d'hiver. J'inspire profondément et rouvre doucement les paupières.


Je me relève et m'installe à mon bureau pour réaliser tous les devoirs donnés par les enseignants aujourd'hui. La soirée se poursuit sans surprise, avec cette belle routine de Cerveau qui me convient parfaitement. Je finis par aller me coucher, sereine et prête à affronter le reste de la semaine.


Le lendemain, tout se passe à merveille. Je ne suis pas interrompue par des Superficiels, mes résultats sont en hausse et mon voisin semble vouloir continuer de m'ignorer. A la fin du dernier cours, j'ai l'impression qu'un poids a disparu de mes épaules et c'est donc avec le sourire aux lèvres que je me rends à une réunion du Cercle.


Il est presque vingt heures quand nous sortons de la salle en échangeant des poignées de main. Je m'attarde un peu pour converser avec le président, si bien que je fais partie des derniers à partir. Je passe les portes vitrées et sors dans la cour quand une main se pose sur mes cheveux. Je lève les yeux vers son propriétaire et découvre 315, le regard vers le ciel. Je me détourne sans enlever sa main et regarde dans la même direction que lui.


Le ciel est dégagé et on peut observer la Lune qui arrive pratiquement à sa phase pleine. Malheureusement, les lumières de la ville ne permettent pas de distinguer toutes les constellations. Dommage.


Nous restons là, quelques instants, dans un silence apaisant. Je l'entends inspirer profondément et j'attends calmement qu'il me dise ce qu'il semble garder dans son esprit depuis un moment. Finalement, sa main glisse le long de ma tresse et son contact disparaît, ne laissant qu'une désagréable impression d'éphémère.


"Je comprends pourquoi les enseignants fondent tant d'espoirs sur toi. Tu es une grande Cerveau et je suis fière de pouvoir te connaître", déclare-t-il en souriant.


Sans rien ajouter, il part en direction du portail. Je reste une seconde muette et, sans même m'en rendre compte, je me retourne et lui dit fort pour que ma voix traverse la cour :


"Dans ce cas, apprends à mieux me connaître !"


Il se retourne et un sourire encore plus grand est suspendu à son visage. C'est la première fois que je le vois sincèrement heureux. Cela me touche et je deviens curieuse de pouvoir explorer cette nouvelle facette de sa personnalité.


"Avec plaisir, me répond-il. Ça te dirait que l'on commence demain ?"


Je hoche la tête. Il me salue de la main et disparaît de ma vue. Alors que mon cerveau analyse cette conversation en échafaudant des hypothèses, ma partie Physique ne peut s'empêcher de fantasmer sur une possible relation amoureuse. Mais je ne suis vraiment pas certaine d'éprouver de tels sentiments, en suis-je seulement capable ? Une lutte interne semble vouloir s'engager entre ces deux parties de ma personnalité.


Je secoue la tête et me dirige vers la station de métro. En rentrant chez moi, je découvre que mes parents sont déjà couchés. Je soupire de soulagement, grignote un peu et file me coucher en silence. Malheureusement, je tarde à trouver le sommeil et quand, enfin, Morphée semble bien vouloir me prendre dans ses bras, mes rêves sont mouvementés. Je me réveille plusieurs fois au cours de la nuit, à bout de souffle. Des images de cauchemars tournant encore dans ma tête où il était question d'amour, de trahisons, de choix et toujours avec les mêmes deux protagonistes.


Quand enfin la sonnerie de mon réveil me libère de cette nuit, je lutte contre le sommeil. Je pars prendre une douche en espérant que le contact de l'eau ait un effet. Une fois habillée, je regarde mon visage dans le miroir et découvre des cernes violets sous mes yeux. Je soupire, fais ma tresse et tente d'étirer ma peau dans l'espoir de les atténuer. Le résultat n'est pas concluant. Je songe alors à toutes ces Physiques au lycée, toujours maquillées et par conséquent sans aucune trace de fatigue ou d'acné. Mais ça m'est impossible...


Je sors et file rejoindre mes parents pour le petit déjeuner. Je les retrouve tous les deux penchés sur leurs écrans, le nez dans les statistiques et les rapports. Ils me saluent à peine et je prends mon repas en silence tout en écoutant leur conversation. La raison de toute cette agitation n'est autre que la fête organisée par Stacey ayant lieu ce week-end. Moi qui pensais être tranquille, c'est loupé. J'ai hâte de me faire ridiculiser par les Superficiels et de me faire passer ensuite à la moulinette par mes parents.


Je finis par sortir, prendre mon métro et arriver sans encombre au lycée. Je retrouve 478 devant son casier et discuter avec elle me permet d'oublier tous mes autres soucis. D'autres Têtes se joignent à notre débat et c'est le sourire aux lèvres que j'entame cette matinée de cours de mercredi.


***


Ces quelques heures semblent être passées en un éclair quand la sonnerie retentit. Je range mes affaires et file en direction de mon casier bordeaux. Derrière moi, les autres Cerveaux me souhaitent une bonne après-midi et je leur rends leurs salutations tout en serrant des mains et rangeant mes affaires. Une véritable organisation ! J'arrive tout de même à fermer la petite porte à clef et je me retourne. Un regard par-dessus la balustrade et l'absence de bruit m'indiquent que les élèves sont partis ou discutent dans la cour au soleil.


Je passe ma sacoche sur mon épaule et me dirige vers les escaliers, quand des mains recouvrent mes yeux. Je sens le souffle de quelqu'un de plus grand que moi dans mon cou. Cette personne semble vouloir me faire deviner son identité. Je suis pétrifiée. J'ai peur de me tromper...


"Prête pour faire connaissance ?"


Je recouvre la vue. Mon cœur palpite. Je me retourne vers le blond et acquiesce en souriant. La joie sur son visage est contagieuse. C'est seulement la seconde fois que je le découvre si... humain, bien loin de sa froideur et son sérieux habituel.


"Où allons-nous ? l'interrogé-je.

— C'est une surprise, me répond-il mystérieusement en prenant ma sacoche. On y va ?"

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