18

ATTENTION : Ce chapitre contient un passage violent avec présence de sang. Si vous êtes sensible, des astérisques délimiteront ces quelques paragraphes. Bonne lecture !


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Je me réveille dans la forêt tropicale, enroulée dans la couette de mon lit à baldaquin. Je me tourne vers l'horloge posée sur la table de chevet à côté d'une fougère en pot. Il est sept heures moins cinq. Je m'assois, fais quelques exercices pour réveiller doucement mon corps endolori et me prépare avant de descendre dans la cuisine prendre mon petit déjeuné. Peeter et Vanessa sont déjà devant leur tasse de café, en grande conversation sur le contenu de leur journée, la mode de la semaine ou encore sur les actualités diffusées en direct sur le poste de télévision.


En me voyant entrer, ils m'adressent un immense sourire et me font la bise tout en me demandant si ma nuit a été reposante. Je baille légèrement en réponse et ajoute que je serais bien restée quelques minutes de plus dans le lit. Ils rient de bon cœur, je m'assois à mon tour et commence à me servir. Réalisant soudainement l'absence de 315, j'interroge ses parents.


"Il n'en a pas l'air, mais monsieur fait attention à sa santé", commente son père en esquissant un sourire entendu vers sa femme.


Alors que nous parlions du loup, le Cerveau fait son apparition dans un grand bâillement, suivi d'un salut de somnambule. Finalement nous prenons ce repas tous ensemble, nos conversations entrecoupées par la voix du présentateur télé.


Je me tourne vers l'écran, curieuse de découvrir ce qui semble agiter la chronique. 315 s'arrête lui aussi, demande la télécommande et augmente légèrement le son.


"Le mouvement des évolutionnistes prend de plus en plus d'ampleur. Suite à de nouvelles dégradations de biens publics, l'armée est demandée en renfort dans certaines villes. Reportage sur place avec nos correspondants."


Le journaliste laisse sa place à des images d'une ville Physique où des personnes s'inquiètent de la montée de ce mouvement révolutionnaire, initié par ce que nous nommons les "évolutionnistes". Visiblement, cette fois c'est un palais à l'effigie des Grands qui a été incendié dans la nuit. Parmi les personnes interrogées, l'insécurité est un sujet récurrent et l'intervention de l'armée, une bouffée d'air pour cette population. Sans étonnement, aucun témoignage ne vient contredire cette vision. Je soupire devant si peu d'objectivité.


La voix off du reporter reprend alors, montrant désormais des images issues d'une ville Cerveau. Là aussi, des symboles à l'effigie des Grands ont été dégradés. Mais pas seulement. D'un effet de caméra, on nous montre des messages tracés à la peinture sur les murs appelant à la haine, à l'éveil de l'esclavagisme des Têtes et à la libération de notre société.


"Les Grands rappellent à la population qu'elle n'a rien à craindre et que les contrevenants seront vite arrêtés et jugés selon la gravité de leurs actes. En attendant, veillez à vos fréquentations et n'hésitez pas à prévenir la police si vous remarquez tout manquement à la loi."


Le présentateur télé enchaîne alors sur une autre actualité, nous laissant dans un silence absolu. Peeter est le premier à prendre la parole :


"On ne va pas se laisser abattre par quelques gamins qui incendient des voitures ! Allez, dépêchez-vous ou les cours vont commencer sans vous !"


Cette intervention nous permet de reprendre conscience du temps qui s'écoule, et nous nous précipitons à l'étage pour finir de nous préparer. Alors que je suis dans la salle de bain à tresser mes cheveux blonds, Vanessa toque à la porte pour me proposer son aide en maquillage. Je refuse d'abord poliment, expliquant que les Cerveaux n'en portent pas. Elle semble choquée de cette révélation, pensant sûrement que prendre soin de soi et vouloir être attirant est quelque chose de naturel pour tout être humain. Elle soupire mais ne lâche pas l'affaire, me proposant tout de même un maquillage le plus invisible et naturel possible.


A cet instant, son fils entre à son tour en riant. D'après lui, sa mère a toujours été comme ça, lui-même échappant de justesse à la session beauté chaque matin. Face à la moue désapprobatrice de Vanessa, nous éclatons de rire. Finalement, 315 me propose d'essayer, argumentant que si cela ne convient pas, il me restera environ cinq minutes pour tout enlever en vitesse.


Mon hôtesse m'entraîne dans sa chambre et me laisse m'installer sur un siège devant un grand miroir. Elle allume la lumière, sort diverses palettes, pinceaux et j'en passe, avant de me demander de fermer les yeux. Son visage est resplendissant et, souriant à mon tour, j'obéis. Entre le contact froid des crèmes, les chatouilles que me procurent les pinceaux et l'envie de pleurer quand elle applique le mascara sur mes cils, je sors de cette expérience avec une impression mitigée. Ce qui finit de me convaincre, c'est mon reflet dans la glace.


Rien de superflue ou de tape-à-l'œil comme les Superficielles, juste des couleurs proches de ma teinte naturelle. J'ai l'impression de voir une 652 plus réveillée, reposée, plus heureuse. Je lève la tête, observe mes profils. C'est étonnant de se sentir bien, de se trouver... belle. Je me lève, bien plus confiante et prête à affronter ma journée. Alors que je remercie Vanessa pour ses talents, je remarque 315 appuyé contre l'embrasure de la porte, les bras croisés, dans une position qui correspondrait bien plus à un Physique. Je m'approche de lui, souriante et lui demande son avis. Je le regarde droit dans les yeux, attendant son verdict. Le Cerveau me dévisage, légèrement dans ses pensées, puis détourne un peu le regard en acquiesçant.


"Ça te va très bien."


Je le remercie et file dans la chambre prendre ma sacoche, que je passe sur mon épaule gauche avant de redescendre enfiler mes chaussures. Je vérifie une dernière fois que je possède bien tous mes classeurs, cahiers et ma tablette, relève la tête vers le miroir de l'entrée et souris à mon reflet. Peeter nous ouvre la porte, nous sortons et entrons dans la voiture automatique. Le père nous rejoint après avoir déposé un baiser sur les lèvres rouges de Vanessa et nous partons en direction du lycée.


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Tandis que nous approchons de notre destination, des éclats de voix retentissent dans les rues grouillant de monde. Notre véhicule ralentit brusquement, nous projetant vers l'avant. Des coups de feu. Des cris. La panique s'empare des passants. 315 tente d'ouvrir la portière mais celle-ci est bloquée, nous piégeant à l'intérieur. De rage, le garçon frappe la vitre du poing sans aucun résultat.


A nouveau, un coup retentit, beaucoup plus proche cette fois. Je frissonne, les images du jeu encore fraîches dans mon esprit. Je jette un regard par le pare-brise, un visage se retrouve projeté contre, me faisant hurler de surprise et de peur. Sanguinolent, tuméfié, son oeil droit noir suite à de multiples attaques, le malheureux glisse le loin de la surface lisse et froide, laissant une longue ligne rouge.


Je recule le plus loin possible, rejoignant le père et le fils. Des personnes cagoulées s'approchent, l'une empoigne leur victime par le col et le plaque violemment sur le capot de la voiture. 315 esquisse un geste vers eux mais Peeter l'arrête aussitôt. Je regarde leur échange muet, devinant que l'homme aux prises avec ses bourreaux est connu par les deux.


"On ne peut plus rien pour lui, murmure l'adulte.

— Juste parce qu'il est Non-Conformiste, cela ne leur donne pas le droit de le torturer ainsi !" s'exclame le blond.


L'homme se tourne vers le pare-brise, sans doute attiré par les éclats de voix de mon camarade. Ses lèvres tremblent, il tente d'articuler un mot mais un poing vient s'écraser dans sa mâchoire. 315 se lève, prêt à rejoindre le mourant.


"Luka ! Reviens ici ! ordonne le Physique.

— C'est 315, gronde l'intéressé entre ses dents. Il est hors de question que je le laisse seul à un moment pareil."


Son père le lâche et il se réfugie à l'avant du véhicule. Il s'accroupit de manière à ce que seule la victime le voit. Spectatrice de la scène, je ne fais qu'observer comme si j'étais coupée d'eux par un écran... ou une vitre. De longues secondes s'écoulent au cours desquelles l'homme convulse, le liquide rouge s'écoulant de ses plaies et des commissures de ses lèvres. Une flaque se forme sur le capot et les gouttes glissent sûrement le long jusqu'à rencontrer le goudron aux pieds de ses agresseurs. Pour mettre fin à son agonie, l'une des personnes anonymes sort une arme de la poche arrière de son jean, et sans tarder, fait feu. Impossible de voir la balle, on devine seulement sa trajectoire grâce au trou dans la poitrine qui se remplit inexorablement de fluide vermeil.


Luka n'hésite pas un instant et pose sa main contre la vitre. Son ami tourne lentement le visage vers lui, déplie ses doigts et les laisse retomber contre la surface froide. Alors que des larmes se mettent à glisser le long des joues du Cerveau, le Non-Conformiste tente dans un ultime effort d'esquisser un sourire, pour le rassurer, le remercier, pour l'amitié, pour un dernier au revoir. Son souffle forme un mince rond de buée, mettant un point final à sa vie.


Alors que rugissent au loin les sirènes de police et de pompier, le corps est arraché et porté en triomphe, symbole posthume de l'oppression des Grands, de la dangerosité de la Non-Conformité et d'une révolution gagnant même les villes mixtes que l'on croyait épargnées jusqu'à présent.


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Dans le véhicule, le silence règne, seulement interrompu par les tressauts de 315, pleurant, la main toujours contre la surface froide de la vitre. Peeter, recroquevillé contre la portière, le visage baissé, semble lui aussi en proie au doute. Pour ma part, le visage couvert de larmes, je ne sais plus que penser, que faire, que dire. Je suis au bord de la crise de nerf.


Finalement, après une éternité, un pompier ouvre la portière et nous sommes pris en charge par l'équipe médicale. Évacuée jusqu'à l'hôpital le plus proche, j'ai le temps de rassembler mes esprits et de faire un point sur les évènements qui viennent de se dérouler. Est-ce ma partie Cerveau qui m'oblige à rester rationnelle même face à un meurtre ? Ou est-ce le fait de vivre pour la seconde fois cette situation en moins d'une semaine ?


Quelques heures plus tard, je ressors de l'hôpital accompagnée de Vanessa. D'après les médecins, et malgré leur étonnement, je ne semble pas avoir de séquelles physiques ou mentales. Ils m'ont alors demandé les coordonnées de mes parents, et à la place je leur ai donné celles de Vanessa. D'un côté, je ne souhaite pas que mes géniteurs soient informés de cet incident, et de l'autre, Vanessa se rapproche bien plus d'une mère pour moi. Je soupire et tente de changer de sujet de conversation tandis que nous rentrons chez eux.


Suite à l'incident, les établissements scolaires ont été fermés jusqu'à nouvel ordre, la population devant restée chez elle le plus possible. Personne ne pensait qu'une ville mixte serait touchée par le mouvement évolutionniste. Personne ne pensait que cela pouvait les toucher personnellement, ce n'était qu'une actualité parmi tant d'autres à la télévision, un sujet de conversation pour paraître poli quand vous croisiez un voisin. En aucun cas une réalité.


Pour moi, cela avait commencé dans un jeu. Un jeu du passé, plein d'énigmes et de remises en question. A-t-il une explication à apporter aux événements présents ? En était-il à l'origine ?

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