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Depuis combien de temps suis-je allongée sur ce lit défoncé ? L'odeur d'humidité et de poussière est toujours aussi forte, mais c'est à croire que même l'humain peut s'adapter à toute situation. Je soupire et ouvre les yeux sur le plafond de béton de la cave. Qui aurait cru qu'il y aurait une chambre dans un tel lieu ?
Mollement, je me retourne sur la droite et regarde le cadran de ma montre. Dix heures du matin seulement, signe que je dois attendre encore deux heures supplémentaires avant que ma mère ne frappe à la porte trois fois pour m'apporter le repas suivant. La même routine depuis une semaine...
Vaincue, je me rallonge sur le dos et ferme de nouveau les paupières pour tenter de revoir la chambre-jungle, de sentir son bois, de deviner la texture de ses feuilles. Mais la réalité est cruelle, mes souvenirs de ce paradis se perdent avec le temps. A la place, je ressasse inlassablement les réponses que je donne quotidiennement à mes parents.
Cette fois c'est à mon père qu'incombe cette tâche quotidienne. Armé de son petit calepin à spirales, et plus rarement de son ordinateur portable, il me pose sans relâche les mêmes questions, me demande sans cesse de relater les mêmes événements encore et encore. A chaque interrogatoire je ne dis que le stricte nécessaire, refusant catégoriquement de dévoiler des noms ou des informations pouvant porter préjudice à toutes ces personnes qui m'ont été d'un soutien sans borne. Je doute que mon entêtement dure beaucoup plus longtemps, la pression et le fait d'être enfermée dans ce sous-sol coupée du monde met mon moral et mon mental à rude épreuve. Il n'y a rien de pire que l'ennui quand l'on s'inquiète.
Mon nez se met à me chatouiller et, presque directement, j'éternue. Maudite cave ! Les poings serrés de frustration, je me relève pour m'asseoir sur la couverture rêche et repousse ma tresse dans coup sec. Je regarde autour de moi et tombe sur mon sac, en vrac sur le sol. Hormis quelques affaires, tous les objets qui auraient pu m'aider à communiquer d'une quelconque manière avec l'extérieur m'ont été retirés depuis bien longtemps. Aucun moyen de passer un message ni à Luka, ni à Joshua.
Doucement, je touche mes lèvres. Cette sensation virtuelle me manque. Sa chaleur et la confiance que je ressentais lorsque j'étais entourée de ses bras, ressemblent désormais à une idylle inaccessible. Un rêve qui s'évapore à chaque seconde passée dans cette pièce humide. Ma main retombe et une larme vient s'écraser sur son dos.
J'entend soudain des pas résonner au-dessus de moi. De la poussière se détache du plafond et tombe en petits tas. D'un geste j'essuie mon visage, renifle et me prépare à leur visite surprise. Rapidement, je les discerne dans l'escalier et la serrure électronique est déverrouillée.
"22 354, commence ma mère d'une voix suave. Il est l'heure.
— Des agents t'attendent dehors, poursuit mon père avec un air satisfait. Tu vas les suivre gentiment et monter dans la voiture.
— Mais et mes affaires ? interrogé-je pour gagner du temps. Il faut au moins que je prépare un sac.
— Une valise est déjà sur place, coupe le Cerveau en me prenant le poignet. Ne fais pas l'enfant, tu as déjà posé assez de problèmes."
Je déglutis difficilement et me laisse guider hors de ma prison humide. La lumière de cette fin de matinée m'éblouit quand j'entre dans le salon. Les couleurs ternes des meubles et des surfaces ne me semblent pas si éloignées de celles de la cave. Je cligne plusieurs fois des paupières avant de pouvoir distinguer avec précision les visages de mes geôliers en devenir. Je mémorise soigneusement chaque détail dans le vain espoir que cela me serve un jour...
Un homme se glisse derrière moi, attrape fermement mes poignets et m'oblige à sortir de la maison. Je ferme les yeux un instant, vaincue, et les rouvre sur une voiture noire qui me fait frissonner. La dernière fois que j'en ai vu une du même genre, c'était quelques années auparavant en revenant du centre de rééducation. Il ne me faut donc pas plus de temps pour réaliser quelle sera ma prochaine destination.
Le conducteur sort du véhicule. J'écarquille les yeux devant sa stature carrée et sa masse sombre imposante. Habillé dans un costume noir élégant, des lunettes de soleil minuscules posées sur son nez, seule sa cravate bordeaux ajoute une pointe de couleur sur cet homme effrayant. Je sens alors son regard se poser sur moi et instantanément, une douleur fait vriller ma tête. J'étouffe mon cri de douleur comme je le peux, des larmes se forment aux coins de mes yeux tandis que je les entend me hurler d'avancer.
Soudain, une main large vient se poser sur mon épaule. Ce contact me fait trembler. L'agent qui me criait dessus relâche lentement mes poignets, sa respiration désormais saccadée. Je lève mon regard et rencontre la cravate. La migraine se renforce à cette vue, et je sens au fond de moi une rage presque aussi forte que ma peur. J'ai envie d'attraper ce ridicule bout de tissu et de l'étrangler avec, mais je n'en fais rien. Entre les tambourinements de mon crâne et le nombre important d'agents en capacité de me maîtriser, il vaut mieux que je me tienne à carreau pour le moment...
Sans un mot, j'entre dans la voiture, m'assois sur la banquette arrière et attache ma ceinture. L'imposant conducteur reprend sa place derrière le volant, appuie sur le minuscule bouton de démarrage et fait vrombir le moteur. Il y a peu de personnes dans les rues, probablement car les habitants sont encore confinés à cause des Évolutionnistes. Je m'enfonce dans le siège, le regard désormais fixé sur cet effrayant agent du centre. Malgré la douleur, je tente de comprendre cet étrange sentiment de déjà vu.
Dès que je l'ai aperçu, mes migraines se sont déclenchées. Forcément, il est un élément important à prendre en compte. Je ferme les yeux pour me concentrer. Les premières fois c'était dû à mes préoccupations sur ma partie Physique, mes inquiétudes et ma jalousie envers cette société que je ne connaissais pas.
J'entends l'homme se tourner vers moi. Je rouvre mes paupières et le défi du regard. Un sourire forcé étire son visage et il presse furtivement un bouton. Aussitôt, je sens une piqûre dans ma nuque et mon esprit s'embrouille.
"Il est temps de passer à un interrogatoire, disons, plus sincère ma chère 22 354.
— C'était un sérum de vérité, déclaré-je sur la défensive.
— Tout à fait, ricane-t-il. Passons donc aux questions si tu le veux bien."
Il sait parfaitement que je n'ai pas le choix. Il commence par des interrogations simples permettant simplement de juger l'efficacité du produit chimique. Je m'entends dévoiler mes secrets et mon intimité contre mon gré. L'expérience est très désagréable...
Soudain, le sujet change et glisse sur le terrain du jeu Who I am. Je me mords la lèvre, décidée à ne rien dire, mais je ne peux rien contre le sérum de vérité.
"Quelle est ton identité en tant que joueuse et dans quelle guilde es-tu ?
— Althéa... de la guilde Rash.
— Intéressant, murmure-t-il. Quel est son niveau et son but ?
— Pour le niveau, je ne sais pas vraiment. Mais elle est en lien avec la Coalition qui est la première guilde du jeu et la plus avancée dans les épreuves de Vulcain. Le but est de passer les obstacles du créateur pour rencontrer l'actuel maître du jeu et connaître la vérité sur l'ancien monde..."
Je me sens mal de parler autant. Je veux protéger mes amis à tous prix, mais j'en suis incapable. Je n'ai pas peur pour ma vie, j'ai peur pour la leur...
"Le maître actuel du jeu, tu le connais ?"
Une larme s'échappe quand je pense à Joshua. Les mâchoires serrées, j'acquiesce lentement. Je suis tellement désolée.
"Quel est son nom ?"
Cette question a été posée très lentement, avec insistance. Je tente de cadenasser ma bouche alors que mon esprit s'éteint peu à peu. Son nom est sur le bout de ma langue, omniprésent dans mon esprit. Les poings contractés, je ferme un instant les paupières.
Il repose la même question, la colère et l'impatience commencent à poindre dans sa voix. J'inspire profondément. Mon esprit s'éclaircit temporairement et me permet de prendre la décision la plus difficile de ma vie. Si je veux le sauver, je n'ai pas d'autre choix.
Je rouvre les yeux, la tête baissée. J'ai lu cette technique une unique fois, je sais comment le faire, mais à aucun moment je n'aurais crû l'utiliser... Pardonne-moi, Joshua. Un jour peut-être, tu comprendras pourquoi je t'ai oublié.
Le regard perdu, je regarde l'homme devant moi tandis qu'il me pose de nouveau la même question. Je fronce les sourcils d'incompréhension.
"Je l'ai probablement déjà croisé. Il connaît beaucoup de joueurs et il paraît qu'il participe aussi, mais je ne connais pas son nom."
Il doute un instant de ma réponse, puis semble se souvenir que je suis sous l'emprise du sérum de vérité. Il se tourne vers le volant, repasse en mode manuel et reprend sa route vers le centre de rééducation. Je soupire, soulagée que l'interrogatoire cesse et observe le paysage à travers la vitre. J'ai la désagréable sensation que l'on tourne en rond dans la ville. Mes yeux se mettent à piquer, je baille à m'en décrocher la mâchoire, et sans même m'en rendre compte, je plonge dans un sommeil profond.
***
Je bats des cils et découvre la salle blanche dans laquelle je suis attachée. Des électrodes sur les tempes, je regarde sans comprendre le ballet des scientifiques s'affairant sur leurs écrans. Petit à petit, mes neurones se reconnectent et l'impression de déjà vu revient, vite suivie par la migraine. Des flashs traversent mon esprit.
Je réalise enfin, bien trop tard, que cette situation est bien trop similaire à une scène oubliée de mon enfance. Je comprends désormais l'absence d'information sur les Non-Conformistes, et je discerne même l'invisible réalité de notre monde : nos mémoires ont été remodelées.
Je tente de me débattre, de faire lâcher les liens qui me maintiennent prisonnière de ce siège. La porte s'ouvre et l'agent massif à la cravate rouge entre avec son sourire forcé. Il semble satisfait en voyant les écrans et ordonne presque instantanément que l'on exécute le programme. Les scientifiques en blouse blanche hochent la tête en cœur, les lumières s'allument tout autour de moi et mon esprit déraille.
***
Je regarde autour de moi. Ce décor immaculé m'est familier, tout comme le siège sur lequel je suis assise. En face, un homme aussi blond que moi, carré d'épaules mais avec son éternelle cravate bordeaux, me regarde avec son habituel sourire forcé. Heureuse de le voir, je souris à mon tour.
"Comment te sens-tu ? m'interroge-t-il.
— Parfaitement bien oncle Mars, déclaré-je en me redressant sur mon siège.
— Tu sais pourquoi je t'ai fait venir ici ?"
Un léger mal de tête pointe son nez mais je le chasse d'une simple pensée. Je sais parfaitement la raison de ma venue et je suis si fière que mon oncle ait pensé à moi pour accomplir cette mission !
"Bien sûr ! Je suppose que c'est en lien avec ma première infiltration dans le jeu Who I am ?
— Tout à fait, répond-il satisfait. Il va falloir que tu avances incognito dans les épreuves pour découvrir l'identité du maître du jeu.
— Compte sur moi !
— Bien, ma chère nièce... J'ai juste quelques photos à te montrer avant de te ramener dans l'internat du centre."
D'un classeur il sort plusieurs images et me les tend. Curieuse, je regarde les deux premières représentant visiblement un couple de Physiques totalement banal. Je lève un sourcil interrogateur vers mon oncle, mais ce dernier m'encourage à continuer. Je me reconcentre donc dessus.
"Qui sont-ils ?
— Vanessa et Peeter. Si tu ne les connais pas, ce n'est pas grave.
— Effectivement, leurs visages ne me disent rien du tout..."
Je passe plusieurs images et m'arrête sur la dernière photo. Étonnée, je fronce les sourcils devant cet unique visage familier.
"Que fait 315 ici ?
— Que sais-tu de lui ? me coupe-t-il.
— C'est mon camarade de classe et l'un des élèves Cerveaux les plus performants de notre lycée, énuméré-je calmement. Il est aussi membre du Cercle de l'Élite et la seule Tête dans le classement officiel des plus beaux garçons selon le magazine Physique de notre établissement.
— C'est parfait, 22 354. Dès la reprise des cours, tu reprendras ta mission."
Il se lève et je l'imite. En le suivant dans les couloirs, je rougis légèrement en repensant à l'honneur que j'ai de pouvoir servir l'humanité à ses côtés. Il me laisse devant la porte de ma chambre d'internat. Je le salue respectueusement, entre, et m'étale sur le sofa où je soupire d'aise. La journée a été longue, mais les prochaines semaines s'annoncent palpitantes ! Doucement je tourne mon visage vers le miroir accroché au mur et souris à mon reflet. Je place alors une main sur mon cœur et murmure avec émotion : "Longue vie aux hommes, éternité aux Grands !"
A suivre dans le tome 2...
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