21
Je repose mon stylo-plume, prends des photos de ma dissertation et envoie mon dernier devoir de la semaine suivante à mon professeur. Juste à temps. Quelques coups frappés à la porte me sortent de la torpeur de la concentration. Je me lève, traverse ma chambre-jungle et ouvre à 315. Le Cerveau, curieux, regarde l'intérieur de la pièce à la recherche de quelque chose. Je lui souris, mystérieuse, et l'invite à entrer.
Je range mes classeurs correctement sur le coin du bureau, vérifie que la pile soit bien parallèle à la bordure du meuble en verre et me recule, poings sur les hanches, satisfaite du résultat. Derrière moi le blond a profité de ce moment d'inattention pour s'installer confortablement sur mon lit, trois coussins calés moelleusement sous sa nuque. Je m'approche du matelas, attrape le boîtier sur la table de chevet et m'assois en tailleur sous son regard bleu impatient.
"Prêt ?
— Et comment ! Je n'attends que ça depuis hier.
— Tu n'as qu'à placer les neurotransmetteurs sur tes tempes, je m'occupe de lancer le jeu et de charger la nouvelle partie.
— Simple comme bonjour, ajoute le blond enthousiaste. On a une heure avant que mes parents ne se doutent de quelque chose. Au cas où, je compte sur toi pour me couvrir.
— Tu peux, le rassuré-je. Tu n'as plus qu'à suivre les informations de Chryso et...
— Chryso ?
— Oui, Chrysoprase. C'est le petit oiseau vert symbole et guide de Who I am. Ensuite tu rejoins Jay qui t'attendra au pied de la Statue de la Liberté.
— La Statue de la Liberté ?
— Tu comprendras sur place, soupiré-je. Bon voyage et bonne chance !"
Je sélectionne une nouvelle partie, Luka place les électrodes sur les côtés de son front et des lunettes se déploient devant ses yeux. Il ferme les paupières et je me retrouve seule, ne faisant qu'observer son corps comme on surveille un enfant endormi. Par réflexe, je prends ma tresse dans ma main, détourne le regard vers une plante posée sur la commode et laisse mes pensées dériver.
Mes parents ne sont toujours pas rentrés, je n'ai pas eu de nouvelles de 478 et elle ne répond pas à mes appels. Je soupire. J'aurai aimé m'expliquer avec elle, lui demander les raisons d'une telle réaction, mais je suppose que rien n'est parfait dans ce monde... D'un autre côté, je me sens chanceuse, voir non méritante, d'être heureuse au sein de la famille de 315. Avec Vanessa et Peeter je découvre ce qu'est réellement l'amour d'une famille, ce qu'est la vie d'une famille. Je lève la main et chasse une larme qui vient de se créer sous le coup de l'émotion.
Le Cerveau bouge légèrement, preuve qu'il doit se déplacer dans le jeu. Je suis curieuse de savoir ce qu'il se passe là-bas, mais la tablette ne retransmet pas les images "in game". Dommage.
***
Le chronomètre sonne la fin du compte à rebours. Je récupère la tablette restée depuis une heure sur le drap, et envoie une notification de jeu à 315. Quelques instants plus tard, le blond ouvre les yeux tel la Belle au Bois Dormant sortant de son sommeil. Il retire les neurotransmetteurs et s'étire en baillant, ce qui me provoque un léger rire.
Je m'apprête à l'interroger sur son expérience, quand ma montre se met à sonner. Je soupire et glisse le curseur pour prendre l'appel de Joshua. D'un mouvement de main, j'agrandis l'hologramme de manière à ce qu'il soit à l'échelle une, donnant l'impression qu'il est réellement dans la chambre avec nous.
"Hey petit oiseau ! Re Luka, commence le brun tout sourire.
— Re mec, qu'est-ce qu'il y a ?
— Rien de spécial. Juste pour annoncer à 652 que tu as passé la première épreuve.
— Josh ! Je comptais lui annoncer moi-même, s'offusque le blond, la fierté émanant de sa voix.
— Vous avez vraiment réussi à retourner sur le continent, vous rendre sur Time Square et désactiver les projecteurs en moins d'une heure ?"
Les deux échangent un regard complice mais semblent refuser de m'en dire davantage. Au fond de moi, je sens la frustration de ne pas pouvoir satisfaire ma curiosité. Que me cachent-ils ?
"On n'aurait pas réussi sans l'aide de Jay, reprend le Cerveau. Il n'est pas le meilleur joueur de Who I am pour rien.
— Franchement, même en tant que maître du jeu, je dois le reconnaître", ajoute Joshua en simulant la modestie.
La voix de Vanessa provenant du rez-de-chaussée vient couper notre conversation. Nous souhaitons une bonne soirée au Non-Conformiste, je coupe la communication et nous sortons de la chambre.
Peeter et Vanessa sont déjà à table et nous attendent en conversant de sujets divers et variés. Des plats s'élève la douce odeur d'une viande en sauce, me mettant l'eau à la bouche. L'ambiance détendue des déjeuners en famille s'installe tandis que nous nous servons.
Alors que nous discutions d'un thème bien long sur le jeu vidéo, je remarque que 315 regarde du coin de l'œil ses parents, se penche légèrement vers moi et me dit un peu moins fort :
"Il faudrait acheter des électrodes cet après-midi. Ça nous permettra de nous connecter en même temps.
— Surtout qu'on a l'épreuve à Paris cette semaine", répliqué-je.
Nous nous concentrons sur nos assiettes. Visiblement, les deux adultes n'ont pas fait attention à notre échange. Je me détends, profite de chaque bouchée et laisse mes pensées vagabonder. L'échange de la matinée avec Joshua me revient en mémoire, je souris légèrement heureuse de cette nouvelle complicité. Est-ce que je parle trop vite en affirmant que nous formons un bon trio ? Il s'est passé tellement de choses en si peu de mois, qu'il m'est presque difficile de me souvenir de mon premier jour de cours.
Je finis mon plat, pose la fourchette en refusant poliment la ration supplémentaire de Vanessa. Qu'elle est têtue quand elle s'y met, une vraie Physique avec un caractère bien entier ! Je reporte mon attention sur la télévision, où le présentateur du journal semble parler dans le vide. Il annonce un reportage et des images de manifestations violentes, de dénonciations par des voisins et d'arrestations dans différentes villes apparaissent à l'écran. La voix off du journaliste annonce près de deux cents arrestations pour rébellion rien que dans la matinée, portant le total à environ trois cent milles en l'espace d'un mois. Bien sûr, la majorité sont relâchés très peu de temps après, mais les Grands redoutent un manque de puces GPS sous-cutanées et donc, à long terme, une augmentation du sentiment d'insécurité.
Je soupire. Est-ce que mes compagnons de la guilde Rash seraient capables d'une telle démonstration de violence pour leur liberté de penser ? Evidemment que oui, après tout, ils se battent au quotidien dans le jeu de Vulcain.
Soudain, une phrase me revient en mémoire. Hébétée, mon cerveau n'a pas le temps de traiter l'information et les mots s'échappent de ma bouche.
"En tant que maître du jeu..., murmuré-je.
— Qu'as-tu dis ? me demande Peeter étonné.
— C'est quoi cette histoire de maître du jeu ? interroge Vanessa en fronçant les sourcils.
— Rien de spécial, répond 315. Un nouveau moyen de se divertir pour les individus de notre tranche d'âge, pendant les longues journées de confinement."
Les deux Physiques se regardent, loin d'être dupes. Le père ramène ses mains devant lui, entremêle ses doigts, et nous regarde droit dans les yeux l'un après l'autre. Je déglutis, mal à l'aise, et me force à ne pas détourner le regard. Ce silence est presque plus dangereux que des paroles.
"Avez-vous joué à Who I am ?" questionne-t-il sur un ton grave.
Du coin de l'œil, je regarde Luka, inspire lentement et me lance dans un bref résumé de ma découverte de l'application à la partie de ce matin avec Joshua. Personne ne me coupe, le Cerveau évite de dévisager ses parents, et ces derniers hochent doucement la tête tout le long de mes explications. Quand je clos mon discours, le blond ose enfin tourner son regard vers ses géniteurs.
"Comment connaissez-vous l'existence de cette application ? Même les actualités n'en parlent pas, s'étonne-t-il.
— Je l'ai connu grâce, ou à cause, d'un de mes collègues, soupire le Physique en se tournant vers sa femme. Il m'a expliqué le but de ce jeu mais j'ai refusé d'y prendre part.
— C'était une idée totalement invraisemblable à cette époque, commente la mère. Nous n'avions aucune raison de risquer notre sécurité, notre place dans la société et suivre des actions à la limite du légal."
Un court silence s'installe, nous laissant le temps d'imaginer les scènes d'explications et les réflexions qui ont dû traverser les esprits des deux Physiques.
"315, reprend Vanessa, nous souhaitons vraiment que tu t'épanouisses, que tu choisisses ta propre identité et ta propre route. Mais comprend-nous, il est bien trop dangereux que tu joues et que tu t'impliques dans cette révolte.
— Non maman, je ne peux pas rester caché alors que j'ai l'occasion de servir l'humanité. Nous avons tous un rôle à jouer et je compte bien remplir le mien.
— C'est hors de question, contredit Peeter en posant les mains à plat sur la table. Tu laisses cette mentalité de Cerveau au placard et tu penses à ta vie en priorité. Je ne compte pas perdre mon fils unique dans une querelle qui n'a pas de sens !
— Et voilà ! Encore votre grande pensée Physique qui refait surface, s'enflamme Luka. Vaut-il mieux une vie longue mais qui n'a pas de sens, plutôt qu'une vie dangereuse mais intègre ? Mon choix est fait, à vous de faire le vôtre !"
A ces mots, le blond se lève de table, attrape son assiette, la range dans le lave-vaisselle et monte à l'étage. La tension plane dans la demeure et je me fais aussi petite que possible. Seuls les bruits des couverts s'entrechoquant viennent rythmer la fin du repas. Cette dispute me secoue encore et c'est avec difficulté que je termine mon plat, me lève à mon tour, débarrasse ma table et monte à mon tour.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top