20

La grille en fer du parc est étrangement ouverte. Toujours dans le silence absolu, nous marchons dans les allées sableuses. Les formes sombres des arbres se découpent dans la pollution lumineuse de la ville. Pour autant, le ciel nocturne rougis par les lampadaires ne nous permet pas de distinguer l'origine des différents cris qui surgissent à notre passage.


Après quelques minutes, nous finissons par longer les berges du lac jusqu'au saule pleureur. Debout derrière le banc, entouré de lucioles, les mains dans les poches et le regard perdu dans la contemplation de l'eau, Joshua semble nous attendre. Quand nous poussons les branches pour nous frayer un passage, le brun se retourne.


Son visage est fermé, il est extrêmement sérieux et cette facette de sa personnalité me fait peur. Je m'arrête, prête à rebrousser chemin au moindre danger. Pour la première fois de ma vie je regrette de désirer la vérité. La curiosité m'a poussé à voir cette personne d'une manière que je n'aime pas. Si j'avais été une Physique, Joshua serait resté le voisin de classe souriant et agréable, peut-être même, un ami.


"Pile à l'heure, commence le brun. Je suis étonné de te voir Luka.

— Arrête ton sarcasme, tu es loin d'être un exemple."


Les deux se défient du regard, les rancœurs de ces dernières années toujours aussi tenaces. Cette attitude ordinaire me rassure et me fait presque rire. Je soupire de soulagement et décide d'entrer directement dans le cœur du sujet.


"Joshua, pourquoi tu ne m'as jamais parlé de ton non-conformisme ? Tu savais parfaitement que j'étais la mieux placée pour en discuter, et ça nous aurait évité bien des quiproquos...

— 652, la vie n'est pas aussi simple pour tout le monde. Nous sommes tous conditionnés, à tel point que tu m'aurais sûrement dénoncé si je t'avais révélé cette vérité.

— Rien ne pouvait t'en donner la certitude ! Je suis peut-être une Cerveau mais je ne suis pas sans cœur !"


Je me suis emportée. Joshua, bouche-bée, semble douter un instant. La main de Luka se pose sur mon épaule, obligeant mon esprit à prendre du recul sur la situation et, obligeant mes sentiments de haine et de trahison à s'enterrer jusqu'à disparaître. Je murmure des excuses, désormais incapable de regarder le Physique dans les yeux.


"Moi aussi je dois me faire pardonner, soupire-t-il, par vous deux. J'aurais dû comprendre que tu refusais de reformer le trio pour nous protéger des conséquences. La loi des Grands est implacable pour l'amour sous toutes ses formes, et moi-même, je ne souhaite à personne l'enfer de leur pseudo centre de rééducation."


Le blond lui sourit, dans ce qui ressemble plus à une grimace, signe de son pardon. Le brun relâche un peu la pression qui l'écrasait jusque-là et se tourne vers moi, cherchant mon regard.


"652, j'ai bien peur que toutes les excuses du monde ne suffisent pas à rattraper toutes mes erreurs... Je peux te faire une proposition, poursuit-il face à mon mutisme. Je peux te donner toutes les vérités que je possède, t'expliquer le monde selon le point de vue Physique et, ensuite, tu décideras de me pardonner, ou de me faire disparaître de ton existence."


Sur cette dernière partie de phrase, il détourne le regard, déjà peiné à l'évocation de cette possibilité. Je réalise alors que malgré ses erreurs, il tient néanmoins à notre amitié. Je finis par accepter cette proposition, pour les connaissances. Aucun pardon ne s'obtient en quelques mots. Pour autant, chacun mérite une chance de se racheter, à lui de me prouver que j'ai bien fait de la lui accorder.


"Merci, soupire-t-il en fermant les yeux. Je suppose que vous avez énormément de questions, alors autant profiter de la soirée."


Joshua sort son téléphone de sa poche droite et appelle un livreur de pizza. En attendant que la commande arrive, nous nous asseyons tous les trois dans l'herbe et observons le ciel étoilé.


"Josh ?

— Ouais, répond l'intéressé.

— Tu sors avec Stacey ? interroge 315 le visage toujours levé.

— Oula non, même pas en rêve, rit-il. C'est une Superficielle tout ce qu'il y a de plus vrai. Par contre j'ai été étonné de sa question en cours d'éducation morale et civique.

— Moi non plus je ne comprends pas très bien ce qui l'intéresse dans les mariages mixtes. On sait tous parfaitement que c'est interdit."


Les deux garçons haussent les épaules. Malgré la complexité de l'exercice, je tente de me mettre à la place de la Physique. Je m'étonne alors de la prendre en pitié.


"A la soirée...

— Je peux encore faire un mea culpa si tu veux, petit oiseau.

— Nan, je ne parlais pas de ça. Quoiqu'un mea culpa m'aiderait peut-être à t'accorder mon pardon plus facilement... Bref, je pensais à Stacey.

— Elle t'avait sorti le grand numéro : j'obtiens ta confiance, tu me sers tes secrets sur un plateau d'argent et je les retourne contre toi en public pour te détruire.

— Le coup classique des Physiques, soupire 315.

— N'empêche, je crois qu'elle l'a fait par peur.

— Peur ? Stacey ? Tu es sûre de ne pas t'être trompée de personne ? s'étonne Joshua.

— Tu étais différent avec moi et, à cause de l'expérience, on a été obligé de passer pas mal de temps ensemble. Elle te connait par cœur depuis l'enfance, pas étonnant qu'elle s'inquiète de ces changements de comportement.

— Elle a dû croire que tu l'influençais, conclut le Cerveau. Et donc il devenait urgent de vous séparer, la fête était l'occasion parfaite.

— D'autant plus que tu découvrais tout juste nos codes, complète le Physique. Rah ! Superficielles ou Têtes, vous les filles êtes bien trop incompréhensibles !"


Nous rions de bon cœur. La sonnerie du téléphone retentit annonçant l'heure proche de remplir nos estomacs criant famine après autant de rebondissements.


"Je reviens, annonce le brun.

— Je t'accompagne, affirme le blond.

— Je vous attends ici. Ça vous laissera le temps de discuter entre garçons", terminé-je en souriant.


Les deux se regardent, acquiescent et disparaissent dans les allées sombres. Pendant ce temps, je reste assise, perdue à mon tour dans la contemplation du lac. Les lueurs pâles des étoiles et celles un peu plus chaudes des lucioles se reflètent sur sa surface. Finalement détendue après plusieurs semaines de pression, mon esprit vagabonde d'une idée positive à une autre. Les nuages de l'inquiétude me semblent désormais bien loin derrière moi.


Au bout de quelques minutes, des bruits de pas dans la végétation et les murmures de deux voix familières viennent me sortir de ma torpeur. Je me relève pour les accueillir, brosse mon pantalon bleu foncé et leur souris. D'après leur expression, les laisser discuter seuls a l'air d'avoir été une bonne idée. Nous nous rasseyons en discutant de tout et de rien, ouvrons les boîtes et commençons à manger les pizzas.


"Joshua, depuis quand suis-tu le mouvement des évolutionnistes ? interroge Luka l'air de rien.

— Je savais bien que je ne m'en sortirai pas si facilement, soupire l'interrogé. Commençons par le commencement. Tu te souviens avoir déjà vu mon père ?

— Heu... non, mais je ne vois pas le rapport.

— Tu vas vite comprendre. Je ne suis pas Non-Conformiste par hasard : mes parents forment un couple mixte. Ma mère est une Physique, donc pouvait m'accompagner en publique, mais mon père est un Cerveau, et devait se cacher.

— Incroyable ! m'exclamé-je.

— T'es pas une Cerveau pour rien, rit Joshua. Ouais, j'ai pas eu l'enfance la plus simple et ça a empiré avec l'obligation de se faire diagnostiquer. Mon père a falsifié mes papiers en piratant les systèmes administratifs, mais le résultat du test ne pouvait être modifié et j'ai fini en centre de rééducation.

— En rentrant, tu risquais de dénoncer même ta famille..., murmure Luka.

— J'ai failli le faire, plus d'une fois. Enfin, ce n'est pas l'important. Mes parents font partie des premiers Évolutionnistes et donc, moi aussi."


Un léger silence suit ces explications. Les pièces du puzzle s'emboîtent petit à petit dans ma tête, me permettant désormais de deviner vaguement ses motivations.


"D'ailleurs, il y a quelques jours, les Grands ont voulu prendre des mesures contre l'Évolution en séparant définitivement les deux sociétés. Des défilés pacifiques étaient organisés, mais nous n'avions pas prévu que des pro-Grands répliqueraient par les armes. Au final, c'est encore la population qui a perdu, et ces mystérieux dirigeants qui l'emportent...

— On y était, murmure Luka. J'ai vu un ami mourir sous mes yeux.

— Je suis sincèrement désolé. Personne ne devait être blessé...

— Ce ne sont pas des mots qui le ramèneront", réplique le blond en serrant les dents.


Je reste silencieuse, consciente que cette révolution avait été l'occasion idéale pour nous séparer. Comme dit cet ancien dicton : diviser pour mieux régner. Les Grands ont réussi leur coup, mais rien ne prédit qu'ils gagnent la partie.


"Joshua, que devient le lycée dans ce cas ? Quelle est l'utilité de cette ville ? De l'expérience inter-sociétale ?

— J'aimerais te mentir et t'affirmer que nous sommes une exception dans ce monde. Mais, malheureusement, la ville va être divisée : le quartier or pour les Physiques, le quartier argent pour les Cerveaux et les quartiers mixtes deviendront un no man's land. En tous cas, c'est le plan prévu dans les recherches de tes parents.

— Que viennent faire mes géniteurs ici ? m'étonné-je.

— Althéa, reprend 315 face au malaise de Joshua, tes parents étaient en charge de l'expérience. Il n'est pas difficile d'en déduire qu'ils sont pro-gouvernement et donc que leurs recherches vont dans le sens des Grands. Les conclusions sont simples : diviser les sociétés est la seule méthode valable pour maîtriser la population et protéger les générations futures."


Je reste muette, les yeux écarquillés, l'esprit vide. Je ne suis qu'impuissance. Toutes ces années de certitudes viennent de s'effondrer autour de moi, balayées par quelques mots rationnels de mes camarades. Pas un seul jour de ma vie je n'ai pensé que mes parents pouvaient aller contre moi. A quoi leur a servi de se servir de moi comme sujet d'expérience ? Pourquoi avoir étudié les effets de l'affection sur moi ? Pourquoi m'avoir obligé à venir étudier dans une ville mixte ? Finalement, avoir un enfant et l'étudier pour ensuite le jeter dans un coin était-il une expérience ?


Je réalise que malgré tous mes efforts pour leur ressembler, je ne reste que l'expérience numéro 22, devenue par la suite le nombre 652. Mon avenir est décidé par ma société, aucun choix ne m'appartient.

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