38.
Les sens alertes, ils marchaient à travers la végétation luxuriante de Farétal. Kyo donnait l'impression de savourer chaque instant, chaque brise qui s'échouait sur son visage, chaque œillade avortée qui l'unissait à Sheran, chaque battement de cœur. Il s'agissait là des dernières choses que Déalym pouvait lui apporter.
Abby avait reprit la tête de leur petit groupe atypique et jetait régulièrement des regards par-dessus son épaule, bien plus prévenante qu'elle ne l'avait été durant ces jours de marche. Sans doute était-ce parce qu'elle craignait de les perdre tous les deux. Sa perspective ne se limitait plus à son frère, mais aussi à Kyo et elle s'en rendit compte alors qu'elle marchait, marchait sans jamais s'essouffler, inépuisable. Son cœur, lui, réclamait du repos et son âme avec lui. Elle était exténuée et n'était pas certaine de tenir jusqu'au soir, de ne pas s'effondrer à son tour lorsque les adieux s'imposeraient. Elle constituait pourtant le pilier de Sheran et si Kyo représentait désormais le second, encore bancal, mais bel et bien d'une importance capitale, tout comme son frère constituait le sien et en l'espace de quelques jours, à peine une semaine, Kyo s'était intégrée à ce quotidien bien huilé. Il avait détruit les marques, les habitudes et s'était octroyé une place indispensable. Jamais Abby n'aurait cru cela possible.
Sheran se taisait lui aussi et se gardait bien d'égratigner le silence qui régnait ici en maître. Il portait avec lui tout un tas d'attentes qu'il savait vaines, tout un tas d'émotions qui saturaient son être. Il aurait aimé ne pas s'attacher, ne pas offrir à Kyo une place aussi privilégiée dans son existence. Tout ceci s'apprêtait à être balayé, à disparaître dans de simples et déchirants adieux. Il savait par avance qu'il ne le supporterait pas.
L'œil à l'affût, Kyo conservait une vigilance accrut. Il refusait qu'une nouvelle erreur de jugement mette en péril la vie des deux autres. Comme Abby, il avait d'ores et déjà dégainé son arme qu'il tenait solidement dans sa main. Si un soldat venait à surgir de nulle part, il serait prêt.
Pas d'effusions de sang, cette fois, pigé ?
Brusquement, le terrain devint moins accessible. Une pente brute se dressa sous leurs pieds et, avant qu'ils ne se lancent dans cette ascension sans fin, Abby avisa ce qui les attendait, ce déluge de pierres et de terre encore humide où la moindre chute occasionnerait des blessures importantes et se retourna pour faire face aux deux hommes :
— En haut, les risques qu'on rencontre des soldats sont élevés. Si par miracle on n'en croise aucun, la frontière se situera deux cents mètres droit devant.
Des détails pratiques auxquels Kyo ne prêta qu'une attention limitée. Il était un homme d'action, pas de paroles inutiles et son manque de coopération lui coûta un regard mordant de la part de la jeune femme. Celle-ci reprit :
— Compris, Kyo ?
Ouais ! Risques blabla miracle blabla frontière à deux cents mètres.
— Compris, je passe devant.
— Pas si vite, le retint-elle, avec une rare autorité.
Sheran, fidèle à lui-même, se borna au rôle de spectateur sans se risquer à y prendre part. Il réfléchissait à ses probabilités de gravir cette pente à pic sans y laisser un poumon, une expression d'autant plus décalée pour un médecin. Ses muscles, courbaturés par des jours de ce rude traitement, protestaient par avance et son état de fatigue, trop avancé pour émettre la moindre comparaison, l'amenait à douter de ses possibilités de survie. Abby était taillée pour ce genre de défis sordides, quant à Kyo, il ne reculerait devant rien et possédait une forme physique bien supérieure à la sienne. Sheran était résolu à l'idée qu'il fermerait la marche et même qu'il les ralentirait.
— Ces gens là-haut ont des familles, des femmes et des enfants. Alors ne joue pas les imbéciles, détruit pas tout ça sous prétexte qu'ils sont sur ton chemin.
— C'est bizarre, t'avais moins de scrupules la dernière fois, répliqua Kyo, à peine conscient de se montrer foncièrement injuste.
Me dit pas que t'avais lu sur la gueule de ce type qu'il n'avait ni femme ni enfant, tu me la feras pas avalé ! Alors, qu'est-ce que t'as à répondre.
— T'es vraiment une tête de nœud, Kyo ! cingla Abby, agrémentant sa répartie d'un regard noir.
J'aurais pas mieux dit !
— T'as ma parole, promit Kyo, son air blasé servant plus à sauver les apparences que toutse autre chose.
Alors, il put ouvrir la marche. Les premiers mètres, encore galvanisés par l'énergie et une motivation intacte, ne furent pas les plus difficiles. Kyo peina simplement à trouver des prises, des attaches solides. Parfois, une pierre roulait sous la semelle de son pied et il jetait un regard rapide derrière son épaule pour être certain que son erreur n'entraîne pas de conséquences plus graves que celles-ci.
Les mains du meurtrier hésitaient parfois entre deux rochers, ses pieds glissaient aussi, puis les muscles se coordonnaient et la pente n'en paraissait que plus raide. La sueur inondait le front de Kyo qui ne ralentissait pas. Il avait la bouche sèche, les mains abîmées par l'arête d'une roche trop coupante. Abby le collait au train, au moins aussi habile que lui, si ce n'était plus. Pourtant, elle n'émettait aucune remarque et se gardait de se moquer de toutes les fois où l'homme trébucha sur une pierre instable. Plus loin, Sheran peinait à suivre le rythme, exactement comme il l'avait prédit. Il ne se plaignait pas, le souffle court et les cheveux collés par la transpiration. L'humidité de la forêt l'étouffait et il ne rêvait que d'une chose : voir la fin de cette ultime épreuve. Cet exercice comprenait au moins la possibilité d'occulter toute autre pensée et de ne pas songer à la décision qui les attendait au sommet.
Kyo ne saurait estimer combien de temps dura leur ascension. Un quart d'heure ou une heure, ses muscles endoloris et la fatigue qui le dominait soufflaient une réponse traîtresse. Le choix qui les impacterait tous se trouvait au bout de ce chemin ridicule qui se dessinait entre les rochers imposants et les racines des arbres. Quelque part, il ressentait le besoin de ralentir l'allure, de retarder l'échéance. À compter de quel moment la frontière de Loajess avait-elle cessé de représenter une délivrance ? Qu'est-ce qui l'avait rendue aussi dangereuse ? Sheran, derrière ses airs bourrus et sa faiblesse inacceptable, se révélait redoutable.
Faut se méfier des gentils petits blondinets !
Enfin, Kyo vit la fin de ce calvaire. Ses mains moites et couvertes de terre rencontrèrent une dernière prise et il se hissa longtemps sur ses deux jambes. Le cœur battant, le soulagement d'y être parvenu fut de courte durée. Il se terra à nouveau dans un geste introduit par le réflexe. À quelques mètres seulement, deux soldats qui surveillaient les alentours.
Merde, j'suppose qu'avoir de la chance c'était trop demandé !
Kyo se retourna pour intimer le silence aux deux autres. Il s'occuperait des deux hommes du roi, d'abord pour eux et ensuite pour lui-même, pour se prouver qu'il était capable de résister, de ne pas voler toute vie qui ne fut pas la sienne. Il prit une profonde inspiration, analysa la situation tout en ignorant superbement les tentatives d'Abby d'attirer son attention. Il n'était pas question qu'elle s'en mêle. Sa liberté, il la voulait entièrement à lui et, surtout, qu'elle soit le symbole d'une renaissance, d'une rédemption dont il avait d'ores et déjà placé les fondations.
Sheran articula sans un bruit :
— Ne les tue pas.
Pas de recommandation en lien avec la sécurité de Kyo. Celui-ci ne s'en formalisa pas, le blond le savait assez fort pour se débarrasser des deux soldats et il comptait bien le lui en donner la preuve. Il acquiesça très lentement, dégaina son arme comme seule sûreté et s'enfonça derrière l'épais feuillage d'un buisson, résolu à surprendre ses adversaires, ni coupables ni innocents, et à conquérir sa liberté déjà à portée de main.
À nous deux, maintenant !
Une grosse émotion lorsque je me dis que le prochain sera l'avant-dernier et que nous arrivons à la fin à grands pas.
Kyo touche son rêve, son objectif, son idéal, du bout des doigts. Il ne reste qu'un obstacle à son bonheur désormais.
Je vous souhaite une belle semaine <3
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