7.
Kyo somnola pendant une trentaine de minutes sous les œillades intempestives de Sheran. Le géant blond demeurait statique, professionnel et presque entièrement inexpressif.
En réalité et derrière ce masque qui ne laissait filtrer aucune émotion, il était extrêmement tendu, peu rassuré par la présence de cet inconnu potentiellement nuisible. Il s'agissait vraisemblablement d'un prisonnier échappé de Madélor. Sa proximité avec l'illustre établissement ne lui permettait pas d'ignorer la réputation de leurs détenus. Cet homme, qui qu'il soit, comptait parmi les plus dangereux du continent, de ce vaste et fier Royaume qu'était Déalym.
Le regard du médecin épousa les traits endormis du fugitif tout en notant l'harmonie de son visage. Il lui vola cette contemplation inconsciente avec une pointe de culpabilité vite disparue. Les cheveux noirs tombaient sur son front jusqu'à masquer une partie de ses yeux. Il était beau et personne ne saurait le nier en toute honnêteté. Mais quelle menace pouvait bien représenter ce fameux K. ? Quel crime avait-il bien plus commettre pour se retrouver derrière les barreaux ? L'homme repoussa ces interrogations désuètes. Qu'importait les détails de ses larcins, il avait été incarcéré pour des crimes d'une extrême gravité et rien ne saurait excuser de prendre la vie à un autre humain.
Sheran avait évidemment remarqué la maigreur de son homologue. Malgré la malnutrition, les muscles restaient visibles sous la peau, courant sous celle-ci comme la preuve de sa force cachée. Un chemin de muscles, de veines, de tendons, de puissance brute et prédatrice qui sommeillait si près qu'il aurait pu en certifier le dessin exact de la pulpe de son doigt. Ainsi endormi, il semblait vulnérable, presque faible. Même son hôte aurait pu se débarrasser de lui facilement. Il lui aurait suffi de déplacer le coussin et de l'appuyer sur la bouche entrouverte quelques poignées de minutes. Une mort silencieuse dont personne n'entendrait parler et que l'intéressé avait d'ailleurs nommée dans son délire.
Seulement, le médecin respectait trop la vie pour commettre une telle chose. Incapable de la moindre violence, il la haïssait au plus haut point. Cet homme qui se reposait si calmement semblait être synonyme d'un danger immense planant au-dessus de leurs têtes. Quels que fût ses sentiments, il devait à tout prix les garder secrets, ne rien laisser paraître, surtout pas devant un être qui n'hésiterait pas un seul instant à en faire une arme.
Son regard cueillit cet instant de faiblesse intolérable. Il dénoua les traits de son visage comme pour en deviner ce que pouvaient bien cacher ces faux semblants. Ils avaient au moins cela en commun, le mensonge par omission. Les yeux clos s'étiraient le long des tempes, la paupière s'achevant par des cils qui dessinaient une ombre attirant au creux de sa joue, à la naissance de sa pommette. Les lèvres demeuraient figées sur une minuscule grimace, le trait de sa bouche avait quelque chose de tendre, d'encore enfantin. Une bouche légère et douce, délicatement rosée. Une bouche qui n'aurait pas dû appartenir à un assassin. Sheran avisa ses oreilles qui se perdaient dans les mèches sombres, légèrement asymétriques et le front étroit perdu sous ses mèches sculptées. Il y avait une certaine délicatesse dans ce faciès endormi et le blond s'en trouva étrangement troublé. Que pouvait bien cacher ce jeu de dupes, ce mensonge innocent ?
— Il dort ? s'enquit Abby dont l'arrivée n'avait pas été relevée par son frère.
— Oui.
La jeune femme observa à son tour le visage figé par le sommeil, un bol de soupe brûlant entre les mains.
— Il a l'air inoffensif comme ça, renchérit-elle, mettant un doigt sur un point sensible de la réflexion de son frère.
— Ils vont sûrement proposer une prime pour sa capture, avança l'autre.
Elle se tourna vers l'homme, furibonde. Ses cheveux châtains suivirent le mouvement, avant qu'elle ne réplique :
— N'y pense même pas !
Sheran se mordit la lèvre sans rien ajouter de plus, patientant un instant que la colère de sa sœur s'atténue d'elle-même. Il ne servait à rien de lui tenir tête lorsqu'elle se trouvait dans cet état et il connaissait bien ses fureurs brèves et funestes pour en avoir souvent fait les frais. Il laissa sa peur mourir elle aussi, espérant qu'elle disparaisse définitivement et lui ôte ces pensées sordides de la tête. Ses jambes tressautaient, depuis son assise sur le lit jusqu'au sol, et une impulsion électrique le traversa. Une mauvaise habitude qui amena Abby à claquer sa langue contre son palais de désapprobation.
— Ne lui montre surtout pas que tu as peur de lui.
— Je ne le crains pas.
Dans son état, il ne serait probablement pas capable de les abattre tous les deux et sa sœur pourrait aisément lui tenir tête. Sheran compéta sa phrase en silence, les lèvres hermétiquement closes. Il économisait ses mots autant que ses gestes, tout ce qui saurait le trahir et qu'il se refusait par habitude.
— Tu le réveilles ?
L'interrogation d'Abby tira l'autre de ses réflexions. Il se redressa, encore assis sur le rebord du lit, comprenant à retardement le sens des mots prononcés.
— Il a toujours pas mangé et il a l'air d'en avoir vraiment besoin, ajouta sa sœur, pour tout justificatif.
Il se plia à la décision de cette dernière en silence, pourtant récalcitrant à l'idée de tirer l'inconnu de son sommeil. Endormi, il semblait moins dangereux et la vulnérabilité qui le caractérisait alors lui paraissait enviable. La menace s'éteignait un court moment et Sheran allait devoir la réanimer. Il poussa légèrement le bras intact du prisonnier et insista lorsque ce dernier opposa une certaine résistance. Le corps inerte, l'évadé refusait de quitter les ombres de l'oubli, ceux de Morphée.
— On va pas y arriver si tu t'y prends comme ça, rétorqua la femme tout en déposant l'assiette de soupe sur la table de nuit. Allez, on se réveille !
Elle assena de solides gifles sur les joues du paresseux sans le moindre égard pour la couleur rouge qu'elles arborèrent dans l'instant. L'homme grogna, à mi-chemin entre la conscience et le néant, tandis que Sheran sifflait entre ses dents :
— Doucement, Abby !
Les yeux de Kyo finirent par s'ouvrir et Sheran en vint à regretter l'absence de délicatesse de sa sœur. Pourtant, les cheveux sales, le visage amaigri et le regard hagard du fugitif n'avaient rien d'une menace. Ses œillades filaient de l'un à l'autre de ses hôtes, à l'incompréhension se mêlait l'agacement.
Putain, l'objectif c'est de m'avoir à l'usure ?
Kyo peinait à reprendre contact avec la réalité et ne remarqua même pas le départ d'Abby, qui pourtant lança à la cantonade avant de refermer la porte derrière elle :
— Bonne chance, frérot !
Le décor se déforma encore, vestige de la douleur et de l'épuisement couplés. Il distinguait à peine l'auréole blonde de mèches soyeuses du médecin. Son ventre grogna de mécontentement, désespérément vide. Une cuillère força la barrière de ses lèvres au même moment, en réponse à la plainte sourde de son estomac et Kyo coula un regard vers celui qui se faisait un devoir de le maintenir en vie sans accéder à sa requête informulée.
— C'est de la soupe, mange.
— J'suis hors de danger, non ?
Le fugitif ignorait la raison de son insistance alors qu'il mourait d'envie d'obéir sans protester. Les vestiges d'un caractère fier jusqu'à atteindre la bêtise, sans doute.
Les lèvres pincées, Sheran ne cachait rien de son désespoir face au comportement de cet inconnu. Ce dernier résistait inutilement, ne lui facilitant pas la tâche. L'homme décida d'opter pour la vérité, sans savoir s'il s'agissait de la meilleure solution :
— Tu as perdu énormément de sang, alors tu ferais mieux de manger.
— Tu veux que je mange ? demanda encore Kyo, ses globes vitreuses trouvant presque à l'aveugle ceux de son homologue.
— C'est ta vie qui en dépend, pas la mienne.
L'homme aux traits singuliers et aux yeux artistiquement étirés sur ses tempes soupira et ne rejeta pas l'intrusion de la cuillère dans sa bouche. Il avala une gorgée de liquide brûlant, appréciant malgré lui ce repas. Le premier depuis ce qui lui semblait être une éternité et bien meilleur que tout ce qu'il avait pu ingurgiter depuis son incarcération.
— Je peux me nourrir tout seul.
J'ai encore un minimum de fierté, j'en suis pas réduit à jouer les toutous obéissants.
— Je doute que tu en sois capable, rétorqua Sheran.
La pâleur inquiétante de Kyo inspirait ses propos, tout comme son évident état de faiblesse. Dans l'optique de démontrer le contraire à son vis-à-vis, le prisonnier approcha sa main jusqu'à atteindre la hauteur de la cuillère. Il ne parvint pourtant pas à son but et son bras retomba lourdement sur le matelas. La provocation sous-jacente des dires du médecin lui laissait un goût d'humiliation dans la bouche et Sheran en vint à se demander si son intervention ne manquait pas de prudence. Si sa volonté première n'avait pas été de sous-entendre l'impuissance de son patient, il risquait gros à attiser son courroux. Mais Kyo tira de cette incapacité un sentiment proche de la honte, la honte de se révéler dépendant d'un autre.
Est-ce que j'ai parlé de fierté ?
Il accepta finalement la soupe de la part de Sheran. Il mangea quelques cuillérées avant d'en refuser davantage, tel un enfant en caprice. Le médecin sourcilla, prêt à protester et à remplir son devoir, mais il comprit que l'estomac du fugitif n'avait plus la capacité de contenir un repas aussi complet. La surnutrition pouvait être fatale dans les cas les plus graves et il se maudit en silence de ne pas avoir prédit ce geste.
— J'en peux plus, prononça Kyo, non sans difficulté.
Il respirait plus laborieusement, l'effort de se nourrir venait de lui ôter les maigres forces que lui avait rendues le sommeil. Son hôte acquiesça lentement sans chercher à insister, déposant les couverts sur la table de nuit. Le prisonnier sentait ses forces l'abandonner à nouveau, ses membres lourds ne lui permettaient aucun mouvement. Il se sentait étrangement plus faible que lors de son premier réveil, comme si le repos l'avait privé de ses dernières ressources d'énergie à défaut de lui rendre sa superbe. Une douleur diffuse s'imprégna du lui et il peina à en identifier la source. L'épuisement allait avoir raison de lui à nouveau et il parlait, parlait encore, dans le simple but de se maintenir éveillé :
— Ne me réveille pas la prochaine fois.
Il ne capta pas le double sens de ses paroles, passant outre l'expression déconfite de Sheran qui murmurait :
— Je ne le ferai pas.
Kyo papillonna des yeux avec une lenteur exubérante. Ses paupières se fermèrent alors, en contradiction totale avec ses lèvres qui se mouvaient encore au rythme de ses pensées. C'était grotesque.
Qu'est-ce qui pourrait arriver ?
— Je pourrais ne pas me réveiller, avança-t-il, sans même songer à cette possibilité.
Le médecin déglutit. Il avait évidemment songé à cette perspective, mais l'entendre se former dans l'air de manière aussi concrète lui fit l'effet d'un coup porté en plein visage. Les chances demeuraient maigres, mais elles existaient et il se retint de les nier avec certitude. Il ne trouva d'ailleurs rien à ajouter, s'abreuvant piteusement des paroles lourdes et amères du blessé :
— J'vais m'en sortir alors ?
Il mâchait ses mots comme le faisait cet étrange sauveur. Il n'avait pas la force de se contrarier, de chercher à déceler la traîtrise dans le comportement du blond. Ses traits lui apparurent nettement une dernière fois avant que ses paupières lourdes ne lui soumettent que des visions floues et imprécises. Des traits tout en retenue et demi-mesure, des émotions filtrées par un besoin viscéral et qui dépassait encore l'entendement de Kyo, des lèvres pleines, des pommettes saillantes, un nez un peu fort et des sourcils discrets. Malgré cette douceur dans l'harmonie de ses traits, il y avait quelque chose de brut en lui, quelque chose de farouche, comme une sensibilité que l'être protégeait. La ressource la plus précieuse qui soit, la clé de sa vulnérabilité. Dans la lumière timide de la pièce, de cette pièce modeste, mais confortable, les rayons de soleil jouaient avec les cheveux dorés et la peau claire.
Le soleil...
— Je pense, assura Sheran, avec un détachement qui sonna faux même à ses oreilles.
Menteur !
Un court instant, les yeux de Kyo s'ouvrirent sur le plafond recouvert de bois. Un sourire ombra ses lèvres tandis qu'il prononça avant de se laisser couler dans les bras rassurants de Morphée :
— J'aimerais vraiment revoir le soleil...
Sur ces belles paroles XD
C'est toujours plutôt tendu entre Kyo et Sheran. Ce dernier ne peut pas s'empêcher de penser à la prime qu'il y a derrière.
Dans le prochain chapitre, un petit point géographie (ça fait pas de mal) et un petit moment privilégié entre frère et soeur :p
Bisous !
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