10
Un tintement de cristal retentit dans le jardin, laissant place au silence le plus complet. Les visages se tournent vers Stacey, visiblement ravie d'attirer autant d'attention.
"Je souhaiterais porter un toast, commence-t-elle en levant son verre. A la naissance du premier couple mixte !"
Les invités reprennent en cœur tout en me fixant, moi et Joshua. Je sens la honte créer un poids dans mon estomac et je baisse le visage pour ne croiser aucun de ces regards moqueurs.
"Qu'est-ce que tu racontes Stacey ? Comment peux-tu croire que je puisse éprouver des... sentiments pour elle ? Ce n'est qu'une Tête !" s'exclame mon voisin de classe.
Alors c'est ce que je suis à ses yeux ? Juste une Cerveau ? Je sers les poings. Je ne comprends pas pourquoi les larmes me montent aux yeux. Je ne contrôle plus rien. Pourquoi m'a-t-il invité dans le parc ce soir-là ? Pourquoi a-t-il un comportement différent en ma compagnie ? Pourquoi m'a-t-il invitée au centre commercial ? Pourquoi m'a-t-il offert des bijoux ? Tous ces moments ne valent rien à ses yeux ? Était-ce seulement pour mieux me planter le couteau dans le dos ?
"Oh la pauvre ! Regardez, elle pleure la petite Cerveau ! T'as peut-être pas compris fillette : retourne jouer avec tes coloriages magiques."
Sous les rires de ses camarades, l'un des invités Physiques m'humilie totalement. D'un revers de main j'essuie mes larmes, lui lance mon regard le plus noir et m'enfuis en courant de cet Enfer. Derrière moi je crois entendre la voix de Joshua qui tente de me retenir, mais Stacey l'arrête en reprenant ses propres paroles.
"Ce n'est qu'une Tête."
Je passe le portail, remonte l'allée et m'éloigne le plus possible par la route. J'ai le souffle court, la gorge serrée, la vue brouillée par les larmes. Je cours aussi loin que mes jambes me portent, les jupons de mon encombrante robe turquoise écrasés dans mes mains. Je finis par ralentir à bout de souffle, et m'arrête en plein milieu d'une rue inconnue. Je suis seule, pas à ma place, humiliée... Que pourrait-il m'arriver de pire ?
Une main se pose sur mon épaule. Je ne réagis pas. La personne me contourne pour se placer devant moi. Elle me relève le visage et doucement elle essuie les traces laissées par mes pleurs. Je renifle doucement et cette dame blonde me prend dans ses bras comme le ferait une mère aimante. Je me laisse aller à son étreinte, retrouvant enfin une respiration normale et le calme dans mon esprit.
Nous finissons pour nous séparer. Toujours les mains sur les épaules, elle me sourit avec bienveillance. Je tente de le lui rendre mais mon expression doit être plus proche de la grimace. D'un geste, elle ramène une de mes mèches rebelles derrière mon oreille et se tourne vers la gauche. Je suis son regard et rencontre deux iris bleus un peu plus loin, sur le perron d'une des habitations. Immédiatement, je baisse la tête, incapable de supporter la pitié émanant de 315. Je ne veux pas qu'il me voit si faible...
Toujours entourée de ces mains protectrices, totalement perdue et ne pouvant refuser l'aide qui m'est proposée, je me laisse guider jusqu'à l'entrée de la demeure. Le Cerveau ne dit rien, ne fait rien. Peut-être sait-il que je ne souhaite pas d'attention de sa part ? Ou peut-être ne sait-il tout simplement pas comment réagir ? Quoi qu'il en soit, je découvre l'intérieur spacieux et accueillant de leur domicile. La décoration est faite avec goût, les couleurs dans des tons gris, noir, blanc, avec quelques touches de bordeaux et de métal, sont modernes et agréables à l'œil, les meubles sont mis en valeur de part leur orientation et leur texture; même l'horloge murale, pourtant simple, devient un élément spécial dans cet ensemble.
Silencieuse, je m'assois sur le sofa alors qu'un homme sort de la cuisine en me souriant. Visiblement c'est le père de 315 : mêmes yeux et même expression rassurante. Il n'y a pas besoin de mots, il semble déjà savoir qui je suis et ce qu'il s'est passé. Je me détends et les deux parents prennent place autour de moi. Seul mon camarade semble à l'écart dans un fauteuil.
La femme blonde entame la conversation et j'apprends alors qu'elle est la mère de 315, se nomme Vanessa et qu'elle et son mari, Peeter, sont des Physiques. J'écarquille les yeux de surprise et me tourne vers leur fils. Le jeune homme hoche lentement la tête pour confirmer, mais n'ose pas me regarder en face. Son père pose une main sur son épaule et lui sourit tendrement. Je sens toute la complicité et l'amour qui les anime. Peu importe qu'il soit "différent", ils le supporteront toujours. Un petit sourire apparaît sur mes lèvres et je me prends à rêver de ce genre de relation avec mes parents. Si seulement c'était possible...
Au fur et à mesure, je m'ouvre à eux au point de leur narrer ma soirée. Je trouve enfin des personnes attentives à mes histoires, qui me conseillent, me soutiennent dans mes choix et m'apportent leur affection. Pour la première fois de ma vie, l'espace d'une soirée, j'ai l'impression d'appartenir à une famille.
Nous passons à table dans la bonne humeur et l'on me traite en invitée de marque. C'est étrange de découvrir l'envers du décor du Cerveau. Désormais à l'aise avec ma présence, il n'hésite pas à me taquiner, adopter un langage bien plus familier qu'à l'accoutumée, et va même jusqu'à parler de mode avec ses parents. Je reste majoritairement silencieuse, admirant cette étrange scène de vie tout en dégustant ma pizza. A intervalles réguliers, des questions me sont adressées et j'y réponds de mon mieux. Mon sérieux fait bien rire ces adultes et, d'une tape dans le dos, le père me dit de me détendre. Enfin, il me dit plutôt, je cite, "d'arrêter d'avoir un balai dans le cul".
Le repas se finit, je les remercie et m'apprête à rentrer chez moi, mais Vanessa m'arrête et insiste pour que je reste cette nuit.
"Il y a une chambre d'ami et une présence féminine de plus dans cette maison ne leur fera pas de mal", ajoute-t-elle en pointant les deux hommes.
Je ris et accepte. Au fond, je ne veux pas quitter ce petit lieu de paradis et retourner dans mon enfer quotidien. La Physique me guide alors jusqu'à la salle de bain où elle m'aide à me démaquiller, et revient ensuite avec une serviette propre et un pyjama. Je la remercie alors qu'elle s'extasie encore sur la beauté de mes cheveux blonds, et ferme la porte afin de préserver mon intimité. L'eau chaude me délasse, me débarrasse de toutes mes peines, et ne me laisse qu'une impression de satisfaction.
Quand je sors enfin, 315 m'attend et me prévient que ses parents préparent la chambre, par conséquent, ils ne veulent pas que j'y entre avant qu'ils aient fini. Je souris, comblée par cette nouvelle attention. Mon camarade me fixe alors, semblant me considérer différemment suite à cette soirée mouvementée. Je suis quelque peu gênée, mais parviens néanmoins à soutenir son regard. Après quelques instants, il détourne les yeux et je crois voir un léger rose lui monter aux joues. Mon sourire grandit suite à cette petite victoire.
Soudain, sans doute pour combler ce silence devenant gênant, il me propose de m'aider à me sécher les cheveux. J'écarquille d'abord les yeux puis évite son regard en acceptant. Nous entrons dans la salle de bain, je me place devant le miroir tandis qu'il fouille dans les tiroirs à la recherche du sèche-cheveux. Lorsqu'il découvre enfin la cachette de la machine, je peux voir la joie éclairer son visage, comme un enfant.
Il s'approche, branche l'appareil, sort une brosse d'un autre tiroir et commence son travail. Je suis d'abord tendue et totalement rouge de honte, puis je parviens à me détendre et le laisse se concentrer sur ma chevelure. C'est agréable d'être une poupée pour une soirée, la dernière fois remontant à des années maintenant. C'était encore l'époque où mes parents tentaient d'étudier les effets de l'affection sur un enfant non-conformiste... Ce souvenir me laisse un goût amer et d'un soupir je le chasse de mon esprit. Mais mon changement d'expression n'est pas passé inaperçu, et mon coiffeur, curieux, m'interroge sur les raisons de cette mine triste. Je me retrouve alors à expliquer mon enfance en tant que sujet d'étude.
"652...
— Oui ? Qu'y a-t-il ?
— Ce n'est pas une question facile et surtout ne le prend pas mal. Es-tu déjà allée au centre de rééducation ?"
Je reste interdite. Muette sous le choc. Je lève le regard et rencontre le reflet des yeux bleus de mon camarade. Il s'est arrêté de me coiffer. Le souvenir de la souffrance est visible dans ses prunelles. Pas un mot ne franchit mes lèvres, mais une larme sur ma joue vient confirmer sa déduction.
"Tu es une Non-Conformiste, n'est-ce pas ?" murmure-t-il.
Lentement, j'acquiesce. Ma vue se brouille, mes épaules tressautent doucement et tous ces sentiments retenus depuis des années me submergent. Je peux enfin pleurer, être comprise, être entièrement moi, ne plus cacher ce traumatisme d'enfance. Je ne veux plus m'arrêter. Je veux que les larmes coulent sans fin en emportant tous ces souvenirs. Des mains passent le long de mes côtes et viennent se poser délicatement sur mon ventre, tandis qu'une douce chaleur vient réchauffer mon dos. Je tente de me calmer, de retrouver ma force, mais c'est peine perdue. Sa joue vient se poser sur le dessus de ma tête, la pression sur mon ventre augmente un peu et il me rassure en chuchotant.
J'ai perdu la notion du temps quand enfin ma tristesse disparaît, laissant place à une fatigue intense. Le jeune homme se détache de moi, me retourne vers lui et sèche mes larmes. Il me sourit comme pour me dire "c'est fini, tu n'es plus seule" et ces simples gestes m'apaisent. J'inspire profondément et lui souris en retour. Un bruit me fait sursauter et nous nous tournons tous les deux vers la porte où ses parents nous observent attendris.
Le rouge me monte aux joues à nouveau pendant que mon camarade les chasse jusque dans le salon. Je peux entendre les deux Physiques rire comme des adolescents, se moquant de la maladresse de leur fils. Je ris doucement pour qu'ils ne m'entendent pas. Quand le Cerveau fait son apparition à la porte, essoufflé et visiblement exaspéré par l'attitude de ses parents, il me propose de me montrer ma chambre. "Et sans arrière pensée" ajoute-t-il à l'attention de ses géniteurs. Il me sourit, penaud, alors que je ris de cette situation incongrue.
Je le suis dans le couloir jusqu'à la chambre d'amis et entre dans un décor totalement dépaysant. C'est comme s'enfoncer dans une jungle. Le lit en métal trône au centre de la pièce, les draps sont couleur crème et les oreillers ont l'air si moelleux qu'ils semblent m'appeler. La tête de lit est faite d'un tissage de plantes, le mur derrière est brun, permettant de mettre en valeur un grand tableau représentant l'entrée d'un pont suspendu en pleine forêt tropicale. Je m'en approche et l'effleure des doigts. J'ai envie de traverser pour découvrir la diversité d'espèces que peut receler cette verdure peinte. Je m'assois sur le lit à côté du Cerveau et admire les plantes suspendues au plafond et sur les étagères. Les objets exposés évoquent eux aussi le voyage comme la boussole, les cartes, les statuettes, le globe, les caisses en bois et tant d'autres choses. Pourtant, aucun doute sur le fait que ce soit une chambre.
315 s'allonge et passe les mains derrière sa tête. C'est agréable de le voir naturel, avec ses habitudes dignes d'un Physique. Je n'y avais pas fait attention non plus, mais il porte un jean troué avec un simple tee-shirt d'un groupe de musique agrémenté de quelques accessoires. Ce style lui va parfaitement malgré le décalage avec son look quotidien de premier de la classe.
"Je comprends mieux pourquoi tu as une carte dorée dans ton portefeuille...
— Tu l'avais remarqué ?
— Oui, quand tu as payé les boissons, lui répondis-je en m'allongeant à mon tour. Et j'aurais dû t'écouter au lieu de faire confiance à ces stupides Superficiels !
— Tu ne pouvais pas savoir... Et heureusement tous ne sont pas comme cela, ajoute-t-il en se tournant vers moi. Au fait, moi aussi je te dois des excuses. Je connais Joshua et Stacey depuis l'école primaire donc je sais parfaitement de quoi ils sont capables...
— Tu étais à l'école avec eux ! m'étonné-je alors qu'un sourire nostalgique s'étend sur les lèvres du blond.
— C'était il y a longtemps, à l'époque où j'étais considéré comme Physique. C'était mes amis, les seuls qui acceptaient que je sois un peu différent, continue-t-il sur un ton attendri. Mais quand j'ai été testé et que le résultat est tombé, leur comportement a changé du tout au tout. J'ai fini ma dernière année de primaire complètement seul et je suis allé dans un collège mixte l'année suivante.
— Et c'est là que tu as fait le... stage de grandes vacances..."
Un silence s'installe entre nous. Le Cerveau finit par se relever et se tourne vers moi un sourire au coin.
"Il va être temps de dormir petit oiseau ! s'exclame-t-il en copiant l'expression de mon voisin de classe. On parlera de cette histoire une prochaine fois et on prévoira le paquet de mouchoir. Et puis, ça fera une excuse à mes parents pour te revoir."
J'acquiesce et le remercie. On se souhaite une bonne nuit et il quitte la chambre. Je finis par éteindre la lampe et m'enroule dans les draps. L'odeur fleurie de la lessive me détend et c'est entourée par la douceur et les bonnes ondes de cette maison que je m'endors. La dernière pensée qui me vient avant de sombrer est un simple merci.
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