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"Comment s'est passée cette première journée ?", me demandent mes parents lorsque j'entre. Sur la table devant eux s'étendent des piles de relevés, de graphiques et de rapports. En passant prendre une pomme dans la cuisine, j'aperçois sur l'ordinateur de ma mère des photos de Physiques qu'elle devait analyser juste avant mon arrivée. "Rien à déclarer" répondis-je en évitant leurs regards et file dans ma chambre pour faire mes devoirs. Voilà au moins des habitudes qui ne changent pas !


Je referme la porte derrière moi et allume le poste de radio pour écouter les actualités et les débats entre différents experts. Je prends mon classeur de mathématiques et l'ouvre à l'intercalaire des exercices pour entamer tous les exercices de la page 652. Je réalise alors que c'est aussi mon matricule. J'écarquille les yeux de surprise et soupire.


Je ferme les paupières et tente de mettre de l'ordre dans mes pensées. Je suis épuisée par le changement, à bout de nerf suite à toutes ces heures d'exaspération. Une journée à côtoyer les Superficiels et je suis déjà éprouvée... J'ouvre les yeux et regarde à nouveau le numéro de la page. Pourquoi ? Pourquoi je porte un numéro et pas un prénom comme eux ? Pourquoi ont-ils le droit de porter ce qu'ils souhaitent et moi la tenue la plus simple possible ? Pourquoi je me pose toutes ces questions ?!


La migraine pointe son nez. Je me prends trop la tête c'est certain. Je finis par me lever et m'allonge sur mon lit pour tenter de garder les réflexions le plus loin possible de mon esprit, mais c'était peine perdue : on ne change pas sa nature d'un claquement de doigt. Et ce mal de tête insupportable ! Je referme mes yeux pour tenter de prendre cinq minutes de repos.


Quand je les rouvre, la migraine a disparu et je me sens bien plus apaisée. Je tourne la tête vers mon réveil et regarde l'heure. Je me lève précipitamment et me mets à mon bureau pour finir mes devoirs au plus vite : cela faisait déjà vingt minutes que je dormais et si je ne finis pas dans cinq minutes mes parents vont me faire passer l'interrogatoire.


Alors, les maths fait, l'anglais en cours. Je sens les minutes défiler. Pourvu que je finisse à temps ! Allez on passe à la physique. La formule pour calculer la relativité... Encore deux minutes trente. Je ferme mon classeur de physique-chimie et ouvre celui de mécanique. Encore une minute quarante. Je lis la consigne du premier exercice. Une minute. Je pose la pointe de mon stylo-plume et résous le premier problème de calcul de force. Quarante secondes. J'encadre les résultats et passe à l'exercice suivant. Mais quelle idée de mettre une consigne si difficile ? Trente secondes. Je pose mes formules sur ma feuille de brouillon puis je réponds au propre sur ma copie. Quinze secondes. Ma main semble flotter sur la feuille. Je lis l'intitulé du dernier exercice et me mets à réfléchir aux éléments importants. Cinq. J'ai trois liaisons pivot et deux rotules. Quatre. Si j'utilise cette formule. Trois. Alors en multipliant puis en divisant. Deux. Oui c'est forcément ça ! Un. J'inscris le résultat au bout de la ligne et pose mon stylo. Zéro.


"Tout va bien, chérie ? On passe à table."


Pile à temps... Je referme mon cahier et descends dans la cuisine pour me laver les mains avant le dîner. Mes parents sont déjà attablés et regardent encore leurs graphiques. C'est une habitude pour moi et je ne me souviens même plus de la dernière fois où nous avons mangé sans qu'aucune étude ne nous interrompe. Dans un silence pesant, seulement troublé par le bruit des couverts et des clics, nous avalons le contenu de nos assiettes. Je finis par sortir de table, et monte prendre une douche. C'était un moment court en famille, mais il m'est impossible d'y échapper au risque d'en subir les conséquences.


Je laisse l'eau chaude couler sur mon visage et emporter avec elle toute ma fatigue, mes doutes et l'odeur entêtante des parfums des Physiques. Comment peuvent-ils supporter cette odeur de moufette toute la journée ? Au bout d'une dizaine de minutes, je coupe le robinet et m'habille de mon pyjama gris. De ma main droite je me fais un chignon rapide et observe le résultat dans le petit miroir embué. La fille en face de moi pourrait être une Physique si elle ne portait pas cette tenue aussi terne.


Je soupire et relâche mes cheveux qui retombent sur mes épaules en mèches disparates. Je me brosse les dents et retourne dans ma chambre où je prends un livre et me laisse tomber sur la couette. J'enchaîne tranquillement les pages quand la LED bleu de ma montre se met à clignoter. Je me relève un peu et fais glisser le curseur sur la gauche. L'hologramme d'une ancienne camarade apparaît, j'écarte les mains pour la faire grossir, et la voilà presque assise avec moi sur la couette.


"Alors comment s'est passé ce premier jour ? Comment sont les Physiques ? Mieux ou pire que ce que l'on pensait ? Je veux tout savoir à leur sujet !

— Bien pire que ce que l'on pourrait imaginer..., répondis-je avec une moue de dépit. Ils sont bruyants, insolents, irrespectueux et tellement imbus d'eux-même !

— Ils n'ont vraiment aucune culture ? Aucune connaissance ? Rien ?

— Ils en ont mais que sur la manière de se rendre "beau" et "populaire". Ce ne sont pas des Superficiels pour rien...

— Je te plains ma pauvre. On est avec toi ! me dit-elle avec un sourire et en levant les pouces vers le ciel à la manière des Physiques. Ça reste tout de même une expérience unique pour les étudier. Essaie de le prendre comme une chance... Oui papa j'arrive ! Je te laisse mon petit frère va finir par épuiser mon père avec ses questions sur l'origine de la vie. A une prochaine fois !"


Je fais glisser le curseur sur la droite et l'hologramme disparaît me laissant seule assise sur mon lit. Une vision typique de Cerveau : profiter de chaque occasion pour étudier et s'approcher de la vérité. Je reprends mon livre et dix minutes plus tard je lis les dernières lignes, regarde l'heure et décide de me coucher. Je ferme les volets non sans regarder les étoiles, éteins la lumière et file sous mes draps. Seule dans l'obscurité, je fais face à mes pensées. La nuit risque d'être longue...


***


J'arrive au lycée avec seulement vingt petites minutes d'avance. J'ai failli ne pas me lever ce matin à cause des cauchemars de la veille. Je me dirige vers mon casier en traversant les différents bâtiments, dis bonjour à quelques Cerveaux en passant et ouvre la petite porte rouge. Une personne me tape sur l'épaule et je me retourne pour tomber sur 315.


"Pense à ton manuel d'histoire parce que ce n'est pas ce Joshua qui va le prendre, dit-il avec un air amer quand il prononce le nom de mon voisin de classe.

— D'a... D'accord j'y pense.

— A tout de suite alors, conclu-t-il en me faisant un signe de la main.

— Oui, à tout de suite..."


La cloche sonne et me sort de mes rêveries. Je ferme mon casier et file en cours. En entrant, je dis bonjour à mon professeur d'histoire et m'assois à ma place. Je sors mes affaires et me concentre sur ce qu'il y a d'écrit au tableau. Soudain, une voix proche de mon oreille me fait sursauter.


"Bonjour petit oiseau.

— Ne refais plus jamais ça ! J'ai failli t'en mettre une ! lui répliqué-je en chuchotant.

— Pardonne-moi, dit-il en se passant une main dans ses cheveux bruns, je ne voulais pas te faire peur.

— C'est raté."


Le silence s'installe entre nous. Je réalise alors la dureté de mes propos et c'est les lèvres pincées que je lui adresse de nouveau la parole :


"Pardonne-moi, j'ai été un peu sèche. Mais tes manières de Physique ont le don de m'énerver, soupiré-je.

— Ne t'inquiète pas, tu t'y feras, réplique-t-il avec son sourire narquois.

— Sincèrement, je ne pense pas. Je regrette d'être venue.

— Aïe ! Touché ! P'tain j'ai jamais entendu une Tête aussi cassante."


Je sais parfaitement que c'est une boutade, mais je réalise que mon comportement ne colle pas à mon image de Cerveau. Le stress m'envahit, mes doigts viennent naturellement entortiller les mèches de ma tresse et je détourne précipitamment mon regard.


"Hey, ça va ? Tu sembles confuse. Si tu veux je peux t'aider à t'intégrer et à mieux comprendre les Physiques.

— Joshua, 652, pouvez-vous répéter ce que votre camarade vient de dire, nous interrompt le professeur en désignant 315.

— Vous parliez des réformes sur les séparations entre Cerveaux et Physiques. 315 a prit la parole pour vous demander des précisions sur l'identité des Grands. Et vous lui avez répondu que cela était secret d'Etat.

— Je... Parfait Joshua mais je vous prierais de ne pas déranger vos camarades.

— Ouf, heureusement que tu écoutais.

— Non je n'ai pas suivi un seul mot du cours, réplique-t-il en riant. J'ai juste lu ce qu'il y a au tableau et j'ai fait fonctionner mon subconscient. C'est pas bien compliqué tu sais.

— C'est la première fois que je vois un Physique utiliser cette technique.

— Des fois les Cerveaux inventent des méthodes bien pratiques, répond-il en passant une main dans ses cheveux.

— Evidemment. D'ailleurs on ferait mieux de suivre le cours ou même la meilleure méthode du meilleur Cerveau ne te suffira pas.

— C'est vrai, sourit-il en regardant le tableau, mais au pire, je t'ai toi."


Ses derniers mots me laissent perplexe. Je me mets à calculer les probabilités pour chaque hypothèse. J'élimine les moins probables. Résultat : il compte juste sur moi pour récupérer les cours. Je passe le reste de l'heure à tenter de m'en persuader.


La sonnerie me délivre et je sors dans les premiers pour prendre l'air. J'ai l'impression d'étouffer ici et sentir le soleil sur mon visage pendant quelques instants me fait vraiment du bien. Pourquoi est-ce que je suis venue dans cette ville ?!


"652 ?"


Je me retourne et découvre 315.


"Oui ?

— Comment vas-tu ? me demande-t-il en se plaçant à côté de moi.

— Ça peut aller..., répondis-je en sentant le rouge me monter aux joues.

— Bien. Si tu as besoin d'aide, n'hésite pas, je serai là.

— Merci, tu ne peux pas savoir à quel point cette ville est différente. Et comment faites-vous pour vivre aussi facilement avec les Physiques ?

— Ah, ça, commence-t-il en souriant, c'est vraiment une question d'habitude. Je suis né dans cette ville alors depuis petit on nous a appris à faire abstraction de toutes leurs préoccupations futiles.

— Et tu n'as aucun... je veux dire... As-tu déjà eu une discussion avec un Physique ?

— Bien heureusement que non ! Et puis, avoir une... discussion avec un Physique... C'est juste impensable !

— Oui c'est vrai, ajouté-je en riant, où ai-je la tête ?

— Sûrement dans les nuages à chercher des résolutions aux problèmes du monde. 652, n'essaie pas trop de te rapprocher des Superficiels, tu pourrais le regretter... et je ne permettrai pas que ça t'arrive...

— Que veux-tu...

— Sur ce je te laisse : le cours commence dans trois minutes cinq secondes."


Il passe la porte en verre et entre à nouveau dans le hall. Au fond de moi, un vide se fait sentir. Je suis seule. Ce sentiment je le connaissais déjà, je l'ai toujours connu. Déjà, l'année précédente, j'étais la première de ma classe et pourtant j'étais seule, désespérément seule. Je n'y avais jamais vraiment fait attention, je me disais qu'ils étaient dépendants des autres et que cela ne leur permettait pas d'évoluer dans leurs réflexions. Mais aujourd'hui, je me fais assaillir par les doutes. Est-ce que je me trompe ?


Je reste perdue dans mes pensées quand une main se pose sur mon épaule et me sort de ma transe. Je me retourne sous l'effet de la surprise.


"Dépêche-toi, me dit Joshua en ouvrant la porte en verre du bâtiment, on va être en retard."


Moi ? en retard ? Je jette un regard sur ma montre digitale et je vois que la sonnerie a sonné depuis déjà cinq secondes ! C'est la première fois, d'habitude j'ai toujours plus de deux minutes d'avance ! 652 tu dois être malade ce n'est pas possible !


Joshua me prend par la main et m'entraîne en courant dans l'escalier puis dans le couloir menant au second bâtiment, monte les escaliers en spirale menant au troisième étage, contourne les massifs de plantes et s'arrête enfin devant la porte blanche de la salle qui est fermée. Le cours a déjà commencé !


Nous nous apercevons soudain de notre main encore l'une dans l'autre et nous nous lâchons précipitamment en regardant ailleurs. Je ressens une étrange sensation mais je tente de la cacher et de me calmer avant que mon Superficiel de voisin n'ouvre la porte. Nous entrons sous les regards inquisiteurs de la classe, nous excusons auprès du professeur de chimie et traversons l'allée centrale pour nous installer dans le fond. Ce faisant, je croise le regard de 315 et je baisse la tête honteuse. Je m'assois à côté de Joshua, sors mes affaires et commence à noter le cours. Par moments je sens ses yeux verts posés sur moi et je réprime un frisson... Je ne veux pas qu'il se trompe à mon sujet et me prenne pour son... amie. Heurk ! Je ne veux même pas y penser !


A la fin du cours, le professeur me retient pour discuter. J'ai peur qu'il ne m'interroge sur mon comportement qui est très loin de celui d'une Cerveau et c'est avec fébrilité que je m'approche de son bureau pendant que les autres sortent pour aller déjeuner. Je tente de trouver du soutien chez mes camarades mais même les Cerveaux me lancent des regards de reproches. Les seuls qui semblent me soutenir restent les mêmes : 315 et Joshua. Ce n'était pas pour me rassurer...


Quand tout le monde est enfin sorti, le professeur commence son petit monologue :


"652 tu es une élève brillante et cela se voit mais, en deux jours, mes collègues et moi-même nous demandons si tout va bien. Ton comportement est étrange et ton retard d'aujourd'hui me le confirme. Nous mettons cela sur le fait de la nouveauté et que tu es peut-être perdue avec ce nouveau paramètre que sont les Physiques, mais il va falloir que tu le prennes en compte rapidement, pour toi, et surtout pour la réputation de cette école. De plus je te suggère de te rapprocher des Cerveaux et de vite mettre tes distances avec ton voisin. Il serait dommage que nous perdions une future scientifique très prometteuse."


J'acquiesce et il me laisse sortir. Je ne me fais pas prier, je prends mon sac et file hors de la salle. Je tombe alors sur 315 qui m'attend pour déjeuner. Il ne pose pas de question mais vu notre discussion de la pause il n'en avait pas besoin. Nous déposons nos sacs tout en discutant de théories scientifiques. En tournant au coin d'un couloir, je vois du coin de l'œil Joshua avec le groupe de Physiques qui me regarde de loin, soulagé. Nous continuons notre chemin, et suivant les conseils de mon professeur, nous filons rejoindre les autres Cerveaux.


Cette fois, leur accueil est froid et je n'ai pas l'occasion d'intervenir dans leurs discussions. Je me sens encore plus exclue. Après un quart d'heure d'attente qui me parut beaucoup plus long, nous entrons enfin dans le self, montons dans la mezzanine et allons nous asseoir dans un coin. C'est alors qu'on me demande les raisons de mon retard. Cette question directe me surprend et je cherche mes mots.


"Heu... Je... Je vous avoue que cette mixité est très nouvelle pour moi et que j'ai encore du mal à croire que c'est possible. Je vous prie de me pardonner, j'étais perdue dans mes hypothèses, par conséquent je n'ai pas entendu la sonnerie et c'est Jo... ce Physique qui m'a prévenu.

— T'es totalement pardonnée, me répond 478, un fille brune aux cheveux courts, en me prenant par les épaules.

— Merci, soupiré-je de soulagement.

— C'est normal entre Têtes, ajoute 315 en me souriant."


Les autres me sourient aussi et je me sens à nouveau acceptée, mais pour combien de temps ? Bien que je sache que leur gentillesse n'est que de façade, je m'accroche à eux comme une moule à son rocher. Je suis une véritable Cerveau, je ne peux pas être exclue de mes semblables ou la quête de la vérité m'échappera.

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