17
Seul Jules est connecté cet après-midi, les autres étant sûrement en train de vivre leur vie réelle. Le blond, souriant comme à son habitude, est assis dans le taxi à côté de moi et discute avec notre conducteur. Pour ma part, je reste silencieuse et regarde le paysage défiler par la fenêtre.
Après une heure et demie de trajet, le véhicule jaune nous dépose au pied des escaliers menant à une esplanade avec une fontaine, précédant un haut bâtiment à colonnades. Curieuse et ébahie face à une telle architecture, j'appuie sur le cercle vert comportant un logo de bâtiment situé en haut de mon écran. Je découvre alors que nous sommes dans la ville de Philadelphie, au pied de Rocky steps et que le bâtiment derrière abrite le musée d'art de la cité. Cette place est célèbre pour des passages du film Rocky datant des années 1970. Au-dessus, on me propose de voir un extrait du second film de 1979. J'appuie sur le bouton et la vidéo se lance.
Une homme en survêtement court le long de trains qui me paraissent très anciens et rustiques, au passage il salue des personnes qui l'encouragent en disant son nom. La musique se fait plus entraînante tandis qu'il traverse les rues animées par un marché matinal. Un groupe d'enfants se met à le suivre. Ils les entraînent, souriant, à travers jardins, places et ponts. Ce Rocky semble être l'idole de la ville. Je fredonne la mélodie, souriant moi aussi à la vue de ce cortège suivant sa course. Finalement, ils parviennent à l'escalier et montent les marches en courant jusqu'au sommet. Tout le monde entoure le boxeur, l'acclame, visiblement fier et heureux. La vidéo s'arrête et je me retrouve moi aussi au pied de ce grand perron.
"Une très belle scène n'est-ce pas ? m'interroge Jules lui aussi ému.
— Effectivement, on sent l'admiration que toute cette ville a pour lui. C'est inspirant.
— Ouais c'est Jay qui m'a dit de venir ici pour l'entraînement.
— Jay ? Qu'est-ce qu'il a à voir avec tout ça ?
— On ne te l'a pas dit ? Jay est le seul membre de la guilde à avoir passé les cinq premières épreuves de Vulcain."
Je reste un instant silencieuse, assimilant cette nouvelle information et toutes les possibilités que cela engendrait.
"Seul ? demandé-je.
— Nan. C'est un des premiers joueurs de Who I am et donc il appartenait à la toute première guilde de ce monde : la Coalition. C'était un des joueurs les mieux classés mais, du jour au lendemain, il a abandonné le haut niveau pour rejoindre la guilde Rash qui venait juste de se former."
J'acquiesce et reporte mon regard vers le sommet des marches.
"Quoi qu'il en soit, c'était un bon conseil. Ce lieu est magnifique.
— Avec la mémoire qu'il a, pas étonnant que ce soit un Cerveau, rit mon camarade. Comment fait-il pour se souvenir de tous ces lieux, de leurs quêtes, des gains que l'on peut obtenir ou encore de leur histoire ?"
Le soupir du blond me fait rire et, sans attendre plus longtemps, nous nous dirigeons vers la place. Un peu essoufflée, je me retourne pour admirer la ville. Derrière les arbres, les tours des buildings semblent narguer les nuages. Il y a peu de monde, sûrement à cause du décalage horaire du jeu. En effet, le soleil se lève à peine, projetant ses rayons rosés sur les surfaces alentours. J'inspire profondément, profitant de cette atmosphère reposante, avant de me concentrer sur la tâche du jour : réussir le maximum de petites quêtes pour amasser de l'argent et des objets.
***
Vers dix-sept heures trente, après avoir parcouru le musée et les jardins attenants en long, en large et en travers, nous nous posons à la terrasse d'un bar pour nous désaltérer. Je commande une limonade tandis que mon camarade demande un pastis. Je l'interroge du regard une fois le serveur parti, et celui-ci éclate de rire. Je soupire, sans toutefois réussir à garder totalement mon sérieux. Ce Jules est un vrai phénomène : gaffeur, comique pour une pièce, à fond dans tout ce qu'il fait et d'un optimisme contagieux.
Finalement, il se penche vers moi comme si, ce qu'il s'apprêtait à me révéler, était un secret d'état.
"Le pastis est un alcool du sud de la France parfumé à l'anis et à la réglisse. On le dilue dans l'eau pour le consommer, chuchote-t-il.
— Oh, fis-je légèrement déçue, et tu as découvert cette boisson comment ?
— Lors d'un voyage en France il y a quelques mois. Les PNJ français sont plutôt pas mal, par contre dans la capitale c'est une autre affaire, déclare-t-il dépité.
— Pourquoi ? C'est plus compliqué qu'ici ?
— Plus compliqué je ne pense pas, mais à Paris ils sont plus grognons qu'en province. Enfin, c'est un passage obligé ! Ah la ville des amoureux..."
Son air faussement romantique me fait rire. Le serveur revient alors avec nos boissons et j'en profite pour goûter. L'odeur d'anis est imposante mais je ne me laisse pas démonter par cette première impression et prends une petite gorgée. Sous le fou rire du blond, je tire la langue en grimaçant. Je vais rester avec ma limonade. Le goût met un certain temps à disparaître, ce qui perpétue l'hilarité de Jules. Je lui tire la langue et change de sujet.
"Tu es pratiquement connecté en permanence, alors je me demandais ce que tu faisais dans la vie réelle. Tu es testeur ou quelque chose du genre ?
— Pas vraiment, grimace-t-il.
— Si tu ne veux pas en parler, ce n'est pas grave, ajouté-je devant son embarras.
— Ça ne fait rien, Alt. Après tout c'est la vie et il faut faire avec. Dans la réalité, je suis sur un lit d'hôpital, branché de partout et incapable de communiquer. Hé, n'ai pas pitié de moi, je m'en fais une raison !
— N'empêche... Je me sens idiote à me plaindre pour quelques Physiques maintenant.
— T'inquiète blondinette, réplique-t-il en posant une main sur mon épaule et en me souriant chaleureusement, le monde réel peut aller se faire voir, moi j'ai celui-ci pour vivre ! En plus ça me permet de passer du temps avec des amis, que demander de plus ?"
Je ravale ma pitié et le prend dans mes bras tout en lui glissant un "merci". Il passe une main sur mon épaule et me répond par un "de rien". Je me rassois correctement sur ma chaise tandis que le blond bascule la tête en arrière pour regarder le ciel.
"Tout ça n'est peut-être que virtuel, mais au moins je sais ce qu'est la chaleur du soleil et l'amour d'une famille. Althéa, fais gaffe à toi, je vais devenir le grand frère surprotecteur que tu vas haïr, poursuit-il en souriant.
— S'il n'y a que ça, je devrais pouvoir survivre, sourié-je à mon tour."
***
De retour à New York, je souhaite une bonne soirée à Jules et jette un coup d'œil à l'heure. Dix-neuf heures trente. J'ai une demie heure avant l'arrivée de 315. Je torture ma tresse, me demandant ce que je peux faire pendant ce temps imparti. Je reçois alors un message. J'appuie sur le logo de Chryso qui clignote dans un coin en bas, et la fenêtre de dialogue s'ouvre.
Comment ai-je pu oublier ce détail ? Je réponds rapidement et file à travers les rues éclairées comme en plein milieu d'après-midi. Finalement, je parviens devant une impasse étroite et sans hésiter, me dirige vers le fond où un homme encapuchonné m'attend.
"J'ai cru que tu ne viendrais jamais, commence-t-il sur un ton ironique.
— Que me veux-tu, Joshua ? répliqué-je froidement.
— Juste que tu me fasses confiance. Je ne te veux pas de mal, je te le jure.
— Comment veux-tu que je te crois ? Tu n'as pas arrêté de me mentir, de me manipuler, de te moquer de moi !
— Althéa...
— 652 pour toi, le coupé-je brusquement.
— 652, je ne t'ai jamais menti quand nous n'étions que tous les deux. Au parc sous le saule, nos discussions dans les couloirs, au centre commercial, avant la soirée de Stacey... J'étais vraiment sincère à ces moments-là.
— Donc tu avoues m'avoir menti le reste du temps, complété-je tristement. A quoi ça t'a servi de m'installer ce jeu ? Et comment l'as-tu fait ?"
Je n'ai pas besoin de voir son visage pour deviner qu'il se mord la lèvre, hésitant et coupable.
"Je l'ai fait le jour où nous sommes allés faire du shopping ensemble, pendant que tu essayais les robes.
— Je t'avais confié mon sac, me rappelé-je.
— J'ai pris ta tablette alors que la vendeuse était occupée, et j'ai installé ce jeu.
— Mais pourquoi ? Ça n'a aucune logique !
— Who I am signifie "qui je suis" en anglais, une langue d'avant guerre. C'est le seul lieu où l'on peut être réellement nous-même, sans aucune séparation entre Cerveau et Physique. J'ai pensé que ce serait le meilleur endroit possible...
— Mais tu es totalement idiot ! Tu aurais au moins pu m'en parler avant !
— Ah oui ? A quel moment ? Tu ne m'adresses même plus la parole dans la vie réelle ! Et si tu y réfléchis, tu peux trouver dans ce jeu toutes les réponses à des questions que tu cherches tous les soirs depuis des années !
— Je te rappelle que tu m'as humiliée publiquement à cette soirée et que depuis, cette mégère de Stacey est suspendue à ton bras h24 ! Et d'ailleurs, comment sais-tu pour mes recherches ? Tu m'espionnes ?! répliqué-je en montant encore plus le ton.
— Je me suis déjà excusé et Stacey s'inquiète juste pour moi, rien de plus. Elle au moins c'est une amie ! Et oui j'ai piraté tes informations ! T'es contente ?!"
Il se tait alors, conscient d'avoir révélé quelque chose qu'il n'aurait pas dû. Horrifiée, je recule d'un pas.
"Attends 652..., tente-t-il en tendant une main vers moi. Je sais que tu es une Non-Conformiste mais avec le jeu tes migraines doivent se faire plus rares. Ce n'est pas grave d'être différent... 652 attends !"
Mais il est trop tard. Je m'élance en courant à travers les rues bondées de New York. Je parviens vite à semer Joshua dans la foule et à rejoindre un point de dévirtualisation. Je rouvre les yeux, allongée sur mon lit, le souffle court et des larmes sur les joues. Je parviens néanmoins à calmer ma panique, laissant la place à la rage. Je prends un coussin et le lance à travers la chambre. Ma colère est aussi bien tournée contre le Superficiel, que contre moi-même.
Je regarde ma valise, ouverte sur le sol. J'inspire afin de me calmer et y glisse les neurotransmetteurs ainsi que ma tablette avant de la fermer. A cet instant, la sonnerie de l'entrée retentit. Je sors de la pièce, vérifie une dernière fois de n'avoir rien oublié, passe rapidement devant le miroir pour vérifier que mes yeux ne sont pas trop rouges et ouvre la porte. 315 dans sa tenue de Physique, me sourit et me propose de porter ma valise. J'acquiesce en souriant à mon tour, ferme à clef et entre dans la voiture automatique. Le blond m'y rejoint et nous roulons à travers la ville en direction du quartier Physique.
Au barrage, le Cerveau montre sa carte dorée et nous passons sans problème. Notre véhicule se stationne devant le perron de sa demeure où Vanessa et Peeter nous attendent. Ils me saluent en me faisant la bise et le père aide son fils à porter mes affaires. Pendant ce temps, la mère m'entraîne jusque dans le salon où nous nous asseyons en riant.
Joshua peut faire ce qu'il veut maintenant, rien ne m'empêchera de passer une bonne semaine en compagnie d'un foyer si chaleureux.
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