9.
Allongé sur le matelas, le haut du corps surélevé par des coussins glissés sous sa nuque, Kyo se faisait un devoir de fixer son regard au plafond et de vide son esprit. Il retint sa respiration à l'instant où Sheran passa le pas de la porte et maintint une expression indifférente sur ses traits.
Le médecin pénétra dans la chambre avec trop d'aplomb pour paraître naturel. Il sembla le réaliser, car il s'immobilisa au milieu de la pièce, comme suspendu par la stupidité de ses efforts. Il se mordit l'intérieur de la bouche et son regard dériva partout sans jamais se fixer sur un détail précis.
— Tu peux ouvrir les rideaux ?
Une requête étonnante issue de nulle part qui prit l'intéressé au dépourvu. Il pouvait se vanter de se trouver en position de force et si Kyo faisait passer cette demande pour un ordre, l'autre devinait aisément que cela tenait davantage d'un aveu de faiblesse. Le convalescent se voyait incapable de pourvoir à ses besoins seul et cela lui pesait sur la conscience. Malgré ce rapport de force inversé, le blond n'abandonnait pas sa réserve. Son intelligence lui souffla la bêtise de ce comportement prudent, mais peu rationnel. Après tout, Sheran se trouvait sous son propre toit et son vis-à-vis était dans un bien piteux état.
Ce gars est vraiment médecin ? Parce que vu son temps de réaction, j'commence sérieusement à douter.
— Pourquoi ?
— J'en sais rien, peut-être parce que t'es censé être médecin et que le soleil devrait me faire du bien, rétorqua-t-il, conscient du mensonge que ses lèvres proféraient. Une histoire de vitamine, je crois.
Le concerné se rembrunit et sa main glissa aléatoirement, mais avec une pointe de nervosité incontrôlée, sur la surface plane de la table de nuit. Ce geste n'était dicté par aucune pensée exacte ou volonté propre, le malaise grandissait et voilà ce qui en advenait. Le silence aussi s'éternisait jusqu'à prendre toute la place et creusait un fossé entre les deux êtres. Ils étaient des inconnus et cela les gênait affreusement, le médecin certainement plus que son homologue. Une sorte de honte, de malaise, installa une rougeur discrète sur ses oreilles et Kyo fut tenté de s'en attendrir.
C'est pas possible, il m'aide vraiment pas. J'vais quand même pas devoir lui faire un dessin ?
— Je dois juste vérifier l'état de ta blessure, finit par avancer Sheran, ignorant de manière peu subtile la requête laissée en suspend.
Abby, aussi furtive qu'une ombre, vint déposer les ustensiles nécessaires avant de quitter les lieux sans ajouter un seul mot. Sa discrétion étonna Sheran qui la soupçonna d'avoir une idée en tête, un dessein peu subtil qui lui causerait un tort immense, tôt ou tard. Sur ses gardes, il s'accrocha à une quelconque réaction de Kyo et celle-ci se présenta bien assez tôt :
— Bon, écoute, je te demande juste d'ouvrir les volets. Crois-moi, je me passerais bien de te demander quoi que ce soit, mais là, faut croire que j'y arriverai pas seul. Je n'ai plus vu le soleil depuis des semaines. Hier, j'ai pas vraiment eu le temps de profiter du paysage. Tu penses que tu vas pouvoir y arriver ou c'est trop demandé ?
Le ton acerbe heurta Sheran comme une gifle alors qu'il fulminait contre cette offensive injuste et inégale. Il ne possédait pas un tiers de cette répartie et préférait autant économiser ses paroles, s'éviter des ennuis et se fondre dans la masse. Il ne demandait rien de plus et, pourtant, devant de telles atteintes, ses lèvres articulèrent une réponse presque contre sa volonté, un accès brutal et éphémère de dignité :
— Commence peut-être par demander gentiment.
— Tu peux ouvrir les rideaux s'il te plait ? abdiqua le fugitif, mû d'une mauvaise fois évidente tandis qu'il parodiait presque ses paroles et exagérait à l'extrême la formule de politesse.
Alors son hôte obtempéra d'un geste vif. Il écarta les rideaux en question, vieillots et pâles, et les claqua bruyamment contre les rebords en bois massif. La lumière envahit franchement la chambre, éblouissant au passage Kyo qui ne songea même pas à s'en plaindre.
Le soleil...
Après sa propre liberté, la beauté de cet astre était ce qui lui avait le plus manqué. Les heures passées sans pouvoir sentir sa chaleur réconfortante sur son épiderme représentaient une véritable torture. Comme la perte tant souhaitée par les dirigeants de Madélor de son humanité. L'ancien prisonnier avait côtoyé cela jusqu'à s'y confondre. Il serait devenu à l'image de tous les incarcérés s'il s'était éternisé entre ces murs, cela ne faisait pas l'ombre d'un doute.
Le soleil ...
Il envahissait l'entièreté de la pièce comme un cocon de douceur. L'homme ferma les yeux et profita des rayons dont on l'avait si longtemps privé. Personne ne pouvait comprendre, surtout pas Sheran que la présence de l'astre indifférait bien. Kyo sentait son regard azur posé sur lui durant toutes les longues secondes qui suivirent. Refusant de prononcer la moindre parole, il se contenta d'apprécier ce plaisir simple.
— Je dois soigner...
— Tu dois soigner mes blessures, j'ai compris, le coupa le blessé avec humeur.
Encaissant sans broncher, Sheran représentait ainsi la figure intouchable qui s'efforçait de conserver cette image parfaite. Pourtant, derrière la perfection de ses traits durs et de son visage joliment sculpté, son homologue entrevoyait une part de faiblesse. La peur qu'il inspirait chez tous ceux qui avaient affaire à lui et dont il se vantait bien. Sheran n'ignorait pas qu'il aurait dû garder secrète cette vulnérabilité, mais ne possédait pas la trempe nécessaire à tenir tête à une personnalité de la taille de Kyo. Tel le prédateur qu'il représentait, l'homme imaginait déjà la douleur qu'il pourrait engendrer en se jouant de cette faiblesse. Un jeu d'enfants.
Repoussant la couverture de lui-même, Kyo découvrit son corps à peine recouvert d'un large pansement et d'un simple caleçon. Cette quasi-nudité ne lui tira aucun dérangement, son corps lui était toujours apparu comme un atout et non comme un prolongement de son âme qu'il lui fallait camoufler. Il se délecta malgré tout du semblant de malaise qui agita son vis-à-vis. Il lut dans son regard cette tourmente familière, ces yeux qui peinaient à se poser sur un élément de l'anatomie qui ne suggérait rien de sensuel. Kyo ravala le sourire vaguement satisfait qui lui vrilla l'esprit.
Et bah, qu'est-ce qu'il se passe ? Le médecin n'est pas très à l'aise avec le corps humain ?
Mais Sheran se reprit bien vite en main. Il se recomposa une expression neutre, professionnelle et pria pour que cette diversion soit suffisamment convaincante pour persuader cet adversaire de taille. La tête froide, il défit le bandage autour de l'épaule de son patient et la surface immaculée laissa place à une plaie bien nette. L'intéressé ne put s'empêcher de tourner la tête pour observer l'étendue des dégâts. Il avisa la blessure avec une petite grimace. Une grimace qui se changea en sourire alors qu'il commentait avec une ironie décapante :
— C'est plutôt pas mal.
— La plaie n'est pas belle à voir, le contredit l'autre.
— Je trouve que je m'en suis plutôt pas mal sorti. J'aurais pu crever avant d'avoir passé la porte de Madélor, je suis chanceux quand même.
Le médecin ne trouva rien à ajouter. Il pinça ses lèvres avant de se concentrer sur ses gestes minutieux. Ses mains agiles désinfectèrent l'endroit où la peau avait été déchirée et fit la sourde oreille au grondement qui s'extirpa des entrailles de son patient. La douleur se diffusait en lui et une sueur froide dévala sa colonne vertébrale. Une vague de chaleur le surprit aussitôt et embrasa chaque parcelle de son corps glabre. Il se concentra sur l'expression de son visage et mit toute sa détermination à endurer la douleur sans même gémir. Un tour de force qui ne l'empêcha pas de demander, pour la forme :
— T'as pas un truc pour la douleur ?
Relevant son regard intransigeant jusqu'à l'ancrer sur celui de sa cible, il ne semblait pas pressé. Le coton nettoyait la blessure où le sang avait coagulé. Une vengeance, peut-être, une manière de prouver que le médecin détenait les clés de la douleur sur son patient. Sans doute aussi une façon d'imposer sa loi sans trop de remords.
Si t'attends encore cinq minutes, y'aura plus besoin de rien !
Sheran se pencha sur la table de nuit et avisa la tasse que sa sœur avait ramenée quelques minutes plus tôt. Il reconnut immédiatement l'odeur caractéristique des plantes médicinales. Présageant les gestes qu'il lui fallait désormais accomplir, il s'efforça d'en extraire tout sous-entendu, toute attention superflue et détachée de la conscience professionnelle qui le guidait. Il glissa sa main libre sous la nuque de Kyo afin de surélever encore légèrement son visage après s'être emparé de la tasse. Le blessé entrouvrit les lèvres et la terre cuite heurta ses dents tant le mouvement étrangement bancal du médecin avait été mal calculé. Il n'eut pas le loisir d'approfondir le sens de cette maladresse, le liquide brûlant coula directement dans sa gorge et il grimaça lorsque le goût âcre se déposa sur sa langue.
— C'est pas bon, lâcha-t-il, incapable de contenir le fruit de sa pensée.
— C'est un médicament, le but est qu'il soit efficace.
Les doigts de l'homme s'attardèrent peut-être trop longtemps sur la nuque du fugitif qui en apprécia la caresse furtive. Les cheveux trop longs et la chaleur de la peau dénudée perturbèrent grandement l'hôte.
Mais bien vite, tout cela disparut. Le corps de l'évadé retomba mollement sur le matelas et il se laissa soigner sans rechigner. Le médecin appliqua un cataplasme de plantes sur la plaie et arracha en réponse un marmonnement au jeune homme. L'opération achevée, un bandage propre recouvrit la peau meurtrie avec une aisance synonyme d'habitude.
Lorsque Sheran approcha le bol de soupe de Kyo, ce dernier esquissa une moue des plus équivoques.
Ah nan, pas encore. J'avale plus rien de ses décoctions immondes !
— J'ai pas faim, se justifia-t-il, le regard fermement ancré dans celui, plus clair, de son hôte.
— Ce n'est pas une question.
Les lèvres hermétiquement closes, le fugitif défia quiconque souhaitant lui imposer une idée contraire à la sienne. Dans d'autres circonstances, le blond n'aurait pas hésité à insister encore davantage, quitte à perdre la majeure partie de son temps. Mais pas cette fois, il n'en avait ni la patience ni l'envie.
— Comme tu voudras.
Il abandonna Kyo sur son lit, emportant avec lui le potage et les instruments maculés d'un sang à peine coagulé. La raideur de sa nuque et de ses pas démentait la nonchalance feinte. Il se retourna juste avant de franchir le seuil de la porte et annonça, accompagné par le devoir plus que part n'importe quelle volonté :
— Je repasserai dans la soirée. On est à côté si besoin.
Kyo eut un sourire carnassier dès que la porte se referma derrière le corps encombrant du médecin. La remarque l'amusa et résonna longtemps à l'intérieur de sa tête, comme une provocation à laquelle il aurait aimé trouver réponse.
Mais bien sûr, j'appellerai à l'aide et mon prince courra pour me sauver ! Et puis quoi encore ?
Un chapitre exclusivement réservé à Kyo et Sheran.
Dans le prochain chapitre, Kyo aura besoin d'aide et aura, aussi, très envie de voir le soleil. Ce n'est définitivement pas un colocataire des plus agréables !
Belle fin de semaine à vous <3
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