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La tête dans les nuages, je descends tranquillement les escaliers pour prendre mon petit déjeuner. Luka, assis dans le canapé, la tablette entre les mains, sursaute quand je m'accoude sur le dossier à côté de sa tête. Il me souhaite le bonjour mais je remarque qu'il tente de cacher l'écran de ma vue. Étonnée, je penche légèrement mon visage et me précipite furtivement sur l'appareil.
Malheureusement pour moi, le Cerveau est un brin plus rapide et mes doigts se referment sur le vide. Je râle ce qui fait rire mon ami. Mais je ne me laisse pas abattre et fais une nouvelle tentative qui s'avère être victorieuse : d'un bond, j'enjambe l'accoudoir de cuir et attrape la tablette. Debout sur les cousins, je savoure ma toute puissance et regarde la dernière application ouverte. Il s'agit de la messagerie. Je l'ouvre et découvre un échange avec Joshua. Surprise, je remonte le file rapidement et parcours les phrases.
"Avec moi il ne cache jamais bien longtemps ses histoires de cœur, soupire le blond.
— Tant qu'il ne le crie pas sur tous les toits, soupiré-je avant de me souvenir de la soirée de la veille.
— Je crois que c'est trop tard, rit-il. Il paraît que les toits de Paris sont parfaits pour ce genre de pratique superficielle."
Honteuse, je lui tends la tablette. Luka se penche et me fixe avec un air malicieux avant d'ajouter :
"Ne t'inquiète pas, je te soutiens à fond. S'il ose faire un autre rituel Physique, comme la baignoire remplie de pétales de roses, je m'occuperai de lui."
A l'évocation de ce cliché, j'explose de rire à mon tour. Il est hors de question qu'il me fasse un coup pareil : c'est trop ridicule !
***
Il avait fallu attendre plusieurs heures avant que Peeter et Vanessa ne sortent de leur grasse matinée. Au début, cette habitude m'avait étonnée mais c'était désormais un détail insignifiant dans notre quotidien, et nous en avons profité pour prendre tranquillement notre petit déjeuner. La bonne humeur ne m'a pas quitté et d'un excès de bonne humeur je me suis jointe aux exercices matinaux de la mère.
Toutes deux devant l'écran de la télévision, nous tentons de suivre plus ou moins en rythme les mouvements des deux coachs sportifs. Dans leur tenue fluorescente, je m'étais toujours moquée de leurs mouvements absurdes et de leur musique beaucoup trop joyeuse pour faire de l'exercice physique. Désormais, je regrette mes préjugés en grinçant des dents et en suant à outrance sous les rires de deux hommes.
Après une série de petits sauts sur un pied tout en levant et descendant les bras, Vanessa visiblement bien moins fatiguée que moi, m'encourage à je cite : "donner le meilleure de moi-même". J'acquiesce le souffle court tout en me disant intérieurement que je suis peut-être en train de faire les derniers mouvements de ma vie. Et en plus il faut que ce soit pour une activité aussi idiote !
Finalement, la musique se stoppe et les deux présentateurs avec leur immense sourire scintillant nous souhaitent une bonne journée, et nous donne rendez-vous pour une nouvelle séance de torture le lendemain. Hors de question ! Je récupère l'usage de mes poumons et m'écrase dans le fauteuil. Mon corps me fait mal sûrement comme punition pour mon enthousiasme. Alors que je m'apprête à fermer les yeux pour profiter pleinement de ma pause bien méritée, Peeter me prend par les épaules, m'oblige à me relever, me donne un verre d'eau et me pousse vers l'escalier pour que j'aille prendre une douche. Incapable de répliquer, je monte lourdement les marches et me traine jusqu'à la salle de bain.
Lorsqu'enfin je sors de la pièce, sereine et détendue, j'entend la sonnerie de l'entrée retentir. Je m'arrête dans mon élan, réfléchissant au fait que personne n'est attendu. Le carillon retentit de nouveau, signe que le visiteur ne s'est pas trompé d'adresse. Mon cœur s'emballe tandis que je file dans ma chambre pour m'emparer de ma tablette. Pas une seule notification.
Au rez-de-chaussée, je perçois le bruit de la porte d'entrée qui s'ouvre. Au même instant, ma montre posée depuis la veille sur la commande se met à vibrer avec force. Je n'ai pas besoin d'y toucher pour savoir qu'elle émet de l'électricité. Je frissonne légèrement en me souvenant de la douleur dans mon poignet et je le prends par instinct dans ma main.
Des voix d'hommes retentissent en bas. Rapidement, j'attrape mon sac et y plonge mes affaires personnelles puis la montre en faisant attention de ne la déplacer qu'avec des objets non conducteurs. Je recule ensuite vers un coin de la pièce, les larmes au bord des yeux, ma tresse entre mes mains. Ils viennent pour moi. J'en suis certaine. Mon dos rencontre le mur et je me laisse glisser contre sa surface.
Je ne devrais pas être ici. Pas dans le quartier d'or avec des Physiques. Recroquevillée sur moi-même, le front sur mes genoux et mes bras noués autour de ces derniers, les émotions me submergent. Que dois-je faire ? Que va-t-il m'arriver ? Vais-je être responsable de la condamnation de cette famille ?
Je tremble de terreur quand des pas tonitruants commencent à monter l'escalier. La voix effrayée de Luka tente de les arrêter. Comment peut-il me défendre alors qu'il pourrait être sauf en me dénonçant ? Je renifle bruyamment et lève doucement le visage. Mes yeux rencontrent leur reflet dans le miroir mural et j'y découvre une petite fille frêle, rouge après avoir pleuré, et surtout insignifiante.
Je referme les paupières tandis que les pas se rapprochent du palier. J'inspire profondément, me relève en chancelant, met mon sac sur mon épaule et m'arrête un instant devant la porte. Je ne peux pas les laisser se sacrifier après tout ce qu'ils font pour moi. Grâce à eux je sais ce qu'est une vraie famille, j'ai découvert qui je suis et ce que je veux devenir. J'essuis les derniers résidus de larmes et sors de la chambre déterminée à prendre la bonne décision.
En me voyant, les yeux de Luka s'arrondissent d'effroi. Les deux policiers juste devant lui affichent un sourire satisfait et commencent à vouloir s'emparer chacun d'un de mes bras. D'un geste sec je me dégage de leurs serres, relève le menton comme une Superficielle et descends les escaliers de mon propre chef. Arrivée à sa hauteur, 315 attrape ma manche et me souffle un "non". J'esquisse un petit sourire pour le rassurer et pose ma main sur la sienne. C'était inévitable, nous le savions tous parfaitement dès l'instant où j'ai passé le seuil de cette maison. J'aurais aimé lui dire tout cela, mais aucun mot ne pouvait passer mes lèvres.
A la place, je retire doucement son emprise et baisse les yeux, résignée. Son bras retombe lourdement le long de son corps tandis que je reprends ma descente sous les échanges satisfaits de nos assaillants. Une fois la dernière marche passée, je dévisage l'assemblée rassemblée dans l'entrée. En dehors de Peeter et Vanessa tentant vainement de me protéger comme si j'étais leur propre fille, une dizaine de policiers en uniforme noir souriant comme si j'étais la prise du siècle, je remarque la présence de 478. La Tête qui se targuait d'être mon amie, se tortille désormais mal à l'aise derrière la troupe des représentants de l'ordre et évite soigneusement mon regard.
L'un des hommes s'avance vers elle en me pointant du doigt. D'un ton autoritaire, il lui demande si je suis bien leur cible. La petite brune aux cheveux courts sursaute violemment, parvient lentement à suivre la direction indiquée et répond affirmativement avec une voix peu assurée.
Je ne me laisse pas démonter par sa déclaration, à la limite de ricaner fasse à son attitude, et laisse un des policiers s'approcher de moi. Je lève les yeux vers lui. Il est un peu plus âgé que nous et semble perturbé par cette arrestation. Je penche légèrement ma tête sur le côté au moment où il retire mon sac en douceur et le confie à son collègue. Il se glisse ensuite derrière moi, sort des menottes et les glisse à mes poignets. Soudain, il me glisse un "désolé" à l'oreille.
Surprise, je me tourne vers lui mais il esquive parfaitement mon regard. Je suis ses mouvements jusqu'à ce qu'il sorte de la maison. En un instant, je perds toute confiance en moi. Je me décompose, la peur l'emporte sur tout le reste. Je frissonne, recule précipitamment de plusieurs pas tout en réfrénant cette envie grandissante de céder à la panique et d'hurler pour les faire fuir. Dans l'encadrement de la porte, un sourire sarcastique planté sur leur visage, deux monstres ont fait leur apparition. Mes parents me regardent avec un air satisfait, les yeux brillant à la simple idée de m'extorquer la moindre minute de bonheur passée dans ce foyer.
Quelqu'un m'agrippe les épaules et m'oblige violemment à avancer vers la sortie. Je tente de le faire ralentir, mais avec les mains dans le dos c'est mission impossible. Je suis prisonnière de ses mains, de ce monde, de ma propre famille. Je jette un dernier regard piteux vers Luka et ses parents, puis me laisse guider jusque dans la voiture.
Je m'assois sans un mot sur la banquette arrière, droite, le regard perdu dans la contemplation de la rue. Quelques instants après, mes géniteurs me rejoignent, s'assoient juste en face tandis qu'un policier programme notre destination. Le moteur vrombit, on nous souhaite un bon retour, et le véhicule automatique se met en route. Je vois ces bâtisses auxquelles je commençais à m'habituer, défiler et disparaître peut-être à jamais de ma vue.
"Nous commencerons l'interrogatoire une fois les dispositions prises, déclare ma mère sans cacher la joie qui l'habite. Pour commencer, ton nouvel identifiant sera le numéro 22 354.
— Je n'ai pas le choix je suppose, répliqué-je en contenant ma colère.
— Une question rhétorique ? interroge mon père en prenant note sur un petit calepin. Quoi qu'il en soit, cette expérience au sein d'un foyer Physique sera bénéfique pour nos recherches sur le comportement des Non-Conformistes."
Le silence se fait de nouveau. Les deux scientifiques sortent leur tablette et commencent sans aucun doute à établir des pronostics sur leur cobaye numéro 22 354. Ce nombre est anormalement élevé... Mon esprit carbure au maximum tandis que nous passons le barrage routier et entrons dans les quartiers mixtes. Ma génitrice a parlé de dispositions à prendre, mon géniteur n'a que l'étude des Non-Conformistes en tête.
Les mèches de ma tresse s'entremêlent autour de mes doigts alors que les pièces du puzzle s'assemblent. Le tableau qui se profile ne présage rien de bon. Toutes ces années de recherches sans même réussir à trouver la moindre trace des Non-Conformistes disparus, viennent enfin de porter leurs fruits. Dans peu de temps, je ferai partie de cette longue liste de victimes du système.
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