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Je passe le seuil d'entrée partagée entre honte, joie et colère. Qu'ai-je bien pu faire pour mériter ça ? Pourquoi ai-je accepté la proposition de Joshua alors que j'étais foncièrement contre cette expérience inter-sociétale ?


Je soupire, referme la porte après moi et me dirige vers la cuisine pour prendre un verre. J'ai vraiment besoin de me remettre les idées en place. Mais en entrant dans la salle, je vois mes parents installés tranquillement devant leurs ordinateurs. Comme chaque jour. Cette vision me met hors de moi. Les poings serrés, je traverse la pièce à grandes enjambées et me plante devant eux.


"Bonsoir, ta journée s'est bien passée ? m'interroge mon père sans lever les yeux de son écran.

— Vous ne devinerez jamais ce qu'il s'est passé aujourd'hui, commencé-je sur un ton sarcastique, j'ai cru vous voir ruiner ma vie.

— N'exagérons rien, continue ma mère sans bouger son regard d'un iota. Nous ne faisons que mener une expérience comme une autre, que tu sois notre enfant n'y change rien et est même très positif pour nos recherches.

— Quoi ?! Je suis devenue un sujet expérimental à vos yeux ? m'exclamé-je les larmes au bord des yeux.

— Bien sûr, réplique mon père toujours sur ce même ton détaché. Nous allons pouvoir observer ton évolution en tant que Cerveau et en tant que Non-Conformiste."


A court de réplique cinglante et devant leur manque de considération, j'éteins leurs écrans et file dans ma chambre malgré leur colère. Perdre une infime partie de son travail n'est rien à côté de la douleur qu'ils m'infligent.


***


Je m'étire en levant les mains vers le plafond et je ferme mes classeurs. Après être montée dans ma chambre je me suis affairée sur mes devoirs pour oublier cette journée horrible. Je jette un regard à l'heure affichée sur ma montre et en conclus que mes parents sont déjà couchés. Tant mieux, je ne veux pas les croiser ce soir. Mais autre chose attire mon attention : une notification de message. J'allume l'application. L'expéditeur n'est pas enregistré dans mes contacts. Étonnant. Mais bien moins que le contenu :


Salut mon petit oiseau !


Je reste figée un instant. Puis je lui réponds :


Comment as-tu eu mon numéro ?


Je ne m'attendais pas à ce qu'il tente de m'appeler en guise de réponse. Je sens l'exaspération monter mais je décroche. Et bien sûr je maudis directement ma curiosité en entendant sa voix.


"Allo...

— Yo ! je ne m'attendais pas à ce que tu décroche. Peut-être est-ce grâce à mon charisme naturel.

— Que veux-tu ? répliqué-je sèchement en pensant fortement que son charisme peut aller se mettre là où je pense.

— Hé t'énerve pas, je voulais juste prendre de tes nouvelles.

— Et bien c'est bon alors, je ne suis pas morte. Sur ce, au revoir.

— Nan ! Attends ! s'exclame-t-il.

— Quoi encore ? Je ne suis pas d'humeur.

— Non vraiment ? ironise-t-il. Non raccroche pas, enchaîne-t-il suite à mon soupir. Tu peux sortir de chez toi ?

— Hum... fis-je en jetant un regard sur l'heure. Pour aller où ?

— Je suppose que c'est un oui ? Retrouve-moi au parc dans cinq minutes.

— Et si je ne viens pas ? répliqué-je lasse.

— Tu louperas la soirée de ta vie en ma compagnie...", me répond-il mystérieusement avant de raccrocher.


Je déteste les Physiques ! Mais je dois assumer jusqu'au bout même si c'est la pire soirée de ma vie. Je ne vais quand même pas lui montrer que je ne tiens pas ma parole ! Je n'en peux plus de cette journée qui n'en finit pas...


Je me lève de mon fauteuil et prends ma sacoche dans laquelle je mets ma carte de bus, mon porte-monnaie, ma gourde d'eau et une petite boîte de secours. Je sors de ma chambre discrètement en éteignant bien toutes les lumières, descends discrètement l'escalier, prends les clefs dans la boîte à l'entrée, sors et referme la porte le tout sans n'avoir réveillé personne. Petite danse de la victoire silencieuse.


Je me retourne et regarde ma rue de nuit. Je réalise alors que c'est la première fois que je sors seule à cette heure, que mes parents ne sont pas au courant, qu'ils désapprouveraient sûrement, que je me rends à un rendez-vous proposé par un presque inconnu, et que c'est un Physique. Oui j'ai toutes les raisons du monde d'appréhender... Alors pourquoi je réussi à me rendre jusqu'à l'entrée du parc ? Bonne question.


Mon rythme cardiaque est rapide, aussi bien à cause de la marche que du stress. Je tente malgré tout de me calmer mais les bruits venant du parc ne me rassurent pas du tout... Malgré l'heure tardive, le grand portail en fer est ouvert, ce que je trouve très étrange. Mais j'ai à peine le temps de trouver des hypothèses à ce fait, qu'une ombre surgit de derrière un arbre et semble s'approcher de moi. Forcément ce moment que choisissent les lampadaires pour s'éteindre (réduction de la consommation énergétique). La silhouette continue malgré tout sa route, je recule d'un pas, apeurée. Je ferme les yeux, une larme se met à couler le long de ma joue droite. Pourvu qu'il ne la voit pas dans l'obscurité, pourvu qu'il ne me voit pas trembler, pourvu qu'il ne veuille pas profiter de moi, pourvu qu'il ne veuille pas me tuer...


Alors que mon esprit s'emballe à imaginer les pires scénarios, une main vient essuyer doucement mon visage. Surprise, j'ouvre les yeux et lève lentement le regard. J'y découvre alors la fameuse veste en cuir. Je détourne le regard et repousse sa main, plus honteuse que jamais... Pourtant, il m'attrape par les épaules et rapproche son visage du mien. Je devais déjà être rouge mais là je suis sûrement pivoine.


"652 t'es sûre que ça va ? me demande-t-il sincèrement inquiet.

— Oui pas de problème, lui mentis-je en m'efforçant de sourire.

— Bon, si tu le dis, continue-t-il en s'éloignant d'un pas et en me prenant le poignet. On y va ?"


Je ne réponds pas mais il ne semble pas s'en soucier car il m'entraîne à sa suite sur l'allée principale du parc. Mon cerveau carbure en repassant les événements qui m'ont conduite ici. Je me rends compte qu'il n'a pas répondu à l'une de mes questions. Je m'apprête à la lui reposer mais il me devance en repoussant quelques branches d'un saule pleureur.


"Alors qu'en dis-tu ?" me sourit-il visiblement fier de son effet.


Au sein de cet arbre, un simple banc moderne en bois trône au pied du tronc, face au lac. A travers le feuillage, et grâce à la nuit complète s'étendant sur la ville, des milliers d'étoiles resplendissent et se reflètent sur l'étendue d'eau calme. De plus, en cette fin d'été, des dizaines de lucioles semblent avoir élu domicile dans ce petit cocon de verdure, nous entourant de leur douce lueur.


"C'est magnifique", soufflais-je.


Sur ses lèvres s'étendent alors ce sourire, le même que cet après-midi, lorsque j'ai accepté de participer à l'expérimentation avec lui. Un véritable sourire, sincère. Sans lâcher mon poignet, Joshua m'emmène vers le banc et s'y assoit. Je m'installe à mon tour, ne pouvant m'empêcher de lui sourire.


"Ça te plaît ? me demande-t-il.

— Tu rigoles j'espère ? Il y a encore cinq minutes j'ignorais l'existence de ce lieu.

— Alors je suis content d'être le premier à te le faire découvrir. Par contre, arrête de sourire comme ça, rit-il.

— Attends, c'est toi qui dit ça mais c'est la première fois que je ne vois pas ton petit air ironique. Alors laisse moi profiter, le taquiné-je.

— Okay, fais comme si je n'avais rien dit", dit-il en plaisantant avant de tourner son regard vers le lac.


C'est le moment que choisit mon ventre pour me faire comprendre que j'ai raté le dîner. Alors que le Superficiel à côté de moi se retenait de ne pas exploser de rire, je tente d'atténuer les sons qui s'échappent de mon pauvre corps affamé. Je lève néanmoins la tête pour lui faire comprendre que c'est loin d'être drôle et je le vois alors sortir de derrière le banc un sac de fast food.


"T'avais pas l'air en forme, et dans ces moments là il n'y a rien de mieux que de sortir se changer les idées et de manger un peu", m'explique-t-il le plus simplement du monde.


Il me tend un burger que j'accepte, reconnaissante. Je vais peut-être revoir mes conclusions à son sujet. Je dis bien "peut-être". Quand était-ce la dernière fois que j'ai mangé dans un fast-food ? Quand est-ce qu'une personne a été assez gentille pour m'offrir un repas dans un lieu pareil ? Quand est-ce qu'une personne s'est inquiétée pour moi ?


Je jette un regard vers cet étrange Physique. Comme disait Paul Eluard, un poète de l'ancien temps : "Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des rendez-vous". Peut-être qu'on ne s'est pas télescopés par hasard ce jour-là...


Je manque d'avaler de travers et pendant que Joshua me tapote le dos, je punis intérieurement mon côté non-conformiste. Je suis une Cerveau. Un point c'est tout.


***


On est restés longtemps sans rien dire, à juste contempler le lac et le ciel nocturne, jusqu'à ce qu'une luciole se pose le plus gentiment du monde sur le nez de mon voisin. Ça nous a fait sourire, puis rire quand il a tenté de la dégager de là en lui soufflant dessus. La pauvre petite bête ne semblait pas le moins du monde vouloir bouger, et Joshua s'est alors vu affublé d'un nez lumineux qui ne lui permettait plus d'être pris au sérieux. Je n'ai pas résisté et j'ai fini par déverrouiller l'application photo de ma montre pour capturer ce moment. Qui sait, peut-être que je pourrais la réutiliser plus tard...


Heureusement pour lui, la luciole a fini par prendre son envol. On a alors tout rangé dans le sac en papier et il est parti le jeter un peu plus loin. Pendant son absence, j'ai regardé la photo. Comment il a eu mon numéro d'ailleurs ? En quelques secondes, il est revenu et s'est assis à côté de moi. C'est le moment que je choisis pour lui poser à nouveau la question.


"C'est un secret mon petit oiseau, me réplique-t-il en souriant.

— Et quand aurais-je le droit de connaître votre grand secret ? rétorqué-je sarcastiquement.

— Un jour, peut-être", me répond-il mystérieusement en se rapprochant de mon visage.


Rah je déteste quand il fait ça. Je détourne le regard et vois l'heure sur sa montre. Oh non, il va falloir que je rentre si je ne veux pas me faire choper. Je le repousse doucement en lui expliquant que je dois rentrer rapidement. Je vois alors dans son regard quelque chose que je ne lui connaissais pas. Est-ce de la déception ? Bref, pas le temps. Je prends ma sacoche, la passe sur mon épaule et m'apprête à partir. Mais une main vient attraper mon bras.


"Attends, je vais te raccompagner", me déclare Joshua en me souriant.


J'accepte d'un hochement de tête et nous marchons côte à côte dans la rue jusqu'à mon pavillon où je m'arrête et me retourne pour lui faire face. A croire que ce sourire ne l'a pas quitté. Il me souhaite une bonne nuit, je lui souris à mon tour, traverse l'allée et passe la clef dans la serrure. Je me retourne une dernière fois. Il est toujours là, à me regarder, et je lui adresse un signe de la main. Finalement, je soupire, tourne la clef et me dis que cette journée n'était peut-être pas aussi horrible. Mais en ouvrant la porte, je me ravise aussitôt en voyant la lumière allumée dans le salon et mes parents qui m'attendent, furieux. C'est la pire journée de ma vie... Pourvu qu'elle se finisse un jour !

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