26
Un barman dépose nos commandes sur la table et repart sans rien dire vers ses collègues. Visiblement nous sommes les pires clients de la soirée, mais tant pis ! A peine le temps de finir ma phrase, que déjà les autres se sont emparés de leur verre et trinquent à grand cri notre victoire.
Le coude de Joshua me frôle. Je me tourne vers lui et découvre son visage fermé, absorbé dans des fenêtres de jeu. Curieuse, je pose mes mains sur son épaule et me penche pour observer.
"Il est un peu lourd le petit oiseau perché sur mon épaule.
— La prochaine fois tu demanderas à Chrysoprase, répliqué-je cyniquement. Que fais-tu avec toutes ces infos ?
— Quelqu'un a tenté de pirater les serveurs du jeu. Heureusement les pare-feux sont solides, il tourne son regard vers moi. Ils datent de l'ancien temps mais ils savaient coder à l'époque.
— C'est sûr qu'en tant que Superficiel...
— Je vous en prie madame la Tête, développez votre raisonnement, sourit-il les yeux de nouveau sur ses écrans.
— Ça va on vous dérange pas trop ?" s'exclame Charles, sa cinquième pinte vide à la main.
Je me replonge dans le fond de ma chaise et bois une gorgée pour cacher mon embarras. Le regard des autres est malicieux et je peine à cacher mon léger sourire. Soudain je sens une douleur fulgurante envelopper mon poignet. Je sers les dents et l'enserre contre moi. En une fraction de seconde, mes camarades se lèvent, m'interrogent et tentent de m'aider. Je lève le regard et remarque que 315 est lui aussi en difficulté.
Je lâche un cri aigu et ferme les yeux. Ma peau me brûle par intermittence, je commence à voir flou et des lignes pixellisées se forment dans mon champ de vision. Le mot déconnexion s'affiche et c'est le souffle court que je rouvre les yeux. Le corps endolori, je me tourne vers ma montre, la retire en toute hâte et la lance à l'autre bout de la chambre. Les lèvres serrées pour réprimer la douleur causée par les impulsions électriques du bracelet, je me lève en titubant et m'approche de la porte.
Des cris s'élèvent du rez-de-chaussée, d'abord faiblement, puis de plus en plus fort. Ma propre douleur commence juste à s'estomper et je m'élance vers les escaliers pour aider Peeter et Vanessa. Je les trouve dans le salon, roulés sur eux même, la main sur leur poignet. Je cours vers Vanessa tandis que 315 me rejoint, sa main elle aussi endolorie, et file aider son père.
Le souffle court, le visage noyé de larmes, la mère me supplie d'abréger ses souffrances. Je sais qu'elle ne m'écoute pas mais je tente tout de même de la rassurer, de la calmer et de la soutenir. Pendant ce temps, je retourne doucement sa main, touche ses doigts mais elle se dégage de mon étreinte. Je lui parle encore un peu, comme à un enfant apeuré. Elle hoche lentement la tête et je réussis finalement à lui retirer sa montre.
A l'autre bout de la pièce, le Cerveau réussit à en faire de même avec son père et un silence de soulagement s'installe. Je me laisse tomber dans un fauteuil, bascule ma tête en arrière et ferme les paupières en poussant un soupir. J'entends quelqu'un monter d'un pas lourd à l'étage et les deux autres personnes s'assoir à mes côtés dans le salon. Quelques instants plus tard, les pas reviennent, s'installent dans le canapé et leur propriétaire pose une boîte en métal sur la table basse.
Doucement je rouvre les yeux et regarde Vanessa panser les blessures de son mari, au détriment des siennes. Je me tourne vers Luka et remarque enfin que celui-ci m'observe. Les sourcils froncés, ses iris bleus à la fois froids et perdus, ses lèvres pincées ne me laissent pas de doutes sur ce qui accapare ses pensées. Je me mords l'intérieur de la joue d'appréhension.
Sans un mot, mon camarade se lève et allume la télévision. Il n'y a pas à chercher longtemps puisqu'il n'y a qu'une seule chaîne, et c'est donc la présentatrice habituelle qui récite platement les informations du jour.
"Encore aujourd'hui, de nombreuses manifestations ont eu lieu dans toutes les provinces, reprend-elle avant que ses yeux ne s'écarquillent soudainement. Nous apprenons à l'instant que la représentante communication des Grands s'apprête à prendre la parole. Selon les dernières informations, les serveurs d'un jeu illégal regroupant les partisans évolutionnistes auraient été piratés par les services secrets. Cela aurait permis d'immobiliser temporairement ces individus à travers le monde, ce qui explique les chiffres élevés du nombre d'arrestations."
Nerveuse, je joue avec ma tresse. Cette information confirme nos conjonctures muettes : le gouvernement est à l'origine du déclenchement de la fonction d'immobilisation de nos montres. Habituellement réservée à l'arrestation de brigands et présentée comme un moyen de dissuasion, cette fonction est seulement activable par les représentants de l'ordre public. Dans le canapé, les adultes s'agitent un peu plus, sans doute apeurés par d'éventuelles représailles. Pendant ce temps, le générique officiel des Grands apparaît à l'écran et laisse place à une femme d'une cinquantaine d'années, bien droite derrière son pupitre.
"Physiques, Cerveaux, je m'adresse au nom des sauveurs, des Grands de ce monde. Vous venez d'apprendre par l'intermédiaire du journal télévisé officiel les événements s'étant produits un peu plus tôt dans la journée. En effet, nos agents ont réussi à entrer dans un jeu intitulé Who I am où les dissidents à l'ordre établi se sont regroupés pour partager leurs idées, résume-t-elle avant d'arborer un léger sourire et d'ouvrir ses bras. Les Grands, dans leur infinie bonté, ont jugé que d'honnêtes Physiques et Cerveaux se trouvaient probablement parmi eux, obligés de prendre part à cette mascarade contre leur gré par ces terroristes. Prenez ceci comme une chance de vous repentir ! Aujourd'hui vous étiez immobiles, demain il vous sera possible de vivre parmi nous ! Longue vie aux hommes, éternité aux Grands !"
Je répète cette dernière phrase sans aucun entrain, comme nous l'apprenons tous dès notre plus jeune âge. La journaliste réapparaît à l'écran, s'extasie sur ce discours officiel et sur la tenue de la représentante, puis reprend le fil des actualités. J'occulte son ton monotone pour me focaliser sur mes pensées, mais Peeter se lève et déclare la sentence :
"Il est hors de question que vous retourniez là-bas."
Sa voix claque sèchement dans le silence pesant du salon. Je baisse le regard, honteuse et coupable; sans moi ils n'auraient jamais eu à subir de telles souffrances. Je me tais et laisse la famille discuter entre elle, ne me sentant pas légitime dans cette conversation.
Finalement, je vois 315 baisser la tête, résigné face à la réalité. Il accepte la décision de ses parents sans broncher, jette un œil à sa montre, se lève du canapé et part dans la cuisine pour mettre la table. Seul le bruit des couverts et des tiroirs trouble le silence. Ne sachant que faire de mes mains, je relâche ma tresse et le rejoins pour m'occuper de la cuisine.
***
Je fixe le plafond, l'esprit vide et fatigué. Pourtant, le sommeil ne parvient pas à m'emporter et je reste là, allongée sur mon lit. Je pousse un long soupir. Que dois-je faire maintenant ? Je me tourne vers la table de chevet et attrape ma tablette. L'écran éteint me renvoie mon reflet. J'appuie sur le bouton, glisse mon doigt sur la surface et tombe sur l'application restée en veille. Pendant un instant ma main est suspendue au-dessus de l'icône de suppression. J'hésite.
Si j'arrête le jeu, je perdrais mes liens avec la guilde, avec mon côté Physique. Ce serait renoncer au seul monde où je peux être moi-même. Ce serait renoncer à toutes ces expériences qui m'ont construites ces derniers mois. Il en est hors de question !
Je relance la session de jeu, place les électrodes sur mes tempes et plonge à nouveau dans le Paris de l'ancien temps. De nouveau je suis à la terrasse du bar mais les personnes autour de moi ne sont plus les mêmes. Je repousse ma tresse en me levant et file vers l'avenue la plus proche.
Au milieu des hautes bâtisses de pierres blanches alignées sans fin, j'ouvre une fenêtre de communication et tente de joindre Joshua. Je souris en repensant à ma naïveté face à ce joueur à capuche. Comment j'ai pu ne pas faire le rapprochement entre Jay et Joshua ? Je secoue doucement la tête et lis sa réponse où il m'annonce qu'il se reconnecte de suite. La pression qui pesait sur mes épaules disparaît en partie.
Je ferme la fenêtre de jeu et lève les yeux pour admirer le boulevard. Dans la lumière de cette fin de journée, les immeubles d'au moins six étages se teintent d'orange. Les joueurs se pressent sur les trottoirs, discutent et s'écrient avec insouciance au milieu des automobiles et de leurs klaxons. Je continue mon chemin au sein de cette foule, m'arrêtant parfois devant une vitrine pour admirer le design étonnant de certains vêtements.
Après quelques minutes de flânerie, concentrée sur les détails d'une robe longue faite d'un tissu que je n'ai encore jamais vu, et qui selon l'écriteau serait de la soie, j'entends un "bouh !" au niveau de mon oreille gauche. Je me retiens de sursauter mais l'exaspération doit se lire sur mon visage quand je me tourne vers le brun. Ce dernier éclate de rire et tente de chanter une chanson faisant quelque chose comme "Elle a les yeux révolver, elle a le regard qui tue"... Première fois que je l'entends.
Je n'arrive pas à lui en vouloir pour si peu et je soupire de nouveau tandis que mon ami pleure sous l'émotion. C'est la première fois que je le vois aussi heureux, et ce bonheur de l'instant présent est contagieux. Il finit par se calmer et plante son regard dans le mien. Je me noie silencieusement dans ses iris bruns virtuels, regrettant quelque part ses verts habituels.
Je reprends conscience, écarquille les yeux et les détourne aussitôt. Où ai-je la tête ? Ce n'est vraiment pas le lieu ni le moment pour ça...
"Je suppose que tu ne m'as pas fait venir juste pour m'admirer ?
— Ça aurait été le pire des spectacles, répondis-je avec un air pince-sans-rire. Je t'ai appelé pour deux raisons.
— Je t'écoute, m'incite-il alors que nous entrons dans un parc en face de la Tour Eiffel.
— Tout d'abord, Luka ne reviendra pas de sitôt sur le jeu, commencé-je en m'asseyant sur la pelouse. Peeter et Vanessa sont de cet avis aussi.
— On perd des alliés précieux au pire moment, déclare le corbeau en s'installant à mes côtés. L'annonce des Grands a été suivie d'une immense vague de clôture de comptes, ce qui met mes parents sur les nerfs..."
Ses lèvres sont pincées et le ton de sa voix laisse entendre une conséquence. Je ferme un instant les paupières.
"Je t'ai appelé au bon moment ?
— Tu es ma sauveuse, murmure-t-il. Et donc, quelle est ta seconde nouvelle ?
— Rien d'extraordinaire, continué-je en levant le regard vers la tour de fer. Ce monde est un jeu et bien qu'il ne soit que virtuel, j'y ai passé les plus belles heures de ma vie. Je connais enfin ce monde du passé que nous cachent les Grands, les épreuves de Vulcains vont probablement m'apprendre ce qu'était cette guerre et répondre à la plupart de mes questions."
Je me tourne vers mon camarade et lui souris avec reconnaissance.
"Je ne compte pas t'abandonner. Non, en fait c'est impensable pour moi. Tu m'as ouvert les yeux, tu m'as fait découvrir qui je suis et j'ai enfin découvert ce qu'est le sens du mot sentiment.
— Merci à toi Althéa, souffle-t-il en retour embarrassé par tant de compliments. J'ai bien fait de te prendre comme coéquipière de l'expérience inter-sociétale !"
Il me pousse doucement le bras et je le bouscule un peu plus fort en retour. En l'espace d'un instant, sans comprendre pourquoi ni comment, je me retrouve allongée dans l'herbe, le visage de Joshua à quelques centimètres du mien. Il me sourit malicieusement et recule doucement.
Je sens ma main se lever. Délicatement, je prends son menton entre mes doigts et tourne son visage vers moi. Il n'esquisse pas un geste pour m'en empêcher et pour ma part je reste indécise. Ses yeux bruns me fixent avec envie, mais aussi avec une lueur de frayeur. Il bat une fois des paupières et semble avoir pris sa décision. Lentement, je sens son corps prendre appuie sur le mien tandis que son visage s'approche de plus en plus. Il s'arrête un moment, son souffle caressant ma peau, et finalement pose avec douceur ses lèvres sur les miennes.
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