40.

Une atmosphère particulière s'invita dans les senteurs boisées de la forêt. Sheran ne parvenait pas à quitter son amant du regard. Ressentait-il le parfum subtil de la victoire ? Une victoire trop nuancée pour être unanime, trop contrastée pour qu'il en soit juste heureux.

Les choix se mêlaient. Les soldats s'éclipsaient de l'attention du médecin qui s'épanchait sur une problématique plus large, plus urgente. La complexité de la décision qui se profilait l'amenait à s'interroger sur les siens, sur tous ceux qui les avaient menés à ce point précis, à ce point critique. Que se serait-il produit s'il avait refusé de soigner Kyo, s'il avait dénoncé l'assassin à l'instant où les soldats avaient passé la porte de sa demeure, s'il avait cédé à la couardise à chaque menue occasion ? Aurait-il mieux fallu repousser les avances du fugitif pour s'épargner une douleur trop vive à l'heure des séparations ? Dans la chaleur humide de Farétal, Sheran frissonna.

Sheran se sentait perdu, forcé à braver le sentiment que sa perte approchait, pas après pas. Chaque mouvement le condamnait, d'une manière ou d'une autre. Les gestes orchestrés par une conscience soigneuse, professionnelle, perfectionniste, il ramassa les affaires qu'ils avaient laissées choir dans la précipitation. Il sentit à peine la brûlure qu'occasionnaient les œillades insistantes d'Abby. Il s'efforçait de ne pas prêter attention à Kyo, de ne pas le déranger alors qu'il se réservait quelques moments. Quelques moments seul avec lui-même, un bref instant pour faire le deuil de l'inacceptable. Sheran ne tenait pas à briser cela.

— Sheran, l'apostropha sa sœur, dans un murmure.

— Mmh ?

— Tu vas bien ?

— On ne peut mieux.

L'ironie sonnait faux dans sa bouche, encore plus fausse que dans celle de tout autre. Abby confondit cette réplique inattendue pour de la rancœur et se rembrunit, tiraillée entre sa fierté et sa peine. D'un regard, son frère s'excusa.

Les blessures fraîches des dernières heures prouvaient qu'il ne pouvait pas bien se porter. La plaie de son bras était la plus douloureuse de toutes, juste après l'écho sournois de la peur de mourir, ce bond soudain de son cœur éprouvé et, bien sûr, la torture que lui procurait l'attente. L'attente et la certitude de ce qui se produirait, quoi qu'il décide, quoi qu'il souhaite. Il marchait sur un fil, entre deux destinations, entre deux vies, avec la perdition comme chute vertigineuse sous ses pieds.

Kyo se retourna, comme pour s'assurer que ses camarades ne l'aient pas abandonné durant ces minutes d'égarement. Son regard s'attarda une seconde supplémentaire sur Sheran avant qu'il ne se détourne. Il portait en lui la cicatrice de la déchirure et porterait longtemps encore les marques des sévices du monstre.

Incapable de supporter les attentes qui saturaient le regard de Sheran, il avait lâchement fui. Sheran qui lui avait paru être une énigme ne possédait désormais que peu de secrets pour lui. Cette peau lisse laissait remonter à sa surface tout un cortège d'émotions que l'âme sensible du géant ressentait comme décuplé. Il lisait à présent une tristesse sans nul équivalent sur les traits souvent rigides du blond. Une tristesse dont il se savait la cause.

Désolé, tu mérites pas ça.

Les feuilles mortes craquaient sous les pas de Kyo. Ses bras griffés par les ronces, il évita de justesse une branche basse. Il percevait la présence d'Abby à quelques pas, ange gardien protecteur, aussi sensible et pudique dans ses émotions que son frère, mais d'une force que bien des hommes pouvaient lui envier. L'assassin pouvait également sentir la signature corporelle, une flagrance bien spécifique, de Sheran. Ce mélange subtil d'attente et de peine, cette discrétion en totale contradiction avec son corps de géant du Nord.

— Kyo, attends ! dit le médecin, tout bas.

Cette requête n'avait pas pour unique signification son sens premier. L'homme demandait à son amant bien plus qu'une simple faveur. Il le suppliait presque de le laisser marcher comme son égal. Il souhaitait franchir la frontière à ses côtés et partager cette immense victoire. Kyo n'était plus un solitaire, un homme infiniment seul derrière son second degré pour toute armure et sa méchanceté qui n'avait jamais été qu'une protection infime. Sheran l'implorait presque de le laisser marcher à ses côtés et partager cet accomplissement.

— Attends-nous, s'il te plaît, réitéra Sheran.

Alors, sans hésiter le moindre instant, Kyo ralentit. Il croisa le regard reconnaissant d'Abby qui, malgré la légère crispation des muscles de son visage, semblait satisfaite. Il évita les yeux de l'autre homme, comme s'il avait soudain peur de se raviser, de le supplier à son tour. Il était l'unique coupable et ne se pardonnerait jamais d'avoir détruit cette famille, cette harmonie. Ne pouvait-il pas s'inviter dans ce quotidien fait de simplicité et s'y oublier ? Les erreurs qu'il avait commises étaient de celles que rien n'excusait et elles rattrapaient toujours l'exécuteur de leur sombre héritage. Kyo fuirait plus vite alors, incapable d'imposer à ces deux êtres ce souvenir noir d'une gloire dont il ne voulait plus. Il ne cherchait pas le pardon, conscient qu'il n'en méritait pas tant, mais retrouverait l'homme qui s'était égaré.

Dans un silence total, la forêt recula pour laisser place à une clairière vaste d'une centaine de mètres. Une odeur florale atteignit Kyo qui s'immobilisa pour en cueillir la senteur. Était-ce cela, le goût de suave et tant espéré de la liberté ?

Alors ça y est ? Ça aurait fini par arriver ?

L'émotion ravit le cœur du fugitif qui n'osait plus cligner des yeux de crainte de voir ce mirage s'éclipser. Il occulta momentanément toutes les difficultés qu'il lui restait encore à surmonter, la tourmente qui parasitait ses pensées, le sentiment dur de ne mériter rien de cela et savoura les battements puissants de son cœur, le sang qui fouettait ses veines et le sourire qui dévorait son visage. Quelle offrande délicieuse, exquise, divine !

Loajess se donnait à sa vue, bien que masquée par la forêt qui reprenait ses droits à l'horizon. Il pouvait sans mal s'imaginer les petites maisonnettes chaleureuses et l'amabilité des habitants. Ces hommes et ces femmes ignoreraient tout de sa véritable identité et le roi s'apprêtait déjà à taire la nouvelle de son évasion, simple précaution destinée à ne pas souiller sa réputation de cet échec. Ici, à Loajess, une nouvelle vie attendait Kyo. Tout le cheminement qui l'avait mené jusqu'ici valait au moins la douceur de cet instant.

C'est vrai, alors ? J'ai réussi ?

— Kyo, le somma Abby, avec la tendresse remarquable d'une amie, d'une sœur.

Elle vit son homologue se retourner lentement et fit face à l'étendue rayonnante de son bonheur. Son visage, lavé de tout ce qui aurait pu l'enlaidir, apparaissait nettement lisse et apaisé. Il lui aurait fallu cela pour renaître, la vision de cette clairière baignée du soleil rouge du crépuscule. Abby aurait voulu lui donner un conseil, peut-être même vomir un peu de sa rancœur passée, le dissuader de lui arracher son frère. Elle s'apprêtait à formuler l'essence de ses réflexions à voix haute, puisant dans un courage dont elle pouvait largement se vanter, lorsque la voix ferme de Sheran s'éleva :

— Tu es libre, Kyo.

Sheran s'approcha lentement pour respecter la promesse infinie de ce que représentait ce moment. Il craignait que Kyo se dérobe, certain qu'il n'y survivrait pas, car cet instant était accompagné d'un goût amer, comme si quelque part, il avait perdu. Le gagnant ne réalisait pas les peines que la défaite avait causées sur celui qui portait le costume de perdant. Le blond ne fit rien, une ébauche de sourire figée à ses lèvres, deux orbes immenses semblables à un lac perché au sommet des hautes montagnes de Loajess. Kyo aimait s'y plonger, s'y immerger, et en ressortir nettoyé de toute impureté.

Sheran avança sa main vers le visage de son amant. Il retraça paisiblement le contour de sa pommette, une caresse légère que l'autre accentua en amenant sa joue dans la paume chaude présentée. Abby y assista et si elle avait pu émettre un quelconque doute à l'égard des sentiments qui pouvaient les unir, ses incertitudes s'envolèrent. La gorge nouée, elle ne put se détourner de la tendresse de ce spectacle.

Cela se passait de mots, de vaines paroles, de ces dires qui gonflaient leurs êtres et qui ne sauraient exprimer le sentiment dans son exactitude. Kyo tremblait, comme rattrapé par des dizaines et des dizaines d'émotions absorbées par le silence, par les barreaux de la prison où il avait séjourné. Le cœur, délivré de l'insupportable étreinte de sa cage, s'ouvrait aux sentiments et acceptait une humanité trop souvent omise.

Merci, Sheran, merci de m'avoir permis de comprendre.

Pourtant, l'assassin rejoignit la réalité plus rapidement qu'il ne l'aurait souhaité. Une part de son cerveau, certainement la plus raisonnée, lui souffla le dilemme qui l'étreignait et qu'il s'était efforcé d'oublier l'espace de courtes minutes. Son expression se rembrunit, mais il ne se dégagea pas de l'étreinte que le blond exerçait désormais sur lui, avec plus d'assurance qu'il n'en avait jamais eu. Sheran exprimait à travers le langage d'un corps qu'il n'avait jamais appris à aimer sa volonté de vivre tout à fait, de ne plus vivre qu'à moitié. Kyo, bouleversé par la force de leur contact, dit :

— Et toi ? Tu es libre, toi ?

En me libérant, je t'ai condamné. Je t'ai enfermé là où j'étais retenu prisonnier.

— Je ne sais pas, souffla Sheran, qui ne semblait éprouver aucune forme de ressentiment à son égard.

— Tu ne devrais pas à avoir à choisir entre ta sœur et moi. J'aurais pas dû le permettre, c'est... inhumain de t'le demander.

Le médecin pinça les lèvres. Il savait que le moment fatidique venait de s'imposer à eux et il se situait dans une impasse malgré son évidente volonté de rebrousser chemin. Abby se tenait à retrait, consciente que cette conversation ne lui appartenait plus et qu'elle n'était qu'un argument, peut-être même un poids. Elle aurait voulu s'immiscer dans la discussion et énoncer ce qui minait son cœur, à savoir qu'elle ne souhaitait pas le malheureux de son frère et qu'elle acceptait de souffrir à sa place. Jamais elle ne se serait pensée capable d'un tel sacrifice. Kyo lui avait appris de quelles joies étaient faites la vie et qu'il ne fallait surtout pas les compromettre. Il ne le saurait sans doute jamais, mais le criminel l'avait fait grandir, mûrir, s'élever au-delà de ce qu'elle pensait être. Jamais elle ne le remercierait assez pour ce qu'il avait permis.

Une majeure partie de la conversation se déroula de manière inarticulée. Cela se joua à quelques regards, à quelques intentions dissimulées. La décision de Kyo était prise désormais et il renonça au désir stupide de laisser l'instant s'éterniser, sourds au supplice qu'il imposait aux deux autres.

— Je dois partir, énonça-t-il, platement.

— Oui, je sais.

Kyo se mordit férocement l'intérieur de la bouche. Son choix n'était sans doute pas le meilleur, mais il en assumerait les responsabilités. Après tout, il refusait qu'on souffre pour lui, mais quoi qu'il ait choisi, il ne pouvait épargner tout le monde. Le bonheur des uns faisait le malheur des autres après tout et il s'apprêtait à faire, pour le bien commun, le malheur de tous.

— Je pars seul, Sheran.

— Pardon ?

Allez, me force pas à le répéter, c'est déjà assez dur comme ça !

Kyo sentit sa volonté s'étioler. Sheran devait accepter sa décision et vite, sinon il ne répondrait plus de rien et aucun motif ne l'empêcherait de revenir sur son choix. Pourtant, il le savait, il ne pouvait pas pousser Sheran à tourner le dos à son existence pour lui. Kyo avait été son refuge et peut-être bien que cet homme discret, fier, pudique, avait été le sien. S'arracher l'un à l'autre relevait de l'impossible, un impossible que Kyo était déjà parvenu à surmonter et qu'il gravirait une seconde fois.

— Je pars seul, répéta le criminel, gravement.

— Tu ne peux... pas, balbutia soudain Sheran.

Une expression douloureuse investit les traits de Kyo, une souffrance qui ne pouvait être feinte. Il approcha à son tour ses doigts de la joue de son amant et effleura sa peau dans un geste qui les coupa du reste du monde. Ils s'observèrent alors en face, azures contre obsidiennes. À fleur de peau, le cœur au bord des lèvres, ils écoutèrent le silence parler, leur souffler la réponse d'un lourd dilemme, leur susurrer ce qu'ils ignoraient encore.

Le temps s'étira jusqu'à éclater, renvoyant des morceaux de conscience, de raison, dans l'âme en peine du blond. Il s'enquit, un sanglot dans la voix tandis que ses larmes refusaient de couler :

— Pourquoi ?

— Je reviendrai, éluda Kyo, tempérant une décision qu'il savait bancale.

Ce dernier cherchait également à rassurer ses propres craintes. Il reviendrait, cela ne faisait aucun doute. Un chemin se dessinait devant ses pieds, juste après l'abîme que symbolisait leur séparation, et ce chemin ne pouvait être traversé que seul. Qu'importait la manière, il trouverait un moyen pour que son chemin rencontre à nouveau celui de Sheran. Que cela soit dans deux mois ou dans dix ans, cela finirait par arriver.

Je te promets que ce n'est pas un adieu.

Sheran luttait contre les pleurs, refoulant ce surplus d'émotions qui menaçait de le trahir. Il ne s'était jamais senti aussi faible, aussi vulnérable. Prêt à mendier une décision qui ne lui appartenait pas entièrement, l'homme réalisa alors que lutter s'avérait inutile. Il pouvait lire, au plus profond des prunelles aussi sombres de la nuit de Kyo que protester était vain. La conviction qui brûlait dans ses orbes comprenait une détermination inébranlable et une solide certitude. Il baissa les armes et se plia aux conséquences, plein d'une abnégation que nul ne lui avait tirée. Il ferma les yeux et s'offrit à la marée douloureuse, à l'absence qu'il sentait déjà se former en lui.

J'suis désolé, Sheran. Vraiment désolé.

— Tu reviendras, insista le blond, stupidement.

— Oui, tu as ma parole. Je... Il faut juste attendre que ça se calme un peu et je vous retrouverai. Tous les deux.

Abby sembla prête à se manifester. Elle n'était pas douée pour les adieux, ils lui rappelaient trop ce qu'elle haïssait plus que tout au monde : l'abandon. Elle avança de quelques pas, un sourire un peu factice au creux de ses lèvres.

— Reviens-nous. Tiens ta promesse et je tiendrai la mienne.

— Si tu restes comme tu es, je reviendrai peut-être déjà un peu comme toi.

— Je t'aiderai alors, tu as ma parole, Kyo.

Elle semblait prononcer ces paroles pour la première fois. Elle recula d'un pas, respectueuse et dominée par une douleur insoupçonnée. Elle ne pensait pas que le départ de cet homme lui serait si pénible, si insurmontable. Elle cacha ses yeux humides derrière ses mèches indomptées.

— Je t'attendrai, assura Sheran, la gorge nouée par des sanglots qu'il retint.

— Ne bouge pas, je te retrouverai.

T'es mon prochain objectif, ma prochaine destination, alors laisse-moi m'y accrocher.

Ils se turent alors. Chacun prit conscience de l'inutilité sommaire des mots avant de laisser régner un silence saturé de mots muets, de plaintes sourdes qui se perdaient dans l'immensité de la forêt. Le cœur battant la chamade, Sheran se pencha pour capturer une dernière fois les lèvres de son amant. Leur étreinte s'éternisa, ni l'un ni l'autre ne semblait prêt à mettre fin à leur échange, affamé de ces caresses dont ils seraient bientôt privés.

Kyo avait enfoui sa main dans les mèches blondes et souples de Sheran. S'arracher à cette étreinte lui demanda de longues minutes. Il ferma les yeux si fort que des étoiles dansèrent dans son champ de vision et prit une inspiration profonde.

Allez, un peu de courage !

Kyo rassembla ses quelques forces et effleura la joue de Sheran de ses lèvres. L'émotion était sur le point de lui crever le cœur lorsqu'il souffla, au creux de l'instant :

— Je reviendrai, Sheran.

L'intéressé acquiesça, stupéfait, trop plein d'un sentiment qui atteignait son apogée. Inconsolable, il assista au moment où Kyo hissa son sac lourd de ses espérances sur son dos, jeta un dernier regard derrière son épaule, une brève œillade pour ne pas voir sa conviction s'éteindre. L'âme en peine, Sheran suivit de ses yeux humides la silhouette de Kyo s'évanouir dans la promesse des terres de Loajess et dans les dernières lueurs vespérales.


Un long chapitre pour clôturer l'histoire et un dénouement qui sera, je l'espère, à la hauteur. Ce n'est ni tout blanc, ni tout noir. Pas de morts, mais une séparation dont vous avez senti les prémices depuis quelques chapitres.

J'avoue que ça me fait étrange de publier la fin que j'ai imaginée. J'ai pas mal d'appréhensions, alors j'attends avec beaucoup d'impatience vos avis !

Il ne manque plus que l'épilogue. Je le garde au chaud jusqu'à la semaine prochaine :3 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top