39.
Sous l'évidente inquiétude de Sheran, qui se rongeait les sangs même avant que son amant n'affronte le dernier obstacle à sa liberté, Kyo se glissa entre la végétation luxuriante qui formait la limite historique entre les deux Royaumes. Le cœur battant en ce lieu hautement symbolique, une arme fixée entre ses doigts, il était conscient qu'il n'avait pas droit à l'erreur.
T'as merdé assez de trucs dans ta vie, Kyo, t'as pas intérêt à foirer ça !
Par-dessus tout, il sentait la brûlure du regard de Sheran sur sa nuque, posé sur le moindre de ses mouvements et il refusait de le décevoir. Les deux êtres qui formaient cette famille de substitution ne pouvaient être à nouveau déçus de lui, il ne saurait l'accepter.
Kyo ignora la morsure des ronces sur son visage et sur ses bras, il ignora la blessure de son bras qui, depuis qu'il avait rattrapé Sheran d'une chute mortelle quelques heures plus tôt, s'était réveillée. Il ignora tout ce qui n'était pas son objectif, la rage au ventre, la détermination implacable guidant ses gestes. Il examinait l'attitude des deux soldats. Se doutaient-ils de quelque chose ? Sentaient-ils l'ombre d'une menace se profiler ? Fort heureusement, ni l'un ni l'autre ne semblait pas bien vigilant et arborait un comportement ennuyé. La journée avait dû être longue et il ne désirait qu'une chose : rejoindre le campement plus au Sud, quitter cet endroit maudit trop plein de l'histoire de leurs deux Royaumes et retrouver leurs camarades pour une soirée paisible au coin du feu. Kyo sourit. Il ne serait pas bien difficile de les cueillir sans qu'ils ne s'en doutent, des fruits bien mûrs que sa main agile n'aurait aucun mal à s'approprier.
Bon nez, Abby, ils sont mûrs à point !
Les doigts de Kyo raffermirent leur prise sur le manche de sa lame. Il prit une profonde inspiration, analysa encore une dernière fois la situation, conscient de l'avantage que lui offraient ces quelques secondes d'avance sur ses adversaires. Il s'humecta lentement les lèvres et, enfin, bondit de sa planque comme un démon de sa boîte.
Un démon qui a tout intérêt à se la jouer discret.
Cette fois, il n'y eut que Kyo. Kyo et rien que Kyo. Pas de monstre sanguinaire que la violence aurait éveillé. Pas de bête sauvage à laquelle des instincts primaux auraient rendu sa liberté. Pas de démon appelé par l'odeur de l'hémoglobine et qui pataugerait dans le malheur humain. Non, juste Kyo et son désir plus fort que ce qui l'avait si longtemps habité. Kyo et sa volonté de survivre, de vivre, de se repentir. Ce dernier obstacle formait une mise à l'épreuve, une manière de se prouver à lui et aux autres qu'il avait changé, qu'il était déjà un nouvel homme. Jamais rien n'avait eu une telle importance à ses yeux.
D'un calme froid, il attaqua. Il déploya son corps en dehors de cette cachette végétale. Il prit pour cible le soldat le plus proche et là où son corps lui dictait des gestes de meurtrier, un enchaînement de mouvement destiné à ne laisser dans son sillage que la saveur amère de la mort. Il lui suffirait de se jeter sur sa victime, de la visser contre lui d'une étreinte puissante et de trancher proprement la peau juste en dessous du menton avant qu'elle n'ait le loisir de se débattre. Rien de plus simple. Kyo se raisonna. Ces hommes ne le mériteraient peut-être pas, mais il allait leur sauver la vie ou, du moins, ne pas les condamner.
Il révisa ses plans, tut la voix toujours aussi persuasive dans son esprit, et agit avec la rapidité de l'habitude. D'un mouvement circulaire, et porté par l'élan, il faucha les deux jambes de l'homme. Il profita de l'effet de surprise et ne lui laissa pas le temps de comprendre ce qu'il se produisait. Un violent coup à la mâchoire le sonna et, déjà, Kyo bondissait sur ses pieds. Le second soldat venait de remarquer sa présence et s'apprêtait à dégainer son arme à son tour. L'air bloqué dans les poumons de l'assassin s'expulsa d'un coup et il se projeta en avant pour cueillir l'homme avant qu'il n'ait le temps de se servir de son arme.
Désolé, on fait pas de Kyo en pièces détachées !
Le soldat se révéla plus coriace que le premier, l'effet de surprise s'étant dissipé, le meurtrier dut faire appel à de longues années de combats, de déchéance, pour lui tenir tête. Il ne vit même pas les traits de son visage, seulement son crâne rasé selon les nouvelles exigences du roi. Il envoya son pied dans la main droite de cette adversaire et la lame valsa à plusieurs mètres. L'homme émit un son, une plainte étouffée, alors que le coup de Kyo abîmait ses doigts.
T'auras la vie sauve, mon gars, mais avec quelques égratignures. Tu m'en veux pas, si ?
La gueule du soldat était déjà tordue par la douleur et le mépris. Il avait devant lui l'assassin le plus recherché de Déalym et, s'il n'agissait pas vite, il ferait perdre au Royaume toute chance d'arrêter le fugitif. La frontière n'était qu'à quelques mètres et il formait le dernier rempart, la dernière chance du roi de s'en sortir sans que sa réputation ne soit ternie par cet échec cuisant.
— Enfoiré !
Kyo n'avait pas le temps pour les bavardages. Le soldat lui rendit un coup et un seul avant que l'autre ne se jette de tout son poids sur lui. Il l'écrasa au sol, bien moins lourd que son adversaire, mais plus hargneux, plus expérimenté dans l'art de tuer. Tels des effluves maudits, la face ravagée par des coups bien placés de l'homme s'imposa à lui et vit renaître ce que le meurtrier aurait aimé voir mourir à jamais.
— T'passeras pas la frontière ! Les ordures comme toi méritent pas d'vivre !
Qu'est-ce que t'en sais, de ce que je mérite ? Hein ?
Kyo inspira une courte goulée d'air qui ne fut pas suffisante à remettre ses idées en place. Il n'entendit pas la silhouette de Sheran se glisser jusqu'à sa hauteur pour vérifier qu'il n'ait pas tué le premier soldat par inadvertance. En d'autres circonstances, le fugitif aurait eu matière à se froisser, mais il ne captait déjà aucune information extérieure. Un bourdonnement sourd avait envahi ses oreilles et le sang affluait à un rythme précipité pour irriguer ses membres. Kyo s'empara de l'arme qu'il avait laissé glisser et, l'autre main serrée autour de la gorge du soldat, s'apprêtait à sacrifier sa vie sur l'autel du...
Sur quel autel au juste ? Au nom de quoi devrait-il le tuer ? La mort elle-même, si elle désirait sa vie, pouvait bien se donner la peine de la prendre en personne. Il n'était pas son pantin, il ne l'était plus, son rôle ne se limitait plus dorénavant à la tâche ingrate qui lui avait été assignée. Il nageait dans la merde des hommes, dans ses déchets les plus répugnants et, en cet instant, il tenait encore sa tête hors de l'eau et respirait l'air pur. Combien de temps exactement avant que la houle ne l'emporte, ne le replonge au cœur de cette marée malodorante ? Combien de temps avant de sombrer à nouveau ?
— J'vous en prie, me tuez pas. Pitié !
Les suppliques ne s'échappaient pas de la bouche du soldat que Kyo tenait en joue, poignard déjà prêt à rendre son office, mais de celle du premier qui, bien que sonné, implorait la pitié de ses agresseurs, le regard vitreux et pathétique. Le meurtrier réalisa soudain à quel point il était jeune, à peine plus qu'une vingtaine d'années. Une âme dans la fleur de l'âge que sa folie aurait pu ramener à la mort, cet être égoïste qui refusait de voir la vie lui ôter trop longtemps ce qu'elle pensait lui revenir de droit. Soudain, le visage du jeune soldat de Déalym, ravagé par cet effroi douloureux, lui rappela celui de Sheran alors qu'Azirus s'apprêtait à l'abattre. Ce rapprochement électrisa Kyo.
— Kyo, ne fais pas ça !
Sheran acheva d'extraire son amant de ces eaux noires. Le monstre qui veillait ne se contenta pas de se terrer, il s'évanouit comme il était un jour apparu. Son départ, peut-être pas définitif, le soulagea autant qu'il le fit souffrir. Une douleur vrilla son cœur tandis qu'une forte satisfaction s'éprenait de son âme.
Kyo réorienta son attention sur celui qui avait failli être sa victime, celui dont il avait vu le sang couler avant qu'il n'abatte son poignard sur son corps plein de vie. La haine qu'il lisait dans le regard du soldat ne sut pas se montrer assez convaincante.
— T'attends quoi pour me tuer, le meurtrier ?
Désolé, y'a plus de meurtrier qui soit, faudra d'adresser ailleurs dorénavant.
— Je ne suis plus un meurtrier, tâche de faire passer le message à ton roi.
Et, avant de guetter toute approbation, il abattit son arme sur la tempe de l'homme. Les yeux d'Abby s'écarquillèrent sous l'effet de la surprise et Sheran se glaça à son tour. Ils ne remarquèrent que de longues secondes plus tard que Kyo avait frappé avec le manche de sa dague et que son coup s'était contenté d'assommer le soldat.
Il relâcha l'arme comme si elle avait brûlé la paume de sa main. Abby prenait le relais et attachait les poignets de l'autre homme qui n'osait même pas protester, de peur de récolter un traitement plus terrible que celui qui lui était réservé. Kyo se redressa lentement, chaque muscle tendu jusqu'à la rupture, le cœur au bord des lèvres. Il admira le visage nettoyé de toute haine de son adversaire et, surtout, bel et bien vivant, épargné par l'un des plus grands meurtriers qu'ait connus Déalym. D'une voix éteinte, où ne dénotait aucune satisfaction, aucune joie :
— C'est terminé.
En silence, il faisait le deuil d'une part de lui-même, une part qui n'aurait jamais dû exister, un visage inhumain qui s'effaçait enfin. C'en était fini de K.
Ouais, cette fois, c'est terminé !
La dernière scène d'action du récit. Il ne reste d'ailleurs plus que le dernier chapitre et l'épilogue avant que l'histoire ne prenne fin. C'est également le dernier chapitre entièrement réécrit (on est à presque une dizaine de chapitres inédits, c'est énorme à l'échelle du roman).
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