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La ville étant bloquée, mes parents n'ont pas pu rentrer. Cela ne les gêna en aucun cas, au contraire, ils en ont profité pour prolonger leurs recherches au labo. Pour ma part, je suis restée chez 315, ou plutôt Luka. A l'origine, je souhaitais rentrer pour être seule, pour pouvoir réfléchir et faire le point sur les derniers événements. Mais Vanessa et Peeter ne l'entendaient pas de cette oreille et m'ont pratiquement forcée à rester chez eux. Quelque part, leur gentillesse et leur attention me permettent de continuer à sourire.


Assise en tailleur sur le lit au milieu de la forêt tropicale, la tablette sur les genoux, je tente de trouver des informations sur le jeu Who I am. Je suis tout d'abord tombée sur des sites officiels des Grands où l'application était référencée comme extrêmement dangereuse et, presque, terroriste. Cela avait encore plus éveillé ma curiosité et j'ai donc poussé mes recherches.


Après avoir contourné quelques pare-feu, j'ai découvert que le jeu servait à éveiller les consciences à l'Évolutionnisme, et remettait donc toute la dominance des Grands en question. Pas étonnant donc qu'il soit placé sur une liste rouge par les autorités.


Quelques sites plus loin, il était écrit que "quiconque sera surpris en flagrant délit d'utilisation de cette application, devra en répondre devant la loi". Cela supposait donc, dans une majorité des cas, un placement en centre de rééducation. Dans le pire des cas, une condamnation à mort. Un frisson parcourt mon dos. L'un comme l'autre sont mortels...


Je ferme la page et continue mes recherches. La plupart des sites ou blogs que j'ouvre répètent inlassablement les mêmes informations. Je soupire et poursuis ma descente vers les abysses d'internet.


Finalement, j'ouvre un énième blog pro évolution et commence à en lire le contenu. Visiblement, la personne à l'origine de ces lignes est un joueur de la meilleure guilde, la Coalition. J'y découvre les différentes épreuves de Vulcain, les leçons à en tirer mais aucun indice sur comment les surmonter. Je poursuis ma lecture et découvre enfin un détail intéressant : le maître du jeu, ou MJ, en plus d'être le descendant du créateur du jeu, est aussi à la tête des Évolutionnistes. Malheureusement, je ne trouve rien de plus, et finis donc par fermer cette page à son tour.


Je soupire et prends ma tresse dans ma main gauche. Perdue dans mes pensées, je me laisse tomber sur la couette et fixe le plafond. Je ne l'avouerai pas mais je regrette de ne pas avoir écouté Joshua, peut-être qu'il possède des informations importantes ? La tablette sur mon ventre monte et descend au même rythme que ma respiration. Lui envoyer un message n'est pas envisageable, pas après ce qu'il s'est passé dans les rues de New York...


On toque à ma porte. Je me rassois et autorise le visiteur à entrer. 315 se glisse dans l'embrasure et referme derrière lui avant de venir s'asseoir à mes côtés.


"Comment te sens-tu ?

— Je tiens le coup, et toi ? Après tout tu le connaissais personnellement, ajouté-je en détournant le regard.

— Ça faisait longtemps que je ne l'avais pas vu... C'était un camarade de collège.

— Un Non-Conformiste se faisant passer pour un Cerveau, je connais le scénario, dis-je en riant jaune.

— Oui, sauf que lui n'a pas réussi à s'intégrer. Un voisin l'a dénoncé et on a découvert par la même occasion que ses parents étaient en couple mixte. Mes camarades ignoraient le sort qui leur était réservé.

— Mais pas toi. Ton ami est passé par le centre de rééducation, ses parents... ont quitté ce monde."


Un silence respectueux s'installe. Dans nos yeux, les cauchemars de notre enfance reviennent nous hanter.


"Quelque part, j'ai été heureux de le revoir sain d'esprit, même pour quelques minutes, ajoute-t-il pour lui-même.

— Je peux te poser une question ?

— Bien sûr. Je t'écoute, déclare-t-il en sortant de ses songes.

— Pourquoi tu n'apprécies pas ton prénom ?"


Le blond passe une main dans ses cheveux déjà décoiffés.


"Luka était mon identité d'enfance. Mon moi d'avant. Quand on m'a diagnostiqué Cerveau, le plus difficile était de perdre tout ce que j'avais, tout ceux que j'aimais, murmure-t-il visiblement ému. Être appelé par un nombre me permettait de me détacher plus facilement de mes sentiments, de devenir une simple personne dans un système qui en compte déjà des milliards.

— Pour ma part, on m'a persuadé que j'étais une Cerveau. J'ai tout fait pour le devenir alors qu'intérieurement je connaissais la vérité. Tout était simple avant mon déménagement, aujourd'hui, plus rien ne me semble logique. Je ne suis plus un simple matricule qui étudie sagement pour la collectivité, je ne suis plus cet être insensible, une moitié de moi-même..."


Sans comprendre, une larme se met à couler le long de ma joue. Je la regarde s'écraser sur ma paume tandis que la main du Cerveau vient se poser doucement sur le sommet de ma tête. J'écarquille les yeux mais n'ose pas bouger. Je tente vainement de cacher ma gêne alors que nous restons ainsi, pendant ce qui me semble être des siècles. Finalement, il retire ses doigts de mes cheveux et se racle la gorge. Ma montre vibre alors à mon poignet.


Surprise, je regarde qui cherche à me joindre. Je jette un coup d'œil au jeune homme, lui montrant l'écran, et celui-ci acquiesce. Je glisse donc le curseur pour prendre l'appel et l'hologramme de 478 apparaît en tout petit, quelques centimètres au-dessus du cadran. Nous la saluons, mais elle semble tour à tour étonnée, dégoûtée, puis elle fronce ses sourcils châtains avant de répondre sèchement :


"Je te rappellerai une prochaine fois."


La communication est coupée nette. Je me tourne vers 315 et l'interroge du regard. Le blond lève les mains et les épaules en signe d'incompréhension. Je n'insiste pas, me disant que le temps réglera les choses. Ma montre vibre à nouveau. Je soupire de soulagement pensant que 478 me rappelle, mais à la place, je découvre le nom de mon voisin de classe. Je me mords la lèvre et raccroche.


"Qui était-ce ?

— Juste une erreur, répliqué-je un peu trop brusquement et en forçant un sourire.

— Mauvaise réponse. Fait voir."


J'hésite, emprisonnant le bracelet dans ma main droite. Sans me laisser le temps, il se glisse derrière moi, attrape ma main pour la plaquer dans mon dos et ainsi me maîtriser. Je tente de m'échapper mais peine perdue, soit je reste calme, soit je me casse le bras toute seule à cause de mon entêtement...


"Pourquoi Joshua ? Il n'y a aucune logique, déclare-t-il en me relâchant. L'expérience inter-sociétale est close, il n'y a donc aucune raison pour qu'il tente de te joindre..."


Suspicieux, le garçon se tourne vers moi. Je soupire. Quoique je fasse, il est dans la nature d'un Cerveau de vouloir obtenir la vérité. Je saisis la tablette et l'allume sous son regard étonné. Je lui montre l'application, lui explique toute l'histoire et lui énumère toutes les informations obtenues avant son arrivée.


***


"Joshua et Stacey étaient mes meilleurs amis à l'école primaire. On était toujours tous les trois, se rappelle le jeune homme avec nostalgie. Inséparables... jusqu'à mon diagnostique. Quand je les ai revus au lycée, ils ont tenté de me persuader de recréer notre trio, mais j'ai refusé.

— C'était trop dangereux, conclus-je.

— Il était hors de question de leur faire vivre l'horreur du centre de rééducation, précise-t-il en me fixant droit dans les yeux. Mais jamais je n'aurais cru que Joshua devienne un Évolutionniste. A aucun moment."


Nous restons là, un instant, muets, à regarder la tablette posée entre nous deux. Dans mon esprit, les rouages entraînent les hypothèses. A la recherche du moindre indice, je repasse tous mes souvenirs de ces derniers mois. Soudain, une idée s'échappe de mes lèvres, comme la petite flamme qui précède un feu d'artifice.


"Joshua est un hacker. Il a le sens du détail et n'a pas besoin d'écouter un professeur pour répondre aux questions, commencé-je à énumérer. Il sait que je suis Non-Conformiste et, parmi toutes les personnes possibles, il m'a choisi comme binôme expérimental. Même son attitude change quand nous ne sommes que tous les deux.

— D'après mes souvenirs, il n'avait pas encore été testé quand j'ai changé de société, annonce 315. Et surtout, cela prouverait que je l'ai effectivement croisé au centre de rééducation...

— Ça ne peut qu'être ça : Joshua est un Non-Conformiste."


Cette conclusion était pourtant évidente. Pour autant, était-elle réelle ? Sans attendre, j'attrape l'écran et envoie un message à l'intéressé. Presque instantanément, la réponse arrive. Positive. Nous nous regardons, sans savoir ce que nous devions en penser, et j'envoie un second message. Quelques secondes plus tard, le brun nous propose un rendez-vous sous le saule pour vingt-deux heures. J'approuve et laisse l'écran rebondir sur le matelas.


Luka regarde l'heure sur sa propre montre et nous annonce trois heures avant l'horaire convenu. L'impatience nous gagne progressivement, tout comme l'appréhension. La main du blond se pose à nouveau sur ma tête, je prends alors conscience de ma lèvre mordue et de la tresse qui tourne entre mes doigts. Je soupire et relâche mes épaules, puis, malicieuse, je regarde mon camarade.


"Je peux t'appeler Luka, lâché-je déjà certaine de sa réponse.

— Hors de question, me répond-il en souriant.

— S'il te plaît..." insisté-je comme une de ces enfants Physiques.


Il se passe un main dans les cheveux, reprend contenance et me réplique en plagiant mon air malicieux :


"Très bien, mais seulement si tu m'autorises à t'appeler Althéa et en privé.

— Ok Luka !"


Il soupire, ce qui renforce mon sourire. Sans comprendre pourquoi, je me sens heureuse et presque privilégiée. Est-ce le fait que le Cerveau accepte d'être un peu Non-Conformiste ? Est-ce parce que mon caprice a été autorisé ? Ou est-ce ces deux parties de moi qui cohabitent enfin et me permettent de m'affirmer en tant que personne à part entière ?


Pour une fois la réponse m'importe peu. Peeter nous appelle depuis le bas des escaliers pour nous annoncer le début du repas et c'est comme des enfants que nous nous rendons dans la salle à manger. Bien que les adultes nous lancent des regards étonnés, nous continuons notre discussion, insistant excessivement sur nos prénoms nouvellement acquis. Pourtant, l'ombre de l'horloge accrochée au mur nous rappelait l'échéance prochaine de ce moment d'insouciance.

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